Carnet individuel | Laure Humbel

Mon vrai carnet n’est pas celui que je publie.

21 décembre (#solstice)
Le soleil fait une courte pause. J'en profite pour perdre la notion du temps.


10 novembre (#01)
L’odeur discrète de la crème que j’étale sur mon visage me murmure « Mauritanie ». Mon départ imprévu, en mars dernier, me saute à la mémoire. Le flacon de crème solaire est orange et plat, il tient dans la main. Le pharmacien m’a vanté son format, idéal dans la poche d’un pantalon de ski, et la bille qui permet de l’utiliser sans enlever ses gants. Je souriais intérieurement en m’excluant du clan des adeptes des sports d’hiver. Je partais pour Nouakchott. Depuis, tous les matins, quand je mets la crème protectrice avant le fond de teint, je pense à ce voyage. Je ne sais pas si je garderai le flacon lorsqu’il sera vide. Est-ce que mes souvenirs s’amoindriront de l’absence d’un objet si commun ?
J’avais fait auparavant deux courts séjours en Afrique, aux deux extrémités du continent, tout à l’ouest, et tout à l’est, à Dakar et à Addis Abeba. Les deux fois, je prenais consciencieusement, tous les matins, un complexe d’huiles essentielles destiné à protéger mes entrailles des miasmes exotiques. Il s’en dégageait une odeur forte d’arbre à thé, qui est longtemps restée pour moi l’odeur de l’Afrique, alors que c’est moi qui l’y avait importée. J’ai souvent remarqué que les gens ne rapportent du bout du monde que ce qu’ils sont allés chercher. Nos impressions de voyage sont conditionnées par ce que nous emportons, ce que nous trainons derrière nous.

11 novembre (#02)
Le temps et le réel. Dans le miroir quotidien de ma salle de bain, j’observe un creux sur ma joue gauche. La lumière est-elle plus rasante que tous les autres jours ? Ou est-ce l’attention au temps et au réel, aux souvenirs labiles, lointains et imprécis, qui la fait apparaître soudain à mon regard ? J’ai cette trace sur ma peau. Je ne la voyais plus. Je revois aujourd’hui cette cicatrice minime, qui avait complètement disparu de mon regard comme de ma mémoire. Un petit kyste de graisse, disgrâcieux, a été enlevé par un.e dermatologue. Lequel ? Quand ? Où ? Dans quelle ville ?

Je suis fascinée par la peau. Pas pour les maladies, les affections, les colorations, les herpès, les croûtes, les lésions. Beurk ! Si j’avais été médecin, je n’aurais pas choisi la dermatologie. Médecin de toute façon, jamais de la vie ! Sauf peut-être ostéopathe, au moins pour un futur personnage. Ou kiné plutôt, les mains sur la peau. La peau est l’organe le plus extraordinaire de tous. Je suis fascinée par sa continuité tout autour de nous, malgré les orifices dont nos corps sont pourvus. Je suis fascinée par son rôle de frontière, de protection et de contact. Le réel et le temps : quoi de mieux que la peau pour scruter l’un et l’autre ? La peau délimite le réel de chacun, son réel corporel comme immatériel, le monde extérieur, le monde intérieur. Je cherche toujours les métiers que mes futurs personnages pourraient exercer. J’en ai trouvé un qui me satisfait, fabricant d’escaliers mécaniques (escalators, escaliers roulants). Est-ce que ce sont les mêmes usines qui fabriquent les chenilles des tanks ?

Il n’est pas possible de revenir à l’état d’avant la connaissance, et si je retrouve assez précisément l’image de cette chambre d’un hôtel cubique d’une station balnéaire dont je n’ai vu qu’un soir de hors-saison, il ne m’est plus donné de me remémorer comme je l’ai vécue l’attente du lendemain où, pour la première fois, je verrais Tarquinia.

12 novembre (#03)
La pièce est tapissée du sol jusqu’au plafond d’étagères de bibliothèque où s’entassent des livres, et sur les livres des feuillets, des revues, d’autres livres couchés. Ça sent le vieux parquet, le tabac, le bois ciré, le vieux papier. Un certain ordre pourtant se remarque, une attention au décor, aux objets. Sur le guéridon, à côté d’un samovar, s’empilent dans une assiette des éclairs au chocolat.
IL AURAIT FALLU QU’ELLE NE SOIT PAS MORTE.

13 novembre (#04)
Ce n’était pas le bon réveil.

14 novembre (#05)
Il aurait fallu que cette consigne arrive avant que je traverse la France en un week-end, dans un sens puis dans l’autre ; quand j’ai vu des ciels où la brume succède à la lumière dorée d’après les pluies d’automne, quand j’ai vu de vrais nuages. Je croyais ce matin devoir toute la journée citer Brassens devant mon ciel bleu, « ces pays imbéciles où jamais il ne pleut ». Ce fut pire encore. Le ciel gris de Marseille, aujourd’hui, est insipide.

Deux fois, sur l’horizon et à peine plus haut, la pâleur du matin est striée de bandes un peu plus grises et qui s’effilochent. Les stries noires des fils électriques sont aussi immobiles que le ciel.
Qu’est-ce qu’une phrase pourrait faire à ce ciel ?
Une phrase pourrait-elle pommeler le ciel ?

15 novembre (#06)
Le délégué syndical parle comme à Sartrouville. Pas l’accent des jeunes du 9-3, ni même du 7-8, pas celui de l’arrière-cousine de Rosny. Celui de Sartrouville je vous dis, nasal et d’arrière gorge. Qui d’autre que moi a remarqué comme il est difficile de décrire une élocution ? 

16 novembre (#07)
Dans l’écran les traits épais et gracieux du visage sans fard d’une comédienne au bord de la maturité peut-être une fausse blonde | Il manque une dent sur le côté et le cheveu est fatigué les yeux quoique très clairs renvoient peu de gaieté mais beaucoup de douceur et son sourire est franc il me vend mon pain quotidiennement j’ignore quelle douleur marque sa jeune vie | À hauteur de caddie deux yeux levés lunettes rondes pardon merci le papa a dit laisse passer la dame je souris pas lui intimidé ou surpris il a l’air poli pull en laine comme j’avais les miens grattaient mais blouson différent | je n’ai pas parlé de la couleur de sa peau | la carnation définition couleur apparence de la chair d’une personne | à cause de l’incarnat définition d’un rose très vif rappelant la couleur de la chair on croit que carnation c’est rose ou rouge sur fond beige | une carnation d’un brun sombre était la sienne |

17 novembre
Si je décris quelqu’un qui a les yeux bleus – comme moi – je le dis, les cheveux blonds – comme moi – je le dis, la peau claire – comme moi – je ne le dis pas, si je décris quelqu’un qui a les yeux marrons – pas comme moi – je le dis, les cheveux bruns – pas comme moi sauf quand je les teins – je le dis, la peau claire – comme moi – je ne le dis pas, si je décris quelqu’un qui a les yeux marrons, les cheveux bruns, la peau foncée, je commence par là, et même je dis seulement la couleur de sa peau, non pas la couleur, souvent je dis noir au lieu de dire la couleur, au lieu de dire le ton, au lieu de dire foncé, et à partir de quelle nuance la peau devient claire ou foncée, et si je ne parle pas de la carnation, c’est que le portrait pour la peau me ressemble, mais si je lis un portrait écrit, je suppose que je sais la peau de son auteur et si moi je suis claire ce n’est pas le cas de toute ma famille, ça me travaille la peau et la façon de dire les gens. Je ne sais pas si neutre existe.

17 novembre (#08)
Germaine Tillion Stanley Ughetto docteur Ramandrasoa monsieur Dumas Mercédès Benz Isabelle Joy Barnabé Valensi Louis Armand Hugues Aubriot Virginia Woolf Gabriel Péri Augustin Krupp Elisabeth von Wittelbach Jacques-Henri Labourdette Marcel Baudelaire Yamina Ferhat Sonia Busi Luc Arfi Jean Guyon Étienne Peson Rachel Degorgue Louis de Bourbon Richard Torres Timon David Marc Lavoine capitaine Gèze Léon Meisserel Jean-Pierre Cavalier Gabriel Laugier David Foenkinos Harry Potter Daniel Radcliffe Jean-Pierre Fabre Eloïse Tardi Charlotte Berthier Séverine Cantini Biram Dah Abeid

L’escalator est signé Thyssen Krupp (c’est donc bien des marchands de canons).

18 novembre (#09)
Tous les hommes naissent, n’est-ce pas, naissent et demeurent, dans le désert dans les villes les hommes demeurent, tous les hommes meurent, tous les hommes libres, le sont le demeurent, tous les hommes, tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit, tous les hommes égaux, dans leurs demeures de toile de béton de brique, gravé dans le sable, tous les hommes naissent, la loi 0031-2015 criminalise l’esclavage mais ne prévoit aucune indemnisation pour les victimes.

L’imprévu se met à table. À l’entrée du métro Vieux-Port, une table carrée en bois blanc. Une jeune femme y repose un instant son sac à dos. Puis s’en va. En sortant du métro à Saint-Barnabé, dans la rue qui descend vers le parking, un homme et une femme sont attablés à une petite table carrée. Dans la rue, au pied d’un immeuble grand. Ils ont débouché une bouteille, sont assis sur des pliants, des bougies sur la table.

19 novembre (#10)
Pendant que j’imagine, le monde devient possible.

Le ciel bleu comme bleu. Et puis vient le soir. Sur la bande dorée à l’horizon et grise, les nuages forment une ribambelle. C’est comme des éléphants en voyage, trompe tenant queue, sauf que ce seraient plutôt des silhouettes de sangliers. Une ribambelle d’éléphants sangliers. De sangliers nuages. Les arbres (le micocoulier, le pin parasol) sont des silhouettes noires à découper.

20 novembre (#11)
Il ne savait pas un vers de poésie nomade, ni quelles langues traversaient le désert. Rien n’avait encore commencé.

Deux femmes de dos dans le métro adossées aux sièges près de la porte du wagon. À Marseille il n’y a pas de strapontins. Elles n’ont pas l’air de se connaître. Elles se tiennent droites. Un manteau sombre couvre leurs épaules, leurs cheveux couvres le manteau. des cheveux longs détachés qui descendent à la même hauteur, jusqu’aux omoplates, on pourrait croire qu’elles l’ont fait exprès. Sauf que la blonde, à gauche, fait presque une tête de moins que l’autre. Elel a dû se faire décolorer, ses mèches lisses sont trop claires et lumineuses pour être entièrement naturelles. La brune, à droite, a une chevelure moins apprêtée, moins peignées. Elle aurait une petite tendance à boucler.

21 novembre
Le ciel n’était pas uniformément blanchâtre. Il y traînait des filaments de nuages plus gris.

24 novembre
Trois de ratées, à rattrapper. (#12) Mes premiers dessous, ma première grisaille, la préparation de ma première toile, fut le rythme simple d’une chanson qui parlait d’étranger et d’étrangeté, avec son balancement, ses tambours battants. Je l’écoutais plusieurs fois à la suite chaque fois que j’allais me mettre à écrire. De cela il reste au fond d’un carton une pile de feuillets tapés à la machine, un premier roman, le dessous de mon histoire d’écrire. Je me demande si ce protocole a conféré une unité au texte, et ce qu’il en a gardé d’étrange.

24 novembre (#15) C’était l’homme de ma vie. Tu sais on a plusieurs vies. Ils étaient suisses de père en fils. Allez j’arrête de vous embêter avec mes histoires, toï comme on disait à Hanoi, mais depuis qu’Anne y est retournée, il paraît que ce n’est pas sur ce ton là, taoï ou quelque chose comme ça. On va tout droit pour se promener ? Allez ! Léo Léo eh oh eh bien ! Vous n’avez pas un euro ? Attendez je regarde non je n’ai que des petits centimes, franchement ma meilleure volonté. C’est pas grave. Il me faudrait George Orwell 1984. Moi ça me fait beaucoup de peine pour lui parceque. Ouahou ouin ouahou ouah. On est là si vous voulez parler des problèmes des quartiers on est là jusqu’à 18h, on va passer les Pink Floyd ah ! ça c’était l’époque les années soixante dix soixante quatorze hein à Woodeustock hein.

25 novembre (#13)
L’image de volets poussés en façade d’une maison bourgeoise – mais les fenêtres sont fermées – juste poussés, pas ouverts en grand – et le soleil du matin joue sur les vitres. Le monde intérieur est opaque.

La différence entre les séries et la réalité, c’est que dans la vraie vie, les murs ne sont pas toujours repeints de neuf.

Définition de « feston » dans Le Robert
Guirlande de fleurs et de feuilles liées en cordon, que l’on suspend sans la tendre, de manière qu’elle retombe en forme d’arc. Murs d’une salle de fête ornés de festons. Festons courant le long d’une façade. Du temple, orné partout de festons magnifiques (…) Racine, Athalie, i, 1 | Bordure dentelée et brodée. Col, bavoir, lingerie à festons. Faire des festons. – Point de feston : point noué qui prend l’étoffe avec le fil et sert à arrêter un contour découpé. – Tapisserie. Tenture drapée en festons. Festons cachant la tête des rideaux. Une femme passa, d’une main fastueuse, Soulevant, balançant le feston et l’ourlet (…), Baudelaire, Les Fleurs du mal, Tableaux parisiens, « À une passante ».

25 novembre (#16)
Noirs les bas comme des pyjamas, noires les vestes comme des pneus ; les chaussures blanches sont fabriquées avec des résidus pétroliers. Pantalon mou gris chiné, veste molle à fermeture éclair ; pourtant ils ne se mettent pas à courir. Assise avec son sac sur les genoux, elle a des bottines cirés, un pantalon noir bien coupé, une veste longue en laine à motifs de losanges rouges et blancs (les Gaulois en rafolaient) qui peluche exprès, qui a l’air douce et bien chaude ; son foulard en soie est trop rose pour y être parfaitement assorti. Est-ce qu’on peut dire l’âge des gens rien qu’en parlant de leur habillement ? Les semelles vert fluo font rêver tout autant que le dessus psychédélique. Elle porte, dans les tons écrus, un pantalon de toile fine laissant apparaître la marque du string, un gros pull rayé marin, des bottes en plastique aux semelles épaisses ; pourtant elle n’a rien d’un patron pêcheur. Veste vegan imitation léopard des neiges. Djellaba blanche en tissu synthétique, bonnet en dentelle de coton, pieds nus dans des tongs en cuir. Jean ; veste en jean doublée de mouton, col retourné ; de dessous dépasse un vrai pull marin, couleur lie de vin aux rayures marines ; sneakers de grosse toile ; il doit avoir le même âge que moi.

25 novembre (#17)
Ne pas croire que comprendre résoudra quoi que ce soit.

Ça s’appellerait « Tomber dans le panneau ». Tu aurais un grand panneau publicitaire – peu importe l’image ou le slogan – quand tu t’approcherais, tu serais aspiré par un souffle violent qui te propulserait en travers, là tu crèves l’écran, quelque chose de mince tu vois, genre papier japonais, et derrière il y aurait un trampoline pour le fun. Alors on entendrait une bande son qui dirait : « Bravo, vous êtes encore tombé dans le panneau ! »

26 novembre (#14)
Du robinet le tube blanc, sonore et moussu de l’eau devient bulles et dans le lavabo devient liquide transparent.

27 novembre (#18)
« L’une après l’autre toutes les lampes s’éteignirent, à ceci près que Mr Carmichael, qui aimait lire un peu de Virgile avant de s’endormir, laissa brûler sa bougie nettement plus longtemps que les autres. »

Tout le monde s’est endormi. Tirant sur ma fatigue, je m’accorde encore des minutes dans le coin lecture que j’ai aménagé avec un vieux fauteuil coincé entre une bibliothèque basse et un piano synthétiseur. Le matin au réveil, je me promettrai encore de me coucher tôt de bonne heure.

29 novembre (#19)
Au livreur, gros paquet sous le bras, qui alterne coups d’œil pressés sur son portable et regards inquiets aux grilles, à la rampe de parking, à l’entrée bétonnée de l’hôtel, tout autour du gros bâtiment : « Vous cherchez quoi, monsieur ? » Lui, nouveau coup d’œil sur l’écran : « Euh, le 2 rue Barbouze ». Elle, ne réprimant son amusement qu’en façade, montre du doigt : « La rue Barbusse, c’est là-bas. » Elle lui conseille de s’adresser à l’accueil du CMCI. Lui, sourire, la remercie.

29 novembre (#20)
Il était heureux, le directeur de l’agence, d’avoir obtenu l’ouverture du musée le jour de fermeture. Il lui fallait partager son bonheur. Il  tendit un billet au chef de site qui, étant fonctionnaire et toujours présent le mardi, le refusa. D’ailleurs le chef de site remercia le groupe de n’avoir pas empiété sur ses horaires ordinaires. Car ils étaient arrivés tard et cela l’avait inquiété. Il quittait à 18h, lui. Le directeur glissa de force le billet dans la main du chef de site qui, tout aussi prestement le lui remit dans la poche du veston. Le bonheur du directeur en fut diminué. Eut-il le temps depuis de méditer sur le service public ?

30 novembre (#21)
Rien pu faire.

1er décembre
Je ne réussis pas à tenir le rythme.

5 décembre (#26)
La lumière du matin détaille chaque relief sur les volutes des chapiteaux de la façade du palais de justice. Contre le mur à l’arrière de la colonnade, le bord des ombres tremble.

En remontant, on peut voir le nom de la station reflété, mais pas en entier, sur les vitres suspendues qui entourent la trémie de l’escalier d’accès au quai, et qui servent peut-être à arrêter le vent, à abattre le bruit, je ne sais. Au milieu du nom, les lettres sont un peu décalées.

Avant cet exercice, je n’avais jamais remarqué ces vitres suspendues. Le carnet affute l’attention aux détails du quotidien.

6 décembre (#27)
à observer un beau gars métis qui lui-même s’observe dans la vitre du métro, regard fier et menton haut, pour vérifier comme il est beau.

7 décembre (#28)
ne plus chercher une logique du temps ou une équation insoluble qui prétend pouvoir tout faire tout caser mais qui empêche d’avancer à cause du besoin de compter sans arrêt et cesser de vouloir canaliser le temps le séquencer le faire entrer dans des cases de durée lui permettre au contraire une fluidité pour mieux laisser couler la phrase et la pensée ne pas avoir peur de le regarder passer ou se refléter dans la vitre d’un train qui passe

Les nuits de pleine lune, le ciel est trop clair pour la plupart des étoiles. Seules les planètes se montrent. Le monde est laiteux et ce n’est pas réel. Au matin nous dit-on, quatre corps célestes s’aligneront.

8 décembre (#29)
Je n’aurais pas dû avoir peur de le déranger. Si je l’avais appelé, j’aurais su que je n’avais pas le bon numéro. Mon texto n’aurait pas été envoyé à un inconnu qui n’a pas daigné se signaler. Il n’aurait pas interprété mon courriel de travers, il ne l’aurait pas transmis à la direction. Je n’aurais pas été en colère contre lui. Je ne l’aurais pas appelé, furieuse, pour entendre le répondeur énoncer un autre nom et me rendre compte qu’il n’avait pas reçu mon explication de texte.

9 décembre (#30)
Un braqueur en trottinette fait triper les chroniqueurs. Un larcin, arme à la main, au magasin des petits pains. De la boulangère on ne saura rien.

11 décembre (#32)
Les yeux d’Osiris, ouverts en grand ; ses yeux soulignés de khôl ; son regard clair, presque transparent ; son regard franc.

12 décembre (#33)
Les pieds en l’air – l’odeur de l’herbe – et ce serait l’été.

15 décembre (#36)
Je me lève. Je me prépare un café. J’ouvre le livre que j’ai quitté le temps de mon sommeil. J’ai le temps d’en lire quelques pages. Le bruit du monde arrive. Je pose mon livre. Le bruit m’éloigne plus ou moins longtemps de moi-même, et s’éloigne à son tour. Alors je relève les notes de la veille, celles du carnet papier, celle de l’écran dans la paume, et les photos. J’en fais ce que je peux. L’heure s’impose d’aller faire autre chose, et que cette tâche absorbe le moins d’énergie possible de moi-même. Profiter de quelques pauses pour prendre des notes, pour lire le quotidien. Le soir approche. Ce soir, le figuier sur mon chemin a perdu ses dernières feuilles. Ecrire un texte après 16h et l’envoyer avant 18h est presque impossible. Les heures propices sont celles de la fin de la matinée, et quelquefois la nuit tombée. Je regarde ce que mes relations virtuelles ont à me proposer sur les réseaux sociaux. J’avance dans ma lecture d’un essai historique ou scientifique ou sociologique. Le bruit revient autour de la table de la cuisine. Ensuite, je fais ce que je veux. Enfin, je rouvre le livre que j’ai posé le matin. Il s’agit de finir la journée avec de la littérature, pour mieux recommencer.

16 décembre (#37)
Tout reposait dans Ur et dans Jerimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
Brillait à l’occident, et Ruth se demandait, 

Immobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles, 
Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été 
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.

La vanité d’un séducteur chenu, qui se persuade de la légitimité de succès à venir (« car le jeune est beau, mais le vieillard est grand« ) intriguait et fascinait mon esprit de lycéenne, tandis que mon corps connaissait les premiers émois de mon âge. Les alexandrins hugoliens avançaient, roulaient, transformant le ronflement trivial de Booz en musique des sphères, ils s’élevaient dans la nuit des siècles, pour soudain s’écraser à plat (« et ceci se passait dans des temps très anciens« ), avant de repartir en envolées grandioses. Victor Hugo était capable de tout, immense poète tellement humain.

18 décembre (#38)
Le rêve et le réveil se ressemblent. Je passe de l’un à l’autre sans me soucier de les distinguer.

21 décembre (#solstice)
Le soleil fait une courte pause. J’en profite pour perdre la notion du temps.

21 décembre (#40)
Continue à écrire tant que tu n’as pas perdu la notion du temps. Il n’est jamais trop tard. Le temps saura revenir. Laisse-le résonner. Et si la vibration de la cloche provoque une émotion en toi, cherche son contraire, afin que le souvenir de villages arrêtés à mi-chemin d’une génération à l’autre, que ton enfance croit avoir aimés, se transforme en colère et en haine, et qu’au contraire l’agacement des manifestations bruyantes de religions triomphalistes soit le bouclier où se reflètera, splendide, un soleil intérieur. La rue attire tes pas. Il n’est jamais trop tôt. Il ne faudrait pas sortir sans proposition et pourtant certains jours, lorsque le ciel est égal à lui-même, un morceau de phrase suffit à faire des kilomètres. Trouve-lui un complément. Donne-lui la réplique. Sur la page, tu referas le chemin à l’envers. Et puis retrouve l’endroit, celui-là qui, jour et nuit, est propice à l’acte d’écrire, où le labeur ne fait plus peur, où le temps n’est pas ennemi, mais compagnon. LH.

Image de couverture © A.-M. Passaret, Marseille, 2022


A propos de Laure Humbel

Dans l’écriture, je tente de creuser les questions du rapport sensible au temps et du lien entre l’histoire collective et l’histoire personnelle. Un élan nouveau m'a été donné par ma participation aux ateliers du Tiers-Livre depuis l’été 2021. J'ai publié «Fadia Nicé ou l'histoire inventée d'une vraie histoire romaine», éd. Sansouire, 2016, illustrations de Jean Cubaud, puis «Une piétonne à Marseille», éd. David Gaussen, avril 2023. Un album pour tout-petits, «Ton Nombril», est paru en octobre 2023 (Toutàlheure, illustrations de Luce Fusciardi). Le second volet de ce diptyque sur le thème de l'origine, prévu au printemps 2024, s'intitulera «BigBang». Actuellement, je travaille à un texte qui s'alimente de la matière des derniers cycles d'ateliers.

10 commentaires à propos de “Carnet individuel | Laure Humbel”

  1. aimé te lire, aimé m’attacher à tes parcours et tes ciels, tes interrogations sur le réel et le temps…
    pluie pour toi aussi, pluie qui rend la ville sale
    ici pluie bienfaitrice
    à bientôt Laure

    • J’en écris peut-être trop mais je me dis que de cette masse, en la brassant ensemble, émergera sans doute quelque chose. Merci pour ta lecture, je n’ai commencé qu’hier à lire les autres carnets, à bientôt Françoise

  2. Je me dis que ces exercices nous ramènent vers la simplicité du carnet, son humilité. Une phrase suffit et parfois elle st déboussolante de beauté : Seules les planètes se montrent | Le monde intérieur est opaque | Il ne savait pas un vers de poésie nomade, ni quelles langues traversaient le désert

    • Merci Emmanuelle. Certains ont réussi à faire de leur carnet quelque chose de déjà très élaboré ; j’en suis restée à la matière brute. Je m’interroge sur la tâche quotidienne que nous nous imposons, cette opiniâtreté nécessaire, mais aussi cette artificialité, quand le carnet devrait être spontané. Notre exercice tient du carnet et du journal, et cela m’intéresserait de creuser la différence entre les deux.

  3. « De la boulangère, on ne saura rien. » partialité du fait divers que l’on retrouve dans d’autres textes (par ex. Betty Gomez : Des sanctions nous se saurons rien) 🙂

  4. Bonjour Laure
    Je viens de me promener dans ton carnet et ça a été vraiment agréable de remonter le temps en ta compagnie. Merci beaucoup !

  5. Ce malaxage du temps qui remplit ton carnet, c’est très prenant. Le lecteur malaxe avec toi, pétrit, travaille. Jusqu’à cette #40 « où le temps n’est pas ennemi, mais compagnon ». J’aime beaucoup.