#autobiographies #03 | Etrange étranger

Inattendu dans un panorama de serres et de valats, de gardons, de ravins, de routes étroites, tortueuses, de châtaigniers et de chênes verts. De taille moyenne – une vingtaine de mètres – sur un sol schisteux, à peine enherbé – de cette herbe qui s’épaissit pourtant à force de tontes successives –, devant la maison de pierres et de lauzes. Entouré d’un jasmin d’hiver jaune et d’un seringat blanc. Eucalyptus. Originaire d’Australie. Capable de s’adapter à différents environnements, et c’est bien pourquoi on le retrouve ici, en Lozère, sur un versant méditerranéen, certes, mais encore très enneigé durant l’hiver au moment de sa plantation, une trentaine d’années auparavant. Et de chercher qui avait pu avoir cette idée saugrenue dans les années 1970 de repiquer ici une essence exogène. Un Anglais, présent deux mois sur douze, l’été, ayant aussi fait creuser une piscine – quand l’eau manque – et que la rivière coule à une vingtaine de minutes à pied. Les remarques fusent. Et l’on pense in petto à deux étrangers sur une même terre aride. Qu’une possible humanité relie, une « arbréité » peut-être…
Eucalyptus. Quelqu’un explique sa flèche brisée par un hiver rude que la neige puis la glace avait alourdie, une gelée à -10° C ayant eu raison de la branche pointée vers le ciel. De là cette silhouette légèrement penchée, cette allure désinvolte, adolescente, gracile toujours, au feuillage léger, bleuté, qui sentait si fort une fois pressé entre les doigts. Dès le premier regard, un ami. Une présence, une couleur, un charisme épatant qui plantait le décor de la vie dans cette contrée-là. Rien de convenu. La nécessité de revendiquer le droit à un territoire, à des rêves, à des aspirations élevées sans pour autant pouvoir encore les nommer. Une complicité immédiate honorée de manière réciproque dans les moments de froidure qui engendraient rhumes, toux et autres bronchites. Ce parfum légèrement mentholé qui emplissait la pièce à peine laissait-on infuser les petites feuilles dans la casserole d’eau posée sur le poêle à bois. Des feuilles rondes comme recouvertes d’une couche de cire blanche, qui leur donne un aspect poudreux, argenté. Des feuilles à caresser, à sentir, à dessiner.
Eucalyptus ! Ton écorce bariolée se détachait par lambeaux, se prêtant aux paréidolies les plus diverses, chacun selon ses perceptions, ses projections du moment. Feuillu en toutes saisons, occultant le paysage depuis la fenêtre de la chambre ou du bureau, gardien du trésor caché entre tes branches, ce paysage de montagnes et de hameaux dispersés. Rougeoyant au feu du soleil levant, à celui du soleil couchant. Tes fruits comme des clochettes sèches, grisâtres, remplis de graines et d’avenir. Tombé de haut, contre toute attente, une nuit de grand froid, dans un vacarme assourdissant, avertissement accompagné de sueurs froides à la pensée que tu tombais ainsi, sans prévenir, fatigué par une longue maladie jamais ébruitée. Eucalyptus… Débité en rondins humides de pleurs, réduit à l’état de bois de chauffage, parfumant une dernière fois les pièces de la grande maison qu’il allait falloir abandonner.

A propos de Marlen Sauvage

Journaliste longtemps. Puis dans l'édition. Puis animatrice d'ateliers après une formation Elisabeth Bing et DUAAE à Montpellier. J'anime encore quelques stages d'écriture, ai contribué aléatoirement au site des Cosaques des frontières, publié quelques livres – fictions et biofictions – participé à plusieurs ouvrages collectifs. Mon blog les ateliers du déluge.

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