autobiographies #02 | histoire des frères

Je ne pouvais pas prévoir que sa tête allait taper contre le puits.

La douleur tient ton corps entier serré. Tu viens d’être père. Tu as quitté la Charente Maritime et la tranquillité d’une petite ville de province. Les nuits de tarot au café Le Français, quand c’était le plus endurant, celui qui conservait sa vigilance jusqu’au petit matin, qui remportait la mise. Les copains du rugby, les fêtes, les troisièmes mi-temps avec les filles du coin qui ne partent jamais. Toi, tu es sorti au grand air. Direction les Hauts-de-Seine. La proche banlieue ouest de Paris. La région Île-de-France. Quatre-vingt-douze. C’est là que tu la rejoins. C’est là que pour toi – mais tu ne le sais pas encore – la jeunesse prend définitivement fin. Dans ce quartier résidentiel verdoyant. La cité-jardin de la Butte-Rouge. Ses barres d’immeubles oranges et cubiques. Ses jardins dispersés sur l’arrière des bâtiments. Rien à voir avec le quereu de ton enfance et ses murs de châtaigniers. Avec son architecture moderniste, elle est considérée comme un véritable joyau. Un moindre mal mais une maigre consolation pour tel déracinement.

Ce n’est rien qu’une infime petite chose. Une maladresse. Un coup involontaire qui brise l’élan d’une enfance heureuse, malgré les différences qu’il perçoit déjà, sans toutefois pouvoir poser les mots pour s’insurger. Ce sera pour plus tard. Pour l’heure, l’écart qu’il ressent parfois avec le petit Pierre, pupuce comme on l’appelle dans le quartier, se fait sentir dans le quereu. À l’ombre de ces arbres protecteurs qui ombragent l’espace de jeu pour laisser sourdre, non pas la lumière, mais l’extraordinaire vitalité des corps qui bondissent sans trêve, se ruent les uns aux autres, suent sans craindre le regard brûlant du soleil. Les branches des châtaigniers sont comme un écrin sur leur enfance, une cabane à ciel ouvert qui danse. Si touffus, ces arbres, que la lumière n’y pénètre que par sillons, par flèches. On dirait un château de feuilles, où les rayons de l’astre filtrent l’obscurité entre les branches, comme s’il s’agissait de simples meurtrières dans ce gigantesque toit végétal, qui enserre de toute sa présence le carré discret des jeux de l’enfance.

Ce n’est rien qu’une énième bataille. Une querelle fraternelle comme il y en a tant, quand on joue à on aurait dit qu’on était les gallois et vous la France. Michel est un enfant chétif. Il le sait. On lui répète assez souvent qu’il devrait manger un peu plus. Forcément ça l’agace parce qu’il mange déjà beaucoup. Mais rien n’y fait, il ne grossit pas et il peut toujours faire le tour de ses poignets avec les doigts de Mireille, la fillette qui vit dans la maison la plus reculée du quereu, et dont les mains font la moitié des siennes. Ses os sont épais comme des fils. On l’appelle Fifi depuis toujours à cause de ça, du moins depuis qu’il se souvient de quelque chose. La mère dit aussi, t’es pas bien épais mon drôle, faut manger de la soupe si tu veux pas que le vent te prenne dans ses tempêtes. Ça l’excède toutes ces remarques sur sa maigreur. Plus tard, il sera fort et rapide comme Phil Bennet ou Barry John mais surtout Gareth Edwards son idole. Et alors ils verront bien si Fifi est maigre. Quand le jeu commence, c’est un déferlement de cris dans le quereu. La lumière ruisselle sur les cheveux châtains des frères. Les corps jaillissent et s’entrechoquent. On ne ménage pas ses efforts pour franchir la ligne des t-shirts qu’on a posés là, pour symboliser la zone d’en-but où aplatir le ballon. Le centre du terrain, le rond central, c’est le puits que les habitants du quereu se partagent depuis toujours. Sorte d’accord tacite entre tous, presque moyenâgeux, bien que nombre des maisons du quartier soient plus récentes. C’est une bataille dès lors, mais aussi une rupture en soi. De soi envers le frère. Et à travers lui, le préféré, une défiance envers la mère.

Quand le choc éclate, la lumière perce à travers les châtaigniers et photographie l’horreur. Un coup. Un impact tel que les autres enfants se figent dans cette lumière de fin d’après-midi. Fifi ne court plus. Ce n’est plus un jeu mais un secret. La mère ne doit pas savoir. Il dit c’est rien qu’un coup. Un coup sans importance. C’est une maladresse. Une rupture. C’est rien qu’un malheureux placage, vous êtes témoins. Le rugby, c’est de l’engagement. C’est la guerre. Je ne pouvais pas prévoir que sa tête allait taper contre le puits. Il aurait pu se mettre à pleurer ou courir chercher son père. Mais il a prononcé ces mots puis il s’est tu. Il aurait aussi bien été au-dehors ou au-dedans de lui-même. Muet ou bavard. Inquiet tout de même. Il aurait aussi pu tuer sa mère. Se servir d’un couteau ou du fusil de chasse de son père. Elle en aurait la bouche si rouge qu’elle serait devenue du sang. Il aurait pu faire ça. Il n’a fait que rester là où l’instant l’a suspendu, le laissant incandescent et stupide. L’idiot qui regarde. Le souvenir de sa peur reste stupeur. Peut-être il n’y eut que peu dans cet instant, puisque le frère se relève. Se tenant debout, le nez ensanglanté, aveuglé par la lumière qui le remet en état de marche. L’enfant, lui, n’y comprend rien. Il est encore celui qui gêne. L’éternel second. Il est la fillette à sa maman, à qui on offre des masques de filles pour l’humilier. Pas comme son frère et son costume d’indien. Oui, il n’y a peut-être que peu dans cet instant, mais l’enfant en reste fendu en deux comme une bûche. Un morceau par-ci, un morceau par-là.

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.

6 commentaires à propos de “autobiographies #02 | histoire des frères”

  1. Emouvante cette histoire des frères Camille, le quartier, les arbres touffus si touffus pour la lumière, le rugby et la bagarre. La maigreur du garçon, l la finesse de la fille, tout ce qui se devine sans se dire. Et la relation des frères, la famille. Tout est subtilement écrit, joliment dit. La violence du choc aussi. Merci. Bonne nuit.

    • Merci Clarence d’être passée lire ma petite histoire des frères. J’ai essayé de construire un truc tout en restant dans le clou des consignes de François. Pas toujours évident parce que le projet nous rattrape toujours un peu. En tout cas tes mots sonnent comme des encouragements et font du bien. Et second merci pour avoir dégagé du temps, ce n’est pas évident de parvenir à se lire les uns les autres et de commenter.

  2. « À l’ombre de ces arbres protecteurs qui ombragent l’espace de jeu pour laisser sourdre, non pas la lumière, mais l’extraordinaire vitalité des corps qui bondissent sans trêve, se ruent les uns aux autres, suent sans craindre le regard brûlant du soleil. Les branches des châtaigniers sont comme un écrin sur leur enfance, une cabane à ciel ouvert qui danse. Si touffus, ces arbres, que la lumière n’y pénètre que par sillons, par flèches. On dirait un château de feuilles, où les rayons de l’astre filtrent l’obscurité entre les branches, comme s’il s’agissait de simples meurtrières dans ce gigantesque toit végétal, qui enserre de toute sa présence le carré discret des jeux de l’enfance.  » cette histoire des frères ( sous les arbres) c’est un « château de feuilles ». Merci