#40jours #38 | En deçà des seuils

Après avoir marché dans des quartiers un peu périphériques, à la Grognarde, à National, dans des quartiers cubiques, sur des dalles, des parvis, le long d’avenues larges qu’un terre plein sépare, le long de voies de tramways, autour du Brasilia de Boukobza et de la Cité radieuse du Corbusier, dans le quartier nouveau après la Joliette où se montent les tours multicolores d’architectes inventifs avec leurs volumes de verre et d’acier, après avoir traversé le Racati ravagé par les bombardements de 1944, où débouche aujourd’hui l’autoroute, où les bureaux, hôtels et appartements occupent des bâtiments imposants, après avoir exploré les quartiers les plus anciens de la ville, de la Tourette au quai du Port, mais où ne reste d’ancien que certains noms de rue, et le souvenir entretenu de marins antiques et grecs, où des immeubles superbes et hautains ont remplacé ceux qui furent détruits à la dynamite en 1943, après tous ces pas, je pénètre dans un tissu de ville aux façades accolées, dont les fenêtres se superposent sur cinq, tout au plus six étages, le quartier Belsunce, les pentes qui mènent à la Plaine ou Longchamp, les rues perpendiculaires à Rome-Paradis, et la ville soudain se fait hospitalière. Ce n’est pas une sensation nouvelle. Je l’ai connue ici, dans d’autres villes aussi. Et voici qu’à force de scruter la ville depuis dix-huit mois, de l’interroger à chaque pas, je comprends que cette sensation naît de la proximité. Quand la largeur mesurée d’une rue permet à l’ombre d’une façade de m’atteindre, quand ce qui est à portée de mon regard (une porte, un porche, une fenêtre, un commerce, ou tout autre seuil, ou toute autre entrée) est aussi à portée immédiate de mes pas, je me sens mieux accueillie que lorsqu’une étendue découverte, une série de marches et de paliers, un préau anguleux, une série de zones de parking à l’arrière d’une série d’immeubles en forme de barres, lorsque l’un ou l’autre de ces vides me sépare d’un bâtiment dont mon regard ne peut appréhender les étages supérieurs qu’en me tordant la nuque. Dans un tissu urbain où les façades se serrent les unes contre les autres, comme pour s’épauler – à condition bien sûr de les entretenir, sinon le 63 et le 65 de la rue d’Aubagne s’effondrent en château de cartes – je me sens à l’abri. L’impression peut être fausse, et les habitants de cette rue, ou ses usagers, ou l’un des passants, pourraient se révéler plus menaçants qu’au pied d’une tour. Mais, sauf lors de rares traversées tardives des heures creuses de la nuit, ce n’est pas qu’il y ait foule, mais je ne suis pas seule dans ces rues-là. La ville vide de piétons est celle des cités et des rues pavillonnaires : quartiers divers socialement, mais pareillement résidentiels. Je n’ai les compétences ni d’une architecte, ni d’une urbaniste, et je ne saurai entrer dans les débats en cours sur la densité ou l’efficience urbaine, sur les performances écologiques comparées d’une tour d’aujourd’hui et d’une construction de l’époque classique ou de type haussmannien. Je ne fais que ressentir et constater. Et j’essaie de comprendre ce que je ressens. Et où est la frontière entre ce qui fait ville et ce qui n’est qu’entassement ?

Ce texte ne répond pas exactement à la consigne (même si pour moi le lien est évident), car à Pérec se sont jointes ce matin des lectures de Walter Benjamin et l'écoute d'une conférence de Jean-Christophe Bailly à son sujet, où il insiste sur l'importance des "seuils". Or en voulant donner ce titre à mon texte, je me suis rappelée que j'ai déjà nommé ainsi la #04... J'y vois un appel à entrer, mais où ? À sortir, mais vers quoi ? Savez-vous que Praha signifie "seuil" en tchèque ? Et qu'en géographie, un seuil est le point bas situé sur la ligne de partage des eaux entre deux bassins versants ?

A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.

4 commentaires à propos de “#40jours #38 | En deçà des seuils”

  1. Laure, ton texte a quelque chose de W. Benjamin.
    Merci beaucoup pour ça et pour la dérive dans Marseille !

    • Merci Fil, si les mots de ce grand penseur peuvent avoir quelque influence sur les miens, quel beau compliment tu me fais !

  2. La proximité oui, sans doute un lien avec les circulations, la hauteur des bâtiments et la lumière. On évoquera souvent la structuration des places dans les villes et cet effet de respiration qu’elles génèrent, la structuration des rues et des cours. J’ai dû voir passer des réflexions là-dessus dans Richard Senett. Si le livre est déjà clôturé, cet essai sera peut-être inspirant pour d’autres écritures : https://journals.openedition.org/craup/5412

  3. Je ne connais pas Marseille et il m’est difficile d’entrer dans ton texte. J’aimerais une vue en surplomb comme celle qu’on devait avoir du pont transbordeur photographié par Moholy Nagy . Peut-être en parles-tu ailleurs ? (je lis dans l’ordre inverse)