#6 – Fenêtre sur court

C’est aussi parce qu’il est fugace que le souvenir s’installe dans la pérennité comme ineffaçable pourtant il ne sait pas pourquoi ce souvenir-là dure dure dure dans sa mémoire inscrit gravé profondément ce souvenir de cette fenêtre vers laquelle il a couru dans la joie de l’enfant auquel son père vient d’accorder un temps précieux pour jouer dehors dans le jardin y avait-il du soleil il ne s’en souvient plus de cela il se rappelle cette course bras tendus vers l’avant vers cette fenêtre de cette porte convaincu que cette fenêtre de cette porte il fallait pousser dessus simplement faire pression pour ouvrir la porte oubliée la poignée à baisser non juste pousser sur la fenêtre pour ouvrir la porte et ouvrir le jeu avec son père alors il court vers la porte et les bras sont tendus vers la fenêtre qui bien sûr va accueillir ces mains ouvertes et laisser la porte s’ouvrir il court il se peut même qu’il crie de joie l’ennui c’est tellement ennuyeux alors quand papa dit qu’il va jouer avec lui il crie il court et il se coupe les bras dans cette vitre qui a cédé bien évidemment pas prévus pour encaisser un tel choc cette vitre alors elle casse et ses morceaux cassent la chair des petits bras tendus coupures qui saignent et lui qui regarde ses bras et sa mère qui le regarde sans comprendre pour la première fois en étranger elle voit en lui un étranger avec ses bras qui saignent et lui regarde ça il n’a pas mal non il ne comprend pas c’est tout la porte n’est pas ouverte et il n’y aura pas de jeux mais là le souvenir a pris ses marques il a nidifié et c’est la fenêtre #1 qui vient de s’ouvrir comme cette autre que son père ou sa mère il ne sait plus qui ouvrait cette fenêtre le plus souvent non il n’y avait pas de concours c’était à celui ou celle qui se levait d’abord et qui ouvrait cette fenêtre cette porte-fenêtre pour être exact et faisait entrer la lumière d’abord le bruit ensuite et les images qui sont restées gravées ce télésiège qui défilait devant la fenêtre de la chambre familiale pendant les vacances à la montagne chaque année les mêmes vacances au même moment dans le même hôtel dans la même chambre devant la même fenêtre devant laquelle défilait le même télésiège monoplace en métal rouge si la mémoire est bonne rouge qui monte et rouge qui descend chaque siège défile parfois vide parfois occupé et ça fait un tacatac métallique chaque fois qu’un siège passe sur les roues du poteaux quatre tac ça il en est presque sûr et il se demande pourquoi il en est si sûr ce rythme ancré en lui pourquoi c’était peut-être cinq mais lui il entend quatre et il voit ce soleil ce télésiège monoplace et il sait que là est logée la mémoire de jours heureux d’un enfant juste bien d’être là en vacances bientôt les pieds dans des bottines sur des sentiers de montagne ou peut-être sur le télésiège ça c’était la fête quand on prenait le télésiège il se souvient que pas une seule fois il n’a manqué de regarder la chambre et cette fameuse fenêtre #2 qui s’ajoute à la première et c’est là que ça tourne court plus rien ne vient alors qu’il écrit ces fenêtres il tourne la tête à gauche regarde la rue tourne la tête à droite regarde l’écran le clavier tourne encore la tête à gauche le manège dure il n’avance pas dans l’écriture comme si devant lui une fenêtre fermée opaque la buée peut-être la fenêtre en tout cas est l’absente il en voit défiler des dizaines mais aucune qui ne plante ses racines assez fort pour imprégner sa mémoire et façonner le souvenir dont il pourrait se nourrir et nourrir son écrit alors tête à gauche il regarde encore tout à l’heure il faisait clair maintenant presque nuit et cette fenêtre #3 qui se demande si d’autres émergeront mais non sa vie pourtant n’a pas manqué de fenêtres mais là ça tourne court la mémoire asséchée de fenêtre la mémoire saturée de fenêtres la mémoire tourne court le récit tourne court

A propos de Manu De Wit

Passé la cinquantaine. La première, en tout cas. Je vis à Bruxelles. J'écris. Pour gagner ma vie, de la publicité. Pour ma joie, de la poésie et des nouvelles.

3 commentaires à propos de “#6 – Fenêtre sur court”

  1. s’il attend la pluie ça fera la fenêtre #4 avant la buée et la fenêtre #5, restera l’idée cherchée pour être la fenêtre #6, n’importe ici l’important c’est la #1 et son verre cassé, tout le reste est secondaire 🙂
    et pardon demandé pour la fausse manoeuvre ci-dessus