autobiographies #08 | un lieu, quatre espaces

C’est dans une chambre très sombre ; une chambre où il y a eu une morte ; elle est morte dans cette chambre ; alors ça sent la mort ; elle était vieille ; on aura beau ouvrir la fenêtre, ça sentira toujours la mort ; et les enfants contraints de dormir dans cette chambre ; faut bien caser tout le monde ; alors on doit ranger la peur dans les tiroirs de la commode ; se cacher sous l’édredon si dense qu’il étoufferait un bœuf ; on doit oublier l’odeur de renfermé et de moisi, l’odeur de la vieille morte ; on doit quitter des yeux l’épais rideau de velours cramoisi ; à croire qu’il y a quelqu’un derrière ;
c’est dans la cuisine ; enfin la cuisine où on se lave, où on mange ; où on cuisine ; Il y a le poêle qui chauffe bien chaud l’hiver ; et de l’eau toujours dans une petite bouilloire en aluminium qui, quand elle chante, est déplacée sur le côté ; de l’eau chauffée pour se laver parce qu’il n’a pas d’eau chaude dans cette cuisine ; de l’eau pour la chicorée ; les vieux souvent en boivent ; et la chicorée est rangée dans des boîtes en fer, des boîtes publicitaires ; à force d’en acheter de la chicorée, ils en gagnent des boîtes ; L.S.K.C.S.KI. ; Elesca c’est exquis ; exquis ; déjà le goût du mot s’éveille ; et les yeux des enfants ont repéré les boîtes bien rangées sur l’étagère ; à côté d’elles, la boîte de bonbons coquelicot ; droit à un petit bonbon quand on est un enfant de la famille ; les enfants qui se demandent si vieillir c’est boire de la chicorée ; si un jour ça leur arrivera ; si un jour ils n’auront plus droit aux bonbons coquelicot ; fixé au mur, à côté des étagères aux boîtes, le coucou ; le vrai coucou avec le petit oiseau ; le coucou et ses pommes qui balancent de droite et de gauche ; on apprend vite à lire l’heure quand on regarde un coucou ; moins divertissante, la pendule sur l’autre mur ; austère ; elle ne chante pas mais ponctue gravement les quarts d’heure et les heures ; quand on est vieux on regarde le temps sur les murs des cuisines ; et on remonte les mécaniques ; tant que ça tient ; et le carrelage de la cuisine ; combien d’heures passées à comprendre la géométrie du carrelage ;  des cubes agaçants  qui trompent les perspectives ; dont on ne sait s’ils sont vides ou s’ils sont pleins ; et les mômes qui s’essaient à ne marcher que sur les faces blanches sans dépasser les lignes et ça agace aussi les adultes, il y a si peu de place, va jouer dehors tu veux ; et la table qui prend tout l’espace ; il faut tourner autour pour aller de la chambre à la véranda, de l’évier à la pendule, du poêle au buffet ; c’est là qu’ils mangent dans la semaine ; le dimanche c’est dans la salle à manger quand la famille est réunie ; il n’y a pas de chauffage dans la salle à manger ; il faut se couvrir un peu ; après les apéritifs, l’atmosphère se réchauffe déjà ; ça discute politique, nouvelles du village ; c’est long ; les enfants attendent la fin du repas, ils attendent leur « canard », ce carré de sucre trempé dans un joli petit verre et qui aspire à vue d’œil l’alcool de poire qui vient clore le repas ; c’est pas ça qui va leur faire du mal ;
c’est dans la chambre ; celle qui donne sur la cuisine ; la chambre des vivants; toujours ces lits de l’ancien temps ; un lit très haut et bombé par l’édredon de plumes ; la fenêtre donne sur le jardin au dessus-de la cave ; pas le droit d’y aller dans cette chambre mais on y va quand même ; dans la petite penderie bidouillée maison, il y a des trésors ; la boîte de bijoux de grand-mère ; pas le droit d’y toucher mais on y touche quand même ; et une boîte de la guerre de 14 avec des cigarettes toute sèches dedans ; faut pas se faire choper quand on les tripote les cibiches ; ça fait de l’effet de les porter à la bouche ; on joue les grands sans savoir encore qu’un jour, on fumera ;
c’est dans la cave ; dessous cette chambre ; la cave c’est le frigo d’autrefois ; c’est sombre et ça sent le champignon ; on n’irait pas tout seul ; on a trop peur des araignées ; c’est si bon d’avoir un peu peur ; c’est là qu’il y le tas de charbon pour le poêle ; c’est aussi le territoire du garde-manger ; il y a les œufs, les pommes du jardin qui vieillissent tranquillement, qui se rident comme la peau de grand-mère ; des fruits et des légumes qu’il a fallu cueillir, éplucher, laver, cuisiner et mettre en bocaux ; des bocaux qu’on regarde l’hiver en revoyant l’été ; c’est dans l’ordre des choses ; c’est modeste et sans prétention, c’est simple ; c’est bon ;

A propos de Sylvia Boumendil

J'ai été éducatrice puis formatrice. J'ai suivi une formation "Histoire de vie en formation" à l’université de Nantes, un séminaire à Paris 8 "Faire l'histoire de nos apprentissages de la lecture et de l'écriture" et j'ai été formée à l'animation d'ateliers d'écriture dans la maison de Julien Gracq à St-Florent sur Loire "Lire et écrire en pays de Loire". J'ai publié un livre d'art et des textes dans des ouvrages collectifs. Sites : ecrire44.fr / sylviaboumendil.fr