à mes passants

Retour d’Ouessant sur le pont du Fromveur, vers Brest, tu me lis des poèmes ou tu les composes. J’ai mal au cœur ou bien c’est toi, je ne sais plus. Une semaine à baguer des oiseaux, j’ai sommeil. Kibboutz Baram, Israël 1969, ta sœur vient d’émigrer, dortoir commun garçons-filles, tu dors chez ta sœur dans la zone réservée. Grâce à toi, j’ai le droit d’y aller, bien que main-d’œuvre immigrée, Tibériade, des raisins au bord du lac au petit matin. J’aimerais vous revoir, savoir ce que vous êtes devenus. Gros ventres ? Familles nombreuses ? Exilés au bout du monde ? Morts peut-être ? J’étais tournée vers l’en dedans, je vous ai à peine aperçus. Mais je me souviens de vous, mes baudelairiennes amours, un peu.
Henri, où es-tu Henri ? Qu’es-tu devenu ? Un moment directeur de la coopérative Clairette de Die. Et toi qui avais connu Violette Leduc, disparu, pas sûre que tu sois encore vivant. D’autres encore, Olivier, un moment aperçu sur des affiches, en campagne pour Lutte Ouvrière au fin fond de la Corse, et toi Karl qui nous avait bien trompées avec la ressemblance avec ton jumeau. Aux dernières nouvelles, tu avais quitté ton artiste et étais amoureux d’une jeune Brésilienne. À ton âge ! J’en oublie peut-être, je n’étais pas volage, juste tournée vers l’en dedans. Étienne, le Z, passé de la prépa à serveur de bar. Alain, Pascal, Gilles avec qui il ne s’est jamais rien passé, mais qui ont beaucoup compté. Hugues et son amour fou qu’il racontait à ma mère. Hervé, de loin en loin, pendant trente ans, toujours aussi décevant, évanescent. Une chambre à Beyrouth et toi qui crois… ma colère et cette amie qui croyait et m’en voulait. Même la maison n’existe plus aujourd’hui, j’ai gardé amitié pour son ancien propriétaire qui n’est plus retourné à Beyrouth après la guerre. Dix familles de Palestiniens y avaient vécu, il a vendu ce qui restait à un Saoudien. Elle était belle cette maison, juste au bord de la mer ! Celui qui ressemblait à l’ex. comme disait les copines, m’a fait découvrir les films d’Enki Bilal et Tatihou, étrange et dangereux, son ex. encore plus folle. J’en tremble encore comme d’avoir échappé à un mauvais rêve. Et toi, le premier, pour voir pour savoir, l’été entre la seconde et la première, l’été où Dominique s’est mariée, déjà toutes les ruses de la séduction, contente d’en être sortie vivante.
Aucune tristesse, aucun regret, pas un pour sauver l’autre. Avez-vous trouvé votre moitié ? Juste de la curiosité de savoir ce que vous êtes devenus, passants de ma vie, emportés, oubliés, à peine une trace. Je n’étais pas une grande amoureuse, trop indépendante, trop méfiante et j’avais sans doute raison. Aventureuse oui, un motard, un spéléologue, de temps en temps.
J’allais t’oublier « Petit loup », le catho, le scout, qui a fait détruire toutes les photos de nous le lendemain, trop coincé, tu m’as quand même payé, des décennies après, un voyage à Vienne (Autriche) sur des crédits d’État. Merci pour ça, j’y avais rencontré un italien qui m’emmenait au théâtre et des Polonais qui comptaient réformer l’agriculture de leur pays, bien avant la chute du mur. Nous parlions allemand, lui bien, moi mal. Il était le neveu de Primo Levi.

A propos de Danièle Godard-Livet

Raconteuse d'histoires et faiseuse d'images, j'aime écrire et aider les autres à mettre en mots leurs projets (photographique, généalogique ou scientifique...et que sais-je encore). J'ai publié quelques livres (avec ou sans photo) en vente sur amazon ou sur demande à l'auteur. Je tiens un blog intermittent sur www.lesmotsjustes.org et j'ai même une chaîne YouTube où je poste qq réalisations débutantes. Voir son site les mots justes .

6 commentaires à propos de “à mes passants”

  1. Bel inventaire, on en sourit de plaisir, de toute cette liberté cachée sous une sorte de modestie, un long instant que vous avez étiré pour nous en laissant filer tous ces gars au long de vos routes, celles de la narratrice,

  2. Merci Catherine. Je me suis bien amusée à l’écrire au fil de la journée d’hier et des souvenirs qui revenaient dans le désordre chronologique ; à rappeler le contexte aussi, bien plus présent que les personnages, leurs noms ou leurs visages.

    • Merci Nathalie. C’est Léo Ferré qui m’a fait connaître et aimer Baudelaire (et encore un souvenir non évoqué), il y a effectivement dans la maîtrise du rythme de Baudelaire quelque chose de très entraînant qui m’a ramenée vers des souvenirs enfouis. Et Barbara, quel compliment !