autobiographies #9 I ça roule

Ça roule

C’était qui déjà, ce philosophe grec qui vivait dans son tonneau ? C’est la première idée qui me vient à l’esprit quand la voiture se déporte dans un virage, quitte la route et se met à rouler sur elle-même dans le ravin. « Dans le ravin », c’est toujours ce qu’on dit dans ces cas-là. Mais j’ai l’impression que ce n’est pas un ravin. C’est une forêt. Une forêt à flanc de coteau (encore un truc, ça, le « flanc de coteau »), ou un bois, un petit bois plein de petits bouleaux tout maigres, maintenant complètement écrasés par toute la ferraille lancée à 96 à l’heure qui leur tombe dessus. Plein de chênes énormes aussi, contre lesquels c’est la ferraille qui vient s’écraser, toujours à 96 à l’heure. Sûrement plus, maintenant, avec le dénivelé. Forcément, ça s’emballe. Et moi au milieu de tout ça, qui valdingue dans l’habitacle. Crâne précipité contre le pare-brise, pare-brise complètement explosé contre un tronc (bouleau, chêne, pas le temps de me poser la question). Et ça continue, ça continue. Mais comment s’appelait ce type ? Je ne connais que lui pourtant. Parce que justement, c’est sa biographie que je me revois en train de lire, tranquillement installée au fond de ma Ball Chair, mon beau tonneau à moi, capitonné de rouge moelleux. – Alors, on bulle ! Pendant que troncs, branches, écorces et feuillages foncent vers moi. Ça défile, ça craque, ça fracasse et se fracasse. Zébrures telluriques. On enchaîne avec la chaise longue poulain Le Corbusier, celle où je m’étais endormie, un jour, mon bouquin retourné sur le ventre. – Ma chérie, c’est l’heure, il va falloir y aller.  J’y vais. J’y vais par bonds désarticulés qui me propulsent du volant à la vitre, de la vitre au toit. – Oh toi, évidemment… Moi, je passe maintenant de l’autre côté, côté souches, mousses, fagots en tous genres qui bondissent façon puzzle, et rebondissent, sur la tôle et sur moi amalgamée à la tôle. Ça ne défile plus, ça se répand, ça s’incruste, dans les bras, dans le bas du ventre, les cuisses, de plus en plus vite, de plus en plus fort, profond. – Qu’est-ce que tu fais là toute seule sur ce canapé défoncé. Viens, je te ramène. Je n’étais pourtant pas défoncée ce soir-là. J’avais juste échoué là. Dans le silence figé de mes tempêtes. Au bout du rouleau. Et maintenant, au milieu des bouleaux, et de tous ces tonneaux. Et soudain, celui de Diogène, flottant au-dessus de la terre en charpie, dans une lumière, une sorte de lumière. Ça tourne, ça tourne encore. Encore un peu. Et voilà. Je n’entends plus rien, ne vois plus rien non plus, ne sens rien. Et puis c’est tout. Fin. Ça doit être la fin.

A propos de Corinne Dupuy

Détestant m'exprimer en public, je ne voulais pas enseigner. Je me suis retrouvée dans la com. Et j'ai fini par écrire un livre, paru aux éditions Velvet : https://www.editionsvelvet.com/a/corinne-dupuy/le-bernard-l-ermite-dans-l-aquarium. Si vous le lisez, vous comprendrez que "L'autobiographie comme fiction", ça me parle. Avec les confinements, j'ai quitté Paris. Je vis aujourd'hui dans les Côtes d'Armor.