#40jours #24 | Linky

Il verse le café… la réunion de quartier… cafés, petits gâteaux, tables, chaises… denrées, mobilier… se divisent en objets relevant d’un compte de classe 6 selon la terminologie de la nomenclature M14 applicable aux communes et largement inspirée des classifications privées issues du plan comptable général pour s’appliquer dans les années 1990 aux dispositifs publics, denrées ou mobilier se répartissent donc en compte de classe 6 ou en compte de classe 2 d’immobilisations, autant dire, deux univers conceptuels étanches, oui deux paradigmes pourrait-on dire, le monde des objets amortissables, denses contenant en eux la possibilité du temps, de la projection, du souvenir, du stockage, de l’accumulation, attroupement puis dilution des individus qui entrent et sortent, attroupement imputable en compte d’immobilisation 2185 « cheptel », objets amortissables contenant en somme la possibilité du devenir de l’humanité, de la mémoire, du langage, et celui des denrées aussitôt englouties, ingérées, non amortissables, le monde du quotidien, l’espace de la jouissance immédiate, l’univers de la cigale, méprisable, autant dire là lors de cette réunion publique, deux univers que séparent quelques pages au sein de ce petit fascicule détaillant la nomenclature comptable M14, le monde de sapiens, section d’investissement et celui de néandertal, section de fonctionnement…

La nuit tombe dans la salle clairsemée, un réfectoire partiellement mis à disposition Dans une partie maintenue séparée du reste de la pièce par des claustras, l’ombre des chaises renversées sur les tables, chaises qui dès demain sont remises à la verticale pour permettre aux personnels de cantine de remplir la gamelle d’enfants bruyants. Les vapeurs du repas saturent l’air, odeurs mêlées de sauce et de liquide vaisselle, dans ce joyeux brouhaha irresponsable, de petites têtes agitées ignorent tout des dispositifs stricts d’hygiène mis en place pour les prémunir des mauvaises rencontres entre leur corps minuscule et d’autres êtres, tout aussi, minuscules nommés salmonelle, e-coli, joyeux convives assistant eux, sans être invités, aux banquets trop arrosés parmi les enfants hilares et joueurs.

La brume des radiateurs monte le long des murs, l’air ondule à cet endroit précis, glissant jusque sous les faux plafonds aux motifs de vermicelles blancs. Les compteurs tournent. Le mix énergétique mobilisé cet hiver tend à accroître de manière significative la part complémentaire de gaz de ville, une fois les capacités de l’usine d’incinération des ordures ménagères saturées. Le compteur tourne. Le budget flambe. Hausse nette des tarifs, au sein du contrat de chauffage, la part approvisionnement énergétique s’accroît. Hausse de la demande, montée du prix du gaz. Le poste entretien et renouvellement augmente, la courbe retraçant l’évolution mensuelle de l’indice BT01 connaît une brutale inflexion traduisant la flambée des prix de construction face à la hausse généralisée des matières premières et du coût de la main d’œuvre dans un contexte frappé par les tensions en matière d’approvisionnement et de recrutement.

A cet instant pourtant la cantine est quasi vide, quelques habitués des réunions publiques, quelques élus, la nuit tombe derrière les baies vitrées, bruits atténués, quelques voix et le cliquetis mou des claviers. Il fait chaud. Dans les appartements vides, dans ceux où agonisent depuis plusieurs jours des personnes alitées et sans mouvements, le chauffage la température chute de manière automatique. Le compteur détecte la baisse, absence d’usage de l’électroménager, absence d’utilisation du chauffe eau. La température chute. Le chien grelotte et s’endort pour éviter le coma. Les agonisants dont le dispositif antichute et le détecteur de mouvement s’avèrent défaillants poussent un dernier soupir.

La nuit tombe sur la ville qui ronronne telle un moteur dans l’air froid. Le son s’étouffe. Linky veille et adapte les consommations. Les métabolismes se ralentissent. Les corps s’adaptent et tournent désormais à vitesse réduite. Au sortir de la réunion, les silhouettes s’aventurent lentement dans les rues, s’enfoncent dans la neige. Les réverbères s’allument et s’éteignent, dévoilant des bouts de ville, des espaces éclairés puis obscurs, des histoires achevées à peine commencées, des tissus urbains déchirés, les petites silhouettes avancent et tracent dans la ville des traînées lumineuses, subreptices, lucioles fragiles, qui s’éteignent aussitôt. Les petits falots s’effacent, disparaissent derrière une porte et reparaissent derrière les fenêtres avant de s’éteindre à nouveau quand l’habitant bienheureux se glisse sous des draps tout juste tièdes, ignorant tout des affres et des angoisses du voisin du dessus, au corps déjà roide et figé sous les draps glacés.

A propos de Marion T.

Après tout : et pourquoi pas ?

3 commentaires à propos de “#40jours #24 | Linky”

  1. Rétroliens : #40jours #40 | L’impression très joyeuse de la connaître / pour un art poétique narcissique – Tiers Livre | les 40 jours