autobiographies #13 | pas morte

© ? La Julianne, Caladroy, 1946

Je suis un accident. Pas morte en grandissant dans un ventre qui me refuse, pas morte à trois ans d’une fièvre qui me condamne, pas morte à dix-huit ans quand un foetus inerte blanc bleu s’abat sur la table de la cuisine, gicle, pas morte à vingt ans quand il m’annonce Madame c’est votre visage ou l’enfant, pas morte à quatre-vingt-cinq ans quand mon fils s’éteint, pas morte à quatre-vingt-dix ans d’une épidémie qui tue les vieux, pas morte de solitude. J’aime courir dans la vigne, m’écorcher les mollets, j’aime lire auprès des arbres et des roses que maman fait venir d’Angleterre alors que nous n’avons rien, à peine le téléphone, à peine rien, la frontière, les réfugiés espagnols, russes, la guerre je m’en fous j’ai dix ans, ma colline, les abricotiers et le raisin de la châtelaine dont mon père supervise la récolte. J’aime mon père. Vieille d’un siècle et pas morte, laissez-moi tranquille, j’ai vingt ans je dois donner ma main, fondre dans son existence devenue ma vie, il est mort. Il prend toutes les charges, me livre à ma fertilité, la cuisine, la lessive, un abîme de vérités rampantes nous relie, dans la vie on ne fait pas toujours ce qu’on veut. Poinçonneur, il ne chante plus dans cette loge sans fenêtre où j’observe mon ventre, ses colères, où je n’attends rien pourtant une fille voit le jour, mon visage à demi mort, Paris. Je suis une accident dans un monde qui préserve l’inutile, les poux, les punaises, ma mère achevait les puces entre ses ongles ça faisait un petit clac, elle est morte. Le corps minuscule glisse entre mes mains ; tu sauras faire l’homme et la femme, la vaisselle et les comptes, tu étudieras longtemps, porteras tout sans jamais te laisser porter, ne mourras jamais. Il en bave la nuit, hurle et dort le jour dans l’appartement de banlieue plein de fenêtres, plein d’eau, plein de machines qui travaillent pour moi, je dis merci en attendant l’été, ma colline, ses silences de tramontane, ses arbres gorgés de soleil, ses ciels limpides au petit matin. Je ne suis pas morte à quarante-cinq ans quand il se retire au bord de la mer, je n’aime pas la mer. Entend-il le crépitement des sarments de vigne quand je respire? Il a autre chose à faire, à prévoir, souvent rien, un rien lourd, hurlant, dont il porte la charge quotidienne en regardant l’horloge. Pendant quarante ans je prends soin d’un mort et de sa maison où je ne suis pas folle, pas baveuse, pas malade, pas inerte, pas morte. Mon fils rêve de musique, apprend que les hommes avancent leur vie chargés, il est mort. Ma soeur persiste à rire, à croire en Dieu, elle est morte. Nous n’allumons plus la cheminée. Pourtant, assis sur une chaise en plastique au milieu de la terrasse, il taille les sarments de vigne au sécateur, les aligne identiques dans une boite en carton qui a déjà sa place au garage. 

A propos de Lisa DIEZ

Chercheuse polyvalente, sorte d'artiste tout-terrain. Valises posées depuis 5 ans dans les arts de la scène. Passages par la peinture, la réalisation documentaire, la photo, la médiation artistique… et l’écriture, soutien fidèle de ces nombreuses traversées. Deux sites : www.soinartistique.fr (Collectif ALS) et www.atelierdiez.com (vrac et chantiers).

5 commentaires à propos de “autobiographies #13 | pas morte”

  1. «  … un abime de vérité rampantes nous relie »
    Pas morte comme un point sur le i de toute une vie. Touchée. Merci.

  2. comme si on devait encore plus et encore plus revenir à cette idée de voix qui profère, qu’on n’avait exploré qu’un tout petit peu du territoire – merci pour ce texte

  3. Je me suis perdue dans ton texte labyrinthe et j’en garde un bouleversement profond
    je me souviens de « Dans la vie on ne fait pas toujours ce qu’on veut »
    Je retiens « J’aime mon père »
    ces petites phrases courtes tranchantes si simples en apparence
    merci Lisa

  4. Enivrant, déconcertant, déboussolant. J’ai trouvé ton texte plein d’une énergie noire et mystérieuse. Merci pour ce texte et pour la gifle.