#40jours #24 | petit-fils de

Il y avait une caméra de surveillance. Notre passage serait donc filmé. Des images de nous se baladeraient quelque part sur le net. Je resterais visible des années après mon irruption involontaire dans le cabinet du dentiste. C’était un peu comme une riposte immédiate à l’intrusion subie. L’arroseur arrosé. J’ai imaginé le site du docteur, les présentations de la salle d’attente, du cabinet, de l’équipe avec les photos arrangées et souriantes, même si le dentiste était un vrai tortionnaire. J’ai imaginé laisser un commentaire de patient avec une seule étoile. Je me suis assis dans le fauteuil et je m’y suis enfoncé comme dans un lit avec literie de luxe, matelas à mémoire de forme, au moins quelque chose qui se souviendrait de moi à vie, le siège du dentiste qui ne m’avait jamais soigné les dents. Ces échanges d’information entre le dehors et le dedans, le public et le privé, comme traverser des murs d’immeuble. Les murs étaient remplis de tableaux signés, mais leur nom ne me disait rien. À côté de l’un d’eux qui représentait une gigantesque éclaboussure sur fond vert, on avait placé une étiquette explicative, petit-fils du peintre César, des fois qu’on aurait cru que l’auteur était un illustre inconnu. Comme si le talent était obligatoirement génétique. Y avait-il au moins eu recherche d’ADN pour s’assurer de la filiation ? Un autre monochrome rouge, sans doute en lien avec l’intérieur de la cavité buccale, portait en lieu et place de la signature un lien YouTube. Convenait-il de regarder l’œuvre en écoutant une musique ou d’en apprendre davantage sur le peintre qui en était le responsable ? La poussette ne m’avait pas suivie dans le cabinet. Je découvris ainsi que j’avais retrouvé un semblant d’autonomie. Elle ne dura pas. Quand je voulus m’installer à l’ordinateur pour laisser un commentaire sur ce dentiste mes doigts ne purent entrer en contact avec les touches. Ils s’agitaient devant moi sans avoir aucun effet. Lassée je suis retournée là où la poussette continuait sa route. Un panneau lumineux indiquait le prochain passage de tram. Un autre qui indiquait autrefois les horaires d’ouverture du parc ne fonctionnait plus. D’ailleurs les grilles restaient ouvertes. Personne ne pouvait plus y rentrer à moins qu’une personne ne se décide à sortir. C’était mathématique. Ils avaient été faits comme des rats. S’engouffrant par les hautes grilles dans l’espoir de quitter la ville ils s’étaient très vite rendu compte qu’elle ne se laisserait pas quitter comme ça. Le parc était hermétiquement clos. Il servait de leurre, mais il était partie intégrante de la ville, lui était totalement dédié. Comme un poumon artificiel greffé à un mort-vivant. On gagnait du temps. On retardait l’échéance, l’inévitable. Était-ce pire que ceux qui le premier jour avaient choisi d’en finir ? Le bébé s’était mis à gémir sans interruption d’une voix si monocorde que très vite on l’oubliait. Même lui, programmé pour faire réagir son entourage, n’y croyait plus.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces. https://annedejardin.com. Né ici à partir de l'atelier de François, Photographies. Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Sur Youtube : https://www.youtube.com/channel/UC71EVLVR9RIVzTojzdI8yfg

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