Contre toute attente

Contre toute attente, il s’est levé. Comme chaque jour il s’est levé. Lent arrachement d’un état vers un autre état. Il a ouvert les yeux. La lumière douce de sa chambre s’échappait à travers ses volets. Le soleil dans les yeux. D’un endroit à son envers. Il s’est étiré de tout son long, sentant l’ensemble de ses muscles dans ce mouvement, il s’est senti vivant, il est resté un moment dans la chaleur des draps. Dans leurs plis. Dans les bras de la femme qu’il aime. Il a profité du silence de la pièce. Dans le silence, ou plus exactement dans un espace où les bruits s’éloignent. Il s’est réveillé à côté de sa femme, elle est déjà levée, elle se lève souvent plus tôt que lui. Il a posé le pied gauche par terre, il se lève toujours du pied gauche quoi qu’on en dise, mais il n’est pas superstitieux, le contact rugueux de son pied nu sur la fibre de coco l’a surpris, ce matin là comme tous les autres. Il s’est mis debout. Il s’est habillé dans la pénombre de la chambre. Il a ouvert les volets électriques, leur bruit mécanique le dérange. La lumière était vive.

Il a songé à sa journée à venir. Ce qui dans la réalité résiste à la représentation. Il a pensé à ce qu’il allait faire de sa journée, ce qu’il pourrait faire s’il en avait le temps, tout ce qu’il n’a pas encore fait. Ce qu’il ne fera jamais. Il a pensé à tout ce qu’il lui reste à faire. Il a pensé qu’il n’aurait pas le temps. Il a soupiré. Pas le temps de tout faire. On le lui reproche souvent mais il s’en fiche. Il a griffonné sur un bout de papier déchiré à la hâte les bribes d’un rêve de la nuit précédente. Il a bu son thé à petites gorgées. Il l’a bu par habitude, car c’est la boisson de sa femme. Elle lui en prépare un chaque matin, mais même quand il est seul il continue d’en boire. Il s’est brûlé très souvent. Il s’est souvenu de toutes les fois dans sa vie où il s’était brûlé les lèvres en buvant ou en mangeant des aliments trop chauds. Il s’est rappelé son impatience. Il sait que c’est un défaut. Il a soupiré. Il a haussé les épaules.

Il a mangé. Il a bu. Il a lu les nouvelles du matin sur sa tablette. Il a vérifié ses notifications sur l’ensemble de ses réseaux sociaux. Il a consulté ses emails. Il a répondu à certains d’entre-eux, les plus urgents, sinon cela peut attendre qu’il allume son ordinateur, à la maison ou au travail. Il a aimé toutes les photographies des profils qu’il suit régulièrement sur Instagram. Qu’est-ce qui est gardé ? Qu’est-ce qui nous échappe ? Il s’est souvenu que cela lui prenait trop de temps. Il l’a regretté mais il n’a pas changé ses habitudes pour autant.

Il est sorti de chez lui, en vérifiant qu’il avait bien les clés sur lui au moment de claquer la porte, il s’est retrouvé une fois prisonnier dans le couloir sombre de son immeuble, il ne souhaite pas refaire la même bêtise, vivre à nouveau la même situation. Il se dit qu’on apprend de ses erreurs. Il a haussé les épaules en regrettant le fait de penser parfois par proverbes interposés.

Il a été travailler. Le présent est une perpétuelle catastrophe. Il a été travailler, dans un mélange de décision et d’abandon.

Il a marché pour rejoindre la gare et prendre son train. Dans la rue, il a pressé le pas car il était en retard. Il s’est dépêché car la pluie menaçait. Il a pris son temps quand il en avait l’occasion. Il s’est rendu compte que tout changeait autour de lui, comme un paysage se transforme sous les variations lumineuses. Apparitions passagères. Connaître une ville, c’est multiplier les points de vue. Il a eu froid dans les longs couloirs venteux du métro, les courants d’air. Il a remonté très haut le col du son pull. il a remonté le col de sa veste. Il a frissonné. Il a grelotté. Il a eu besoin de réconfort. Il a pensé café, tendresse, calme, repos. Il a souhaité silence, sagesse, caresse. Rendez-vous avec l’imprévu.

Il est monté dans le métro. Il s’est tenu à la rampe en pensant avec dégoût aux milliers de mains inconnues qui l’ont agrippées avant lui. Il s’est maintenu en équilibre. Il a observé les passagers à la dérobée. Il a écouté leurs conversations. Il a lu par-dessus leur épaule. Il a imaginé la musique qu’ils pouvaient écouter avec leur casque sur les oreilles. Il a écouté les bruits du métro. Il voudrait être sourd certains jours. Il s’est énervé intérieurement contre l’indiscipline des voyageurs, leur incivilité, leur mauvaise humeur, leur épouvantable haleine du matin, leur regard torve, leur regard noir. Et la fatigue sur les visages. Il a apprécié les sourires, les regards complices, les regards qui se croisent, les coïncidences, l’amabilité de certains, leur politesse.

Il a admiré la beauté de certains visages, hommes et femmes, s’est amusé des gestes de quelques enfants, s’en est ému, agacé parfois aussi. Il est tombé amoureux d’un visage de femme, cela n’a duré qu’un instant mais c’était d’une rare intensité, de la nuque d’un homme, d’un tatouage sur la peau nu au teint hâlé, d’un vêtement léger, d’un parfum suave, d’une promesse de tendresse ou d’écoute. Il a espéré. Il a fantasmé.

Il a marché au rythme des autres passagers qui vont au même endroit que lui prendre leur train. La lenteur de leurs mouvements est une façon de faire corps avec le lieu, de le parcourir en tous sens, d’en prendre toute la mesure, avec le temps. Il en a dépassé certains. Un peu de lumière et déjà c’est un visage qui vous regarde. Il a marché au rythme des autres, en allant dans leur sens, dans leur direction. Il a marché parfois à contre sens. Dans le sens inverse de la foule. Il a descendu des escaliers. Il en a monté aussi, des fois il s’est demandé si le différentiel s’équilibrait avec le temps, avant que l’idée lui échappe heureusement.

Il a travaillé. Il a beaucoup travaillé. Dans l’étirement des heures sans rien à l’horizon. Par moments, le travail, il a eu l’impression d’être loin du travail. Il a travaillé pour lui et pour les autres, il a mené une vie double. En travaillant en bibliothèque, il est parvenu à dégager du temps, même infime, pour travailler sur ses projets, avancer sur l’écriture de ses textes, sur l’élaboration de son site et la mise en place de ses ateliers d’écriture. Il parvient à avancer masqué, à travailler en perruque. Écrire est devenu une tâche/ménagère. Il a passé sa journée derrière son ordinateur. Il a écrit en tapotant sur les touches du clavier de son ordinateur. L’écriture, est-elle l’une des images possibles du manque ? Il s’est connecté. Sur des sites d’information, sur des réseaux sociaux, sur des sites de partage d’images, sur des forums. Tentative de déchiffrement. Il a navigué sur Internet, passant de site en site. Le hasard fait si bien les choses. Profondeur et surface. Ni lieu de la disparition, ni de la conservation, juste le lieu de l’expression libre. Il s’est perdu quelque fois en chemin. Il a aimé se perdre.

Il est rentré chez lui le soir après la journée de travail. Il a fait le chemin à l’envers. Le chemin s’arrête dans le regard. Il a dit bonsoir en entrant. Des mots qu’il n’a plus besoin de prononcer si transparente est leur évidence. Il a fermé la porte derrière lui. Bonsoir. L’inertie des choses épuise l’émotion.

Il a mangé. Il a bu. Il a discuté avec sa femme, avec ses filles. Il a plaisanté. Il a ri et fait rire. Il s’est ému. Il s’est emporté, il l’a regretté dans l’instant même. Il s’est rendu compte tout à coup que les expressions prendre la porte et sortir de ses gonds étaient liées par une même violence, celle de ce qui nous pousse hors cadre. Il s’est mis en retrait pendant le repas, rêveur, lorsque la conversation est devenue trop prévisible. Il a eu l’impression que les autres ne remarquaient pas ce moment de bascule où l’on sait qu’on est allé trop loin. Il est allé trop loin. Il a débarrassé les assiettes et les couverts. Il les a rangé méticuleusement dans le lave-vaisselle. Il a jeté les restes de nourriture à la poubelle. Il a nettoyé la table. Des fois il a laissé sa femme débarrasser, ou ses filles s’en charger. Il a préparé un café qu’il a bu dès qu’il a passé. Il a mangé du chocolat 85 % pour l’accompagner. Il a allumé la télévision. Il a regardé un film en famille à la télévision, sur le lecteur DVD. Il a écrit en regardant la télévision. Il a écrit en écoutant de la musique. Il a écrit sur la table de la salle à manger, dans le silence de la pièce.

Quand tout le monde a fini par se coucher, la maison a retrouvé son calme. Il a essayé de veiller de son côté le plus longtemps possible. Il a toujours aimé cet instant de solitude et de calme. L’ordinateur est toujours allumé, mais il se plait à ne pas toujours l’utiliser, à rêver à ce qu’il va écrire un peu plus tard, ce qu’il aura écrit le lendemain. Toutes les images s’enchaînent dans sa tête, sans savoir si elles viennent de son rêve ou de son texte, s’il s’agit d’une de ses photographies ou s’il invente tout cela. La chute dans le temps et la tonique écriture.

Il a éteint la télévision. Il a éteint la lumière de la salle à manger en appuyant sur l’interrupteur au sol d’une pression soutenue de son pied droit. Il a traversé la pièce dans la pénombre en veillant à ne se cogner contre aucun meuble sur son passage et ne pas réveiller en faisant du bruit toute la maison. Il a toujours aimé cet instant en équilibre, flottant en suspens, ces derniers pas avant d’aller se coucher. Seul mais fuyant la solitude dans la nuit comme en plein jour. Il a coulissé la porte de sa chambre après y être entré. Il a écouté sa femme dormir, allongée sous les draps dans la pénombre de leur chambre. Il a écouté le rythme régulier de sa respiration. Les battements d’une musique proche de celle du cœur. Il a déposé ses vêtements l’un après l’autre sur le chevalet de sa chambre, toujours dans le même ordre, chaussette, pantalon, slip, chemise en dernier pour ne pas la froisser. Il s’est couché sans faire de bruit. Il s’est couché et s’est endormi immédiatement. Il s’est parfois tourné et retourné dans son lit avant de parvenir enfin à trouver le sommeil. Il s’est parfois relevé pour éteindre la veilleuse de la cafetière restée allumée, dont le halo bleuté colore l’ensemble de son appartement, et donc par propagation de sa chambre aussi. Il s’est toujours couché à droite du lit, la tête posée sur la joue droite. Le début d’une spirale. Il a parfois tenté de se tourner du côté gauche pour trouver le sommeil, mais il n’est jamais parvenu à s’endormir de ce côté là. Il s’est toujours endormi dans la même position. Lorsqu’il n’y parvient pas, qu’il a réfléchi au moment de se coucher, et que bien malgré lui, des bribes de pensées, des phrases en suspens, se mettent à tourner en boucle dans sa tête, qu’il s’est couché trop tard, et que son cycle de sommeil est dépassé, il s’entête à tourner et retourner entre ses draps jusqu’à frôler la folie. Le temps est venu de rattraper le temps, pense-t-il. Jusqu’à disparaître totalement. Il a fermé les yeux. Ce désir inavouable d’assister à sa propre disparition. Il s’est endormi, contre toute attente.

A propos de Philippe Diaz

Philippe Diaz aka Pierre Ménard : Écrivain (Le Quartanier, Publie.net, Actes Sud Junior, La Marelle, Contre Mur...), bibliothécaire à Paris, médiation numérique et atelier d'écriture Comment écrire au quotidien : 365 ateliers d'écriture, édité par Publie.net http://bit.ly/écrireauquotidien Son dernier livre : L'esprit d'escalier, publié par La Marelle éditions Son site : Liminaire

6 commentaires à propos de “Contre toute attente”

  1. Comme j’ai aimé ce texte qui commence comme la description d’une journée particulière et à répétition d’autres journées s’y intercallent, s’y superposent et l’effet produit est vraiment top. Une voix particulière. Merci

  2. Merci beaucoup Anne pour ce précieux commentaire, j’ai souvent l’impression que mes journées se répètent et que j’avance malgré tout à travers cette litanie des jours par légers décalages et déviations. C’est quelque chose qu’on va retrouver dans l’exercice n°8 avec la piste d’écriture autour du magnifique livre de Christa Wolf : Un jour dans l’année.

  3. Votre texte est très plaisant à lire, on le suis comme on descend une rivière, c’est la qualité de l’écriture qui embarque sur les traces de ce personnage. Il semble avoir un très beau regard sur l’existence.