autobiographies #06 | nuit marine

Golfe de Gascogne, cap sur Gijon, on a vu le soleil se coucher et la côte disparaître, et, parce que la mer est plate et que le voilier a trouvé sa bonne allure, on se prend à oublier l’eau et le nez en l’air à naviguer dans les étoiles, à en choisir une, puis une autre, à les nommer sans les reconnaître, à faire durer ce moment d’abandon, à déclamer ( comme si, redevenus enfants, on lisait un conte de fée) Alcor, Achernar, Andromède, Cassiopée, la Chèvre, Castor, Sirius, Urodelus et Thuban, puis à se taire, à baisser les yeux et à regarder la mer parce qu’elle commence à se former et parce que sans doute le cercle de vision autour de nous s’est définitivement assombri, on se raconte des histoires de navigation, on glisse sur l’intime avec prudence, on parle des gens rencontrés à bord, de tous les bords, le temps s’étire, on fait ce qu’on a à faire, on boit un thé brulant, on sort quelques biscuits, on ose sans conviction les rillettes d’oie, on pique du nez, on soliloque chacun dans notre coin, on regarde sa montre -rentrer dans le bateau et s’étendre dans une bannette ne tente personne- le plus vaillant d’entre nous vérifie la route, reprend la barre, corrige le cap, borde la grand-voile, Pascal en fumerait bien une, le skipper n’est pas d’accord, coup de lampe-torche sur l’avant du bateau, la houle gagne en intensité, le vent se renforce, on sent le froid à l’intérieur de soi, un frisson imperceptible et voici venir la double solitude, nuit et mer imbriquées, léger pincement au cœur, il n’y a plus que la mer, l’œil tâtonne dans le noir, l’oreille se tend, bruits multipliés et répercutés, celui de l’eau sur la coque, de l’écoute qui bat, de la voile qui faseye, de la drisse qui claque, des stridences du vent, de la mer qui roule sur elle-même, et l’on continue à se parler, sans plus très bien savoir si c’est en dedans de soi ou à haute voix, on veille, on observe avec attention les rares lumières croisées, aucun danger avec les vertes seules ou les rouges, se méfier de la verte et de la rouge ensemble, traduction simultanée: bateau droit devant et risque de collision, on vire ou on empanne et le danger écarté, on reprend la route, dans le ciel plus de lune ni d’étoiles, du noir partout en somme, 3heures15, lueurs très blanches qui se suivent, pêcheurs au lamparo qui gagnent leur croûte même par gros temps, au large un cargo russe, c’est l’AIS qui le signale, on ne sait pas ce qu’il transporte, et le temps s’écoule, 5heures 53, l’aube gagne et la mer reprend des couleurs, sur l’eau encore grise un flotteur de chalut, une hirondelle épuisée se pose sur la filière, on lui fabrique une nourriture d’oiseau qui ne suffira pas à la nourrir, des mouettes qui s’interpellent sauvagement, des dauphins repus qui sautent et se grattent le long du bateau, à bord, léger mal de mer, on devine le phare de El Tazones, on a contourné le Cabo Peña et on dessine avec les yeux les cheminées blanches et rouges de Cabo de Torres, le jour devient compagnie, on se méfie des corps-morts dépourvus de feu, sous une brume épaisse qui brouille les contours, on préférera l’attente, la mer n’a plus rien à raconter, plus rien de ce qui s’est passé la nuit ne reste, sauf peut-être le bruit du vent sur la mer.

A propos de Monique Renaudeau

Entre lecture et écriture, amoureuse de la mer et des mots, ceux qui surgissent ou qui reviennent, ceux qui s’enchaînent et qui deviennent phrases, des marées de mots.