autobiographies #14 | disparitions

Ce qui me file entre les doigts.

Cette affiche dans le métro où il est inscrit: J‘ai pensé à vous l’espace d’un instant mais quel espace dans cet instant, et qui laisse songeuse pendant tout le trajet,

l’infinité de l’horizon de la mer et de son coucher de soleil du haut de la bonne garde à Marseille, la sensation d’être si loin et de ne pouvoir en saisir la beauté,

l’arrachement violent, physique, d’un être que l’on désire malgré l’interdit, l’arrachement des corps, l’arrachement de soi vers l’autre direction, la sensation de rater quelque chose,

le visage de Brad Pitt dans sa dernière publicité aperçue furtivement d’un bus,

le visage de Julia Roberts dans sa dernière publicité aperçue furtivement d’un bus,

le visage et le corps de Kristin Scott Thomas choisissant un magazine prés de soi dans une petite boutique de la gare du Nord juste avant de prendre l’Eurostar,

la claque donnée par le père à son petit terrifié entre les hurlements du couple à une station service sur l’autoroute des vacances, près des bonbons haribo et des fraises tagada,

les zoom des conseils de classes avec les noms des professeurs et leurs écrans noirs, cachés, fermés, jamais de visages avec les noms, mais qu’ont-ils donc à ne pas se montrer ?

la petite maison en briques rouges à moitié détruite au milieu des champs avec un panneau A vendre,

le seau d’eau dans les toilettes de l’aéroport en Inde pour s’essuyer, pas de papier,

le visage de Mia Farrow quand l’acteur dans l’écran lui parle pour la première fois dans le film la rose pourpre du Caire de Woody Allen,

le visage de Jésus dans les églises,

les visages masqués dans la forêt,

le visage masqué mais les seins à l’air durant les mammographies,

le visage tendre de deux chiens,

le visage du premier né, à sa sortie du ventre,

ton visage quand ado tu fais du stop et que c’est ton père qui s’arrête,

la première souffrance infligée sur le visage de l’homme aimé,

les visages durs des parents qui marquent l’enfant et qu’il n’oublie jamais,

les pêcheurs en Inde ne sachant pas nager partant sur des barques de fortunes et disparaissant derrière les vagues gigantesques,

l’enfant emmené sur un brancard en urgence,

la couverture de la bande dessinée Le déclic de Manara, lue, en cachette,

la beauté des rues désertées de la gare de Lyon aux Champs Elysées pendant les confinements,

le bleu du ciel déserté, pas de trace blanche, pas d’avions, pas de nuages, juste le bleu, et les oiseaux et le silence pendant le confinement,

les animaux sauvages dans la forêt interdite pendant le confinement,

la famille dormant sur le trottoir de la rue de Rivoli à Paris, au milieu des passants, couvertures, panneau écrit avec fautes d’orthographes, l’indifférence et l’impuissance,

l’homme regardant autour de lui avant de fouiller dans les poubelles du parking d’une petite ville moyenne bourgeoise et catholique,

les voitures de police qui ne cessent toute la journée de prendre le sens interdit,

le sourire d’un inconnu dans le croisement des vitres de voitures d’un embouteillage,

la bougie Roméo et Juliette qui se consume lentement, d’un noël à un autre,

la grâce de certains instants,

le silence entre deux personnes,

une feuille d’arbre qui tombe devant soi,

un regard de compréhension, la sensation d’être uni avec le monde,

un homme fou en pleine nuit qui parle et marche à l’envers,

sur le chemin de l’école, le visage masqué et cagoulé en noir d’un homme jaillissant de derrière un arbre et brandissant son sexe blanc, effrayante la cagoule,

le beurre fondu sur le pain toasté qui coule dans l’assiette et que tu lèches avec les doigts,

l’oiseau, un rouge-gorge, se posant sur le balcon, te laissant sans voix et qui s’envole dès que tu veux le photographier,

le dernier noël enfant en famille passé en voiture à aller regarder les noëls des autres par les fenêtres de leurs maisons, la sensation du déjà brisé,

la tache de sang des premières règles dans le fond de la culotte blanche à dentelles, la tache de sang de la perte de virginité sur le drap blanc, le sang rouge du premier tampon blanc, la tache de vin rouge sur le chemisier blanc que tu n’arrives pas à jeter,

tout ce rouge dans la blancheur, Blanche Neige, Noël et coca cola,

Un film porno sur un écran géant à minuit sur le bord d’une autoroute dans un pays étranger,

La silhouette d’un homme nu montrant son sexe à minuit sur le bord d’une autoroute dans un pays étranger,

le coucher de soleil orangé des plages de Normandie,

la phrase de cette affaire judiciaire Omar m’a tuer et le titre de ce livre Quand j’avais 5 ans, je m’ai tué,

le garçon de 13 ans embrassé à pleine bouche, lui et son appareil dentaire, sur la musique de la boum et la peur d’avoir la langue coincée,

Et le même garçon revu plus tard adulte et que tu ne regrettes pas de ne pas avoir épousé,

le visage de l’homme aimé dont tu connais chaque trait mais que tu découvres encore…

A propos de Clarence Massiani

J'entre au théâtre dès l'adolescence afin de me donner la parole et dire celle des autres. Je m'aventure au cinéma et à la télévision puis explore l'art de la narration et du collectage de la parole- Depuis 25 ans, je donne corps et voix à tous ces mots à travers des performances, spectacles et écritures littéraires. Publie dans la revue Nectart N°11 en juin 2020 : "l'art de collecter la parole et de rendre visible les invisibles" voir : Cairn, Nectart et son site clarencemassiani.com.

4 commentaires à propos de “autobiographies #14 | disparitions”

  1. Incroyable comme des instants si fugaces s’inscrustent dans la mémoire à tout jamais et reviennent comme leitmotivs de notre vie. Beaucoup aimé, surtout l’évocation des visages et « la grâce de certains instants ». Merci pour ce beau texte !