Archéologie du ressentiment

1/ De cette petite ville de A, un peu morne et de cette époque, je ne garde qu’une lumière, brutale, de la blancheur venue de la neige certainement, et l’impression, sur la rétine, de carrés de fils de couleurs, au travers desquels filtre cette lumière aveuglante.

2/ Le mot tumulte est resté un mot puissamment masticable, c’est un mot de colère, très résistant à l’usure. Il reste une référence, toutes époques confondues. Il est clair qu’il n’est venu que tardivement dans l’enfance. Des mots de patois comme la volp’ ont conservé, intacte, leur puissance, de répé-tition, et de peur irraisonnée qu’il suscite toujours. Le mot a été appris dans le Piémont, un été de la petite enfance à R. Il semble que je perçoive encore comme un tremblement parcourant le corps des adultes le prononçant ou l’entendant, adultes berceaux à cette époque.

3/ L’école du chef-lieu de A.  où je ne comprendrai jamais ce que j’aurais pu « mieux faire ». L’école du chef-lieu – j’aime ce mot désignant à l’époque, la ville située sur les hauteurs, où, grandissant, nous étions transférés – reste rattachée à la peur – encore une – des cabinets au fond de la cour où les portes ne fermaient pas – la bonne camarade se devait de nous « tenir la porte », ajoutée à la terreur – le mot n’est pas trop fort – des chasses d’eau se déclenchant à heures fixes – on en percevait les jets puissants depuis les salles de classe – et qui, immanquablement, nous trempaient chaussures, collants de laine et le bas de nos manteaux.

4/ À cette époque, je vivais déjà à C et, ayant obtenu l’orientation souhaitée, je devais perdre tous mes ami.es qui s’en allaient – heureux.ses, je ne les imaginais pas autrement – au lycée Vaugelas. Mon extrème nullité en ma-thématiques – on nous avait fait aborder la version « moderne » de cette matière, en CM1, à l’école d’application de la rue M, ce qui avait achevé de tout embrouiller dans ma pauvre cervelle – ne me permit pas de regagner les ateliers de mécanique automobile. Raison fallacieuse, sans aucun doute, m’apparaissant, des années plus tard comme une manœuvre matriarcale.Je ne rejoignais pourtant pas mes ami.es, en raison d’un déménagement qui, même s’il me rapprochait du théatre, m’éloignait définitivement des « miens » et ma rentrée se fit donc au lycée Jules-Ferry, section Economie, ce qui ne manque pas d’un certain humour.

5/ C’est dans la petite ville de O que je débute ces études. Tout le monde ou presque se connait et les résultats moyens ou insuffisants durant la forma-tion sont portés au compte de la vie privée – et certainement dissolue – qui est la nôtre. Les stages se passent à l’hôpital de P où tout le monde se con-nait ou presque, et où les jeunes apprenti.es que nous sommes sont cor-véables à merci.

6/ J’ai déménagé à P, dans une ville un peu plus importante. Les infirmier.ères embauché.es aux Urgences ne sont pas les bienvenu.es dans ce service. Ils, elles, doivent chaque matin ou presque, se rendre dans un autre service – inconnu – où ils, elles, remplacent des infirmier.ères manquant.e.s.

7/ En effet, je pense – je crois – je suis sûre d’être, en quelque sorte, née à R, au plein midi d’un soleil vertical, sur la route poussièreuse qui mène à la maison blanche

8/ Le bassin de la source de V. Piémont. Lieu fondateur. Lieu de réalité fruste et de liberté sauvage autour duquel l’écriture piétine. L’été. La maison blanche, la route de poussière en plein midi. Le chemin sous le berceau des arbres.Les chapelles. Le baroque. Le patois. Les bêtes. La terre. Le lieu existe toujours mais plus jamais revisité depuis plus de quarante ans au-trement qu’en écriture, ce qui lui confére un statut magnifié qui n’est plus la réalité.

9/ Chambre de A. Solitude. Moment de la formation professionnelle dans la continuité de cette rencontre ridicule avec le monde du travail. Auquel rien, ni personne ne nous prépare. Mais, il parait que c’est un peu la même chose pour tout le monde. Peut-être que les autres en parlent moins, ou en sont moins touchés, ou sensibles. De ce monde là, l’équipe soignante, ses habitudes. Puisque j’avais suivi cette filière, il y avait donc un certain nombre de choses que je savais – c’est évident – et sur lesquelles il était inutile de revenir. On n’expliquait rien à la « nouvelle » ou à la stagiaire. Personne ne s’est présenté à moi, n’était présenté. On ne s’intéressait pas non plus à moi. Il m’est devenu impossible de passer à A, plus de quarante ans après ces faits, sans ressentir un malaise et l’envie immédiate de quitter cette ville.

10/ Quelques années plus tard, arrivera dans le service où je travaille, la personne que je croise certains matins de cette année-là. Elle prend son service à 06 :30 et, tandis que je longe le trottoir en direction de l’arrêt de bus, j’entends d’abord sa voiture. C’est une Wolkswagen Coccinelle. J’ignore encore pourquoi, mais j’apprécie de l’entendre à travers les rues encore vides de la petite ville. Son énergie est à l’image de la personne qui la conduit et que je rencontrerai bientôt.

11/ Seule présence en ces trois semaines et dans ce lieu : un soir, un pigeon, vivant, me surprendra, me faisant pousser un cri, alors que j’arrive au sommet de l’escalier et que je débouche sur le couloir sombre. Me revient le bruit de ses pattes sur le sol – un linoléum ? – son affolement. J’ignore comment il a pu se trouver là.

12/ « Raison de 14 Juillet »,alors que nous sommes en plein hiver : ce sont les mots du médecin notés dans le dossier de l’enfant, à nouveau admis dans le service, ce jour-là. A lire ces mots, je comprends subitement que le malheur et la détresse et la solitude ont déjà frappé les tout petits corps de ces enfants trop sages. Je me souviens avec précision de ce sentiment, né à cet instant précis.

13/ Typiquement, les jalousies sont pour moi, un attribut de la ville de L. Pourtant, je sais qu’elles sont d’origine italienne. Est-ce pour cela que je les apprécie tant ?

14/ Cette arrivée des martinets demeure un évènement dans la ville de L. Mais de moins en moins d’habitants n’y prêtent attention. Il y a encore une dizaine d’années, il s’agissait d’une nouvelle « importante», un signe infaillible que le printemps était arrivé, et que l’on échangeait avec ses voisins.

15/ Je pensais, tout en prenant ces notes, tout au long du travail, qu’elles allaient me « servir » pour l’après. Quand je voudrais reprendre, seule, ces pièces pour piano. Je ne songeais pas à la mort qui me séparerait de mon professeur. Aujourd’hui, ces notes ne me rappellent que son départ trop brutal.

16/ Brahms est sans doute le seul compositeur dont je me sente vraiment proche. J’ignore totalement pour quelle raison. Mon niveau est loin de me permettre de jouer les grandes pièces du répertoire, et sa musique de chambre — passion malheureuse — me rappellera toujours B où je passais les étés : le festival s’ouvrait toujours avec l’opus 120. Le temps a passé et je n’ai plus à faire cette rencontre merveilleuse avec la musique de chambre – cette première fois ne se reproduira plus —  où j’ai écouté, mais VU aussi, le quintette à deux violoncelles de Schubert !…

17/ Si je veux reprendre ces pièces déjà travaillées et trop annotées, il m’arrive d’avoir à racheter la partition. Le trop de signes m’empêchant de retrouver les repères, évidents à l’époque des annotations — empilées chronologiquement à mesure de l’avancée du travail —  mais qui se sont déplacés. Même mon corps – mes doigts, mes mains, mes bras – ne retrouve plus la même force ou la même approche…tandis que l’oreille attend, sait déjà.

18/ Je tente de les réunir – ces notes-. N’en retrouve pas tant que cela. En suis désemparée, peut-être bien davantage encore que de ce décès survenu si vite.

A propos de Françoise Durif

Pousse son premier cri en 1959. Carrière stoppée net. Nourrit un ressentiment tenace vis-à-vis de la famille en général. A, malgré tout, connu quelques happy-hours. Et heureusement, il y a l'écriture !

2 commentaires à propos de “Archéologie du ressentiment”

  1. Quelle succession d’images fortes et d’impressions ! Une découverte passionnante de ce qui sous-tend, architecture tes textes. Sans voyeurisme aucun, plutôt ce rapport commun à ces marquages rétiniens et d’époques. J’aime celle-ci, très évocatrice : « adultes-berceaux ». Merci pour cette lecture, Françoise !