autobiographies #12 | la réserve

Il régnait un chaos ordonné dans la librairie ce matin, comme si le vent s’y était infiltré et avait déplacé ce qui était rangé sur les tables. La cafetière ronronnait dans l’arrière-boutique, emplissant l’espace de son odeur chaleureuse. Des piles de livres avaient disparues, d’autres attendaient par terre. Des livres, parfois abandonnés loin de leur lieu d’origine, erraient solitaires, on avait renoncé à les emmener. Samedi avait été chargé, jusqu’à la dernière heure, ses collègues avaient abandonné le navire sans rien remettre en place. Dimanche avait figé ce chahut, recouvrant les livres d’une fine odeur de poussière à peine perceptible. Maria toussota en allumant l’ordinateur, cherchant du regard les chiffres de la caisse pendant que le système de gestion démarrait. Les chiffres concordaient, il fallait maintenant replacer tous les livres qui étaient en stock et commander à nouveaux ceux qui viendraient à manquer. Quand sa liste des ventes sortit, elle l’imprima et armée d’une tasse de café brûlante elle entra dans pénombre de la réserve.

Allumer l’intérrupteur prenait quelques secondes, la lumière papillonait dans un crépitement hésitant. Puis elle prenait place, s’imposait, blanche, très forte. Maria cligna les yeux, puis leva la tête de ses feuilles de papier et releva ses lunettes sur le haut de sa tête. C’était la petite réserve, celle qui était contre le mur principal des romans et qui servait à emmaganiser les exemplaires supplémentaires des titres les plus importants. C’était un couloir d’une vingtaine de mètres, étroit comme un boyau, tapissé de livres du sol au plafond. Seul un petit chemin sur sol permettait de s’y infliter, au milieu des piles de livres menacant de tomber à chaque instant. La performance d’en sortir, une trentaine d’ouvrages collés contre le ventre, suspendus entre les deux bras écartés relevait de l’escalade et de la prestidigitation à la fois. Les murs étaient équipés d’étagères métalliques blanches croulants d’ouvrages. La plus grande était celle qu’on voyait en entrant, la réserve des livres brochés. Classés par ordre alphabétique, les dos blancs de folio dominaient les jaunes ou gris des livres de poches, les noirs des polars. Les titres se répétaient parfois en plusieurs exemplaires pour ceux qui se vendaient le plus, Romain Gary ou Amélie Nothomb avaient une pile pour chacun de leurs titres quand Anne-Marie Garat ne souffrait que d’un exemplaire par ouvrage publié.

A hauteur de genoux, l’étagère se prolongeait en un banc métallique, d’autres piles y étaient déposées: les nouveautés poches, des dizaines du dernier Musso ou de la trilogie d’Elena Ferrante. Le banc servait aussi à prendre une minute pour souffler entre deux clients ou grimper pour atteindre les livres les plus hauts. En face, un distributeur d’eau, une grosse bombonne transparente avec un plateau de verres à ses côtés, une boîte métallique de biscuits. Sur l’autre mur, les livres d’arts, de grands volumes encombrants posés à plat sur les étagères. S’ils restaient trop longtemps dans la réserve, ils commencaient à jaunir et à prendre la poussière. Il fallait les surveiller et les sortir avant leur dégradation par immobilisme. Parce que si les livres s’usent d’être trop feuilletés, ils périssent aussi d’être dédaignés. Alors, il fallait trouver le moment pour chacun d’aller sur le devant de la scène, montrer leur couvertures en vitrine, attirer le chaland vers l’intérieur. Etre seul dans la réserve, c’était être rempli de cet univers de papier, submergé par la matière immobile entassée du sol au plafond, sur toutes les parois des deux murs, totalement recouvert. Seul être vivant dans un océan de mots, balloté par ses flots immobiles.

A propos de Irène Garmendia

Lectrice par amour des mots et des histoires. Voyageuse immobile, perdue entre plusieurs langues, a récemment découvert le jeu d'écrire.