Carnets individuels|Elisabeth Saint-Michel

# Instructions pour que continue le carnet

Au-delà de l’incroyable, qui a lieu, qui donne à voir, qui se dit, se décrit, qui est incontestable et se décline en exclamations, au-delà du spectaculaire qui s’ébroue dans nos têtes (et dont on nous dit et redit qu’il mériterait tellement d’être écrit !), consigner soigneusement dans le carnet le minuscule, les imperceptibles chaos du quotidien, ce qui flâne et qu’on aurait pu ne pas remarquer. De l’environnement, glaner autant les régularités que les surprises. Se rendre disponible aux mondes, ceux faussement dormants et silencieux du minéral, du végétal, prendre à bras le corps le monde du vivant, du palpitant, de la chair, des blessures possibles. Être attentif à toutes les strates des univers humains, gratter, se fondre et recueillir, sans les attendre, les plus infimes signes, un cillement, une paupière qui bat, dans les mains un au revoir qui tremble et dans tout le corps, l’âme qui est là. Le regard las, par exemple, de cet homme à qui on n’avait jamais osé parler depuis le temps qu’il est assis sur le petit terre-plein du Grand Boulevard, son recroquevillement, plus perceptible de près. Rien à transcrire de ce qu’il a dit. Il a juste souri.

# 18/12 ce dont on ne peut parler

On n’en parle pas | on n’en parle plus | jamais | pourquoi remuer toujours le passé | le même passé | les mêmes faits | on les connait et tout le monde préfèrerait que | la mémoire familiale pourrait s’en délester| devrait | évoquer ressasser répéter relaver le linge resté sale on n’y tient pas | pas trop| sous la chape le verbe est bâillonné | implicitement| ce que les plus jeunes ignorent ne leur fera pas de mal | c’est de l’histoire ancienne | les registres bientôt n’existeront plus |

# 17/12 Stratégie du rêve

Bribes nocturnes, insaisissables, fugitives, faites d’images, parfois de quelques mots ou d’une très courte histoire qui marche sur la tête. Au travers du filet ensommeillé que je tends pour les retenir, elles passent et se sauvent, perdant en netteté jusqu’à l’oubli. Résistance parait-il, de ma part. Sensations d’eau, une fois, on se déplace dans la maison en barque, les couloirs sont de petits canaux. Un visage connu, que fait-il là alors que le récit se termine déjà? Impressionnée par les rêveurs qui produisent de véritables longs métrages avec mise en danger, rebondissements et dialogues, une double vie, un métavers complétement sublimé.

# 15/12 Routine du lire, écrire

7 heures. Incrédule et pourtant. Le café passe. Ne rien voir, ne rien savoir, ne rien vouloir savoir. Se saisir ensuite de l’objet dont on aimerait se dégager, cet objet à tout faire, lire, écrire, apprendre, parler, filmer, jouer et en un instant remettre les compteurs en ordre de marche. Quelques messages, un anniversaire souhaité (penser dans la journée à envoyer soi-même un message), facture orange disponible, on s’attend devant la grille, as-tu finalement repris le travail ? En laissant le café ranimer le corps et l’esprit, prendre connaissance du 36éme jour du marathon du carnet. Ecrire quelques mots avant midi pour les poster ce soir. Plonger les yeux dans un fil, dit fil d’actualité, s’en soustraire très vite, écouter plutôt la radio dans la voiture. Revenir au cours d’anglais. 47€, drôle de somme, pour un cours en utilisation libre, est-ce que c’est sérieux ? Lâcher le téléphone, boire un autre café. Caresser des doigts la couverture du livre en cours. Où en sont-ils, Martin et Corelli dans cette Barcelone ensorcelée, alors que j’ai dormi ?

# 14/12 La panne, l’embrouille

Je sais parfaitement comment vous vous appelez mais quant à vous décrire ou à vous reconnaitre si on me présente votre portrait ou si on se croise demain… Alors vous imaginez, dans les films… Quel est cet acteur qui joue le père, le petit ami du fils, le bon, la brute, le truand ? La distribution est claire mais les traits sont flous. SI j’ouvre un livre, alors, le problème n’existe plus. Les visages qui s’y trouvent s’épanouissent de l’intérieur.

# 13/12 Ah… ça ce serait une histoire pour …

Ici, là, devant chez nous, les grandes manœuvres pour voler dans les plumes d’une explosion de couleurs commencent cette semaine, la boule de démolition accrochée à la grue. Elle fera tout péter, les poissons, les oiseaux, les crocos, les grosses fleurs roses, tout y passera. Une Sylvie Germain, qu’est-ce qu’elle en ferait, de la mort du mur ? De la boule, bang, bang, des miettes, au sol, de ce qui a été beau ? Un deuil difficile ? Quels gamins à la colère implacable convoquerait-elle?

# 11/12 Les morts sont avec nous

pas un jour | un objet, un mot, un parfum | pas un jour sans que l’une de vous trois | une expression, une actualité, un rien| qu’en dirait-elle |qu’en penserait-elle | comment referait-elle le monde | pas un jour | remonter le fil | tour à tour | ne plus être | partir | sans laisser d’autre lieu que la mémoire de ce qui a été | sans laisser d’autre trace qu’un baiser, une volute de fumée, une voix à l’oreille

# 08/12 Faits divers

Si je les avais pris en flagrant délit, l’entrefilet aurait été vite rédigé pour raconter les faits. Une riveraine excédée s’en prend à des personnes peu scrupuleuses qui déposent au coin de chez elle un frigo, déglingué, ruisselant de crasse, poignée démontée, allongé au sol comme un cadavre. La colère est montée chez cette femme que le voisinage décrit pourtant comme calme et sans histoire car le réfrigérateur s’ajoute à une longue liste : canapé, matelas, sacs de vêtements éventrés régulièrement abandonnés aux abords de son domicile. Mais bien sûr, ils ont fait ça de nuit et personne n’a rien vu.

# 07/12 Ressassement

Oui ou non dire oui ou dire non accepter et conséquences ça ne finira jamais même pas y penser refuser tout net et quoi depuis ce matin mâchonner ça retourner ça accepter ou rejeter deux choix  dire non et garder fierté ou oui pour ne pas froisser et risquer de … non non et non pas de oui mais pas de peut-être dire non mais quoi quel choix?

# 06/12 Pas moi mon double

Est-ce mon double ou ma doublure | est-ce qu’elle oserait si elle était moi | doublure ou doublon ­ |couverture | est-ce que je le ferais si j’étais elle |est-elle moi |en moi ou hors de moi| me suit-elle comme mon ombre ou est-elle l’ombre de moi-même | suis-je elle ou me suis-je perdue ­| est-elle consentante | elle déborde de moi | entre en conflit | cherche à m’extraire | d’elle ou de moi | pile ou face et vice versa |

# 04/12 Fragment du corps

Sur la chaîne des mini sommets où on égraine les mois de l’année pour savoir s’ils ont 30 ou 31 jours, un dôme s’est formé qui a chassé le pic qui était là — un dôme — une bille qui roule légèrement sur l’os — une coupole plutôt flasque à la base de l’auriculaire et de l’annulaire réunis — un changement de décor — un imperceptible glissement de terrain — qui d’autre que moi le remarquerait — mais qui change la topologie les lieux — la peau de la main s’est légèrement plissée et dessine des stries — une érosion inattendue — un nid de peau ravinée

# 03/12 Attente

Ne pas bouger de la station de métro, ok. Le rond-point s’enfonce un peu à la fois dans le brouillard. Il est à trente mètres pourtant. Cinquante mètres peut-être, combien de pas ? Et ça circule là-autour, ça rentre et ça sort du parking de Carrefour, par ici il rejoint celui d’IKEA.  A pied, on suit les petites bandes blanches peintes au sol pour y aller. Il avait dit 16h30, il est 32. Mes pieds s’engourdissent. Mon blouson est douillet, il fait des envieux et les poches intérieures sont sécurisées mais il laisse passer le froid et je n’ai pas pris mes gants. Voilà un bus, une liane avec un soufflet, bel engin, c’est une femme qui conduit. Sortir ma main de ma poche pour regarder ma montre, inutile, cela ne le fera pas arriver plus vite. Les gens rentrent chez eux avec des petites charrettes qu’ils tirent derrière eux. A gauche c’est l’hôpital tiens, je ne pensais pas qu’il était si près. Voilà un triangle où on peut se nourrir, se meubler et crever ! Le brouillard s’épaissit avec la nuit qui tombe. 16h37, il pousse le bouchon ! Je ne sens plus mes pieds, je les frappe alternativement sur le macadam pour les réchauffer, je ne réchauffe rien, j’ai froid, il exagère. Et les deux qui s’embrassent, là, sous la passerelle, ils ne font attention à rien ni à personne, ils s’en foutent, depuis que je suis arrivée, ils s’embrassent comme ça, à pleine bouche et sans pudeur, un peu à l’écart et dans un coin sombre mais quand même. Le rond-point a des accents londoniens.

# 02/12 Dénombrement

Combien étions-nous sur cette photo ? Un montage, oui, un montage au moment du départ en retraite de SH. Toutes nos têtes réunies, là, on doit être au moins cent ! Un assemblage fait maison, nos gueules découpées aux ciseaux. Il y en a quelques-uns qui ne sont plus là pour nous aider à dénombrer. Quel âge elle a cette photo ? Oui, ce montage… C’est toi, là ? On te reconnaît à peine. Tout cela date de vingt ans, vingt ans exactement. Le calcul est facile, cinquante-sept moins vingt, j’avais trente-sept ans. Les cheveux ont pris un coup de blanc. Alors, combien on était, pas facile, les têtes ne sont pas alignées, c’est un agglomérat. Quinze rien que sur la vague du bas de l’affiche, je compte huit vagues, et toi ? A la louche, ça nous fait du quinze fois huit, voyons huit fois cinq, quarante, je retiens quatre, une fois huit, huit et quatre, douze. Cent vingt. J’aurais dit huit fois quinze plutôt que quinze fois huit. Le résultat est le même on est d’accord, mais mathématiquement… Où est SH ? Je ne le vois pas. Pas sur la photo. Si ! C’est le 1,2,3, 4 ème en partant de la droite, ici, regarde, suis mon doigt!

# 01/12 On remet ça mais avec un livre

Les livres chez moi étaient sacrés, même les mauvais. Symboles de savoir et d’érudition, on ne les jetait pas, on ne les abimait pas, on ne les annotait pas, on ne les cornait pas pour retrouver sa page et on ne les prêtait qu’aux personnes de grande confiance. On les respectait. Qu’ils aient été dévorés ou soient prêts à l’être, qu’ils restent à jamais des non lus, qu’ils aient un statut de rarement ouverts, les livres, c’était les livres ! Boîte à livres, abandon sur un banc public, on ne parlait pas de ça ! Sans doute la boîte à chaussures n’aurait-elle cependant pas fait polémique. Choisir une boîte de belle taille au carton renforcé, y glisser une plaque de chocolat, deux paquets de bonbons, du savon, du shampoing, une brosse à dents, des protections périodiques, quelques conserves fines, une demi-bouteille de bon vin et deux livres. Un pour l’adulte, un pour l’enfant. Pas du matériel ou de l’alimentaire mais des mots, des histoires, des dessins rigolos, pour se tenir chaud. Quels livres prendre sur ma bibliothèque ? Pour le petit, c’est plus facile, un de ceux abandonnés par les enfants qui passent ici. Tournebidouille ne rentre pas dans la boîte. Les bonnes manières pour les petits dragons trouve sa place. Pour sa mère, probablement sa mère, le vieux qui lisait des romans d’amour, ça la fera voyager. Peut-être. Ça m’a fait voyager, moi. Le livre a été acheté d’occasion, une étiquette jaune sur la tranche en témoigne. Je le racheterai sans doute à la bouquinerie. Refermer la boîte, l’emballer, l’enrubanner, la rendre toute belle, préciser sur une étiquette que le colis est destiné à une femme et un enfant, le déposer à la superette partenaire.

# 30/11 Faire bouger les choses

Pousser la porte de chez Amine téléphonie, point Mondial Relay, jamais entrée dans cette boutique, est-ce lui, Amine, derrière le comptoir ? Attendre qu’il termine sa petite réparation minutieuse sur un mobile désossé, montrer mon code reçu par SMS, prendre le paquet qu’il me tend. Merci, au revoir. Au retour, apercevoir devant l’immeuble, sous mes fenêtres exactement, un plot de chantier, renversé. Arrivé peut-être de la rue de l’Amiral Courbet, on lui retourne les tripes en ce moment. A 500 mètres d’ici. Quelqu’un aurait shooté dedans ? Aurait décidé de le piquer et après un regret l’aurait abandonné sous la fenêtre du salon ? Regarder le cône, ses rayures orange et blanches sur le flanc et son socle arrimé au vide. Comme on le ferait avec un scarabée sur le dos, agitant en vain ses pattes, le redresser.

# 28/11 Transactions

Pour boire, il faut des jetons, c’est juste derrière vous, 1€ le jeton, 10€ les 11, pour manger c’est les food-truck dehors, il y a des hot-dog, des hamburgers et des pizzas, pour la tombola c’est la table du fond, on peut gagner une guitare électrique. Au profit de la lutte contre le SIDA. La gamine a quatorze ou quinze ans, elle porte le tee-shirt du staff, elle parle vite, elle connait bien sa partition. Le vestiaire, c’est là, c’est gratuit. Je vous mets le tampon sur la main. A mon tour d’être adolescente, un tampon comme preuve de paiement, ça faisait un bail. Et des jetons pour payer ma bière, je ne me souviens plus. La Pils 3 jetons, la Blanche et la Bio 4 jetons. La salle est là, à demi vide encore. Au stand hamburgers, on fait ça bien. Salade fraiche, oignons dorés à point, viande qui n’a pas l’air mal et rondelle de tomate coupée devant vous. Le père et le fils ? Le plus âgé gère les frites et les paiements CB. Ils prennent leur temps font ça à l’artisanal. Le sans contact ne passe pas bien. Ils me mettent deux emballages kraft chauds dans les mains, c’est un peu gras, merci, ça réconforte, il fait frisquet ce soir. A l’entrée, la gamine est toujours là, clin d’œil, pas besoin de montrer patte blanche. Une adulte est avec elle, sa mère ? La salle se remplit.  Hommage à Freddie Mercury, Lille Rock You C’est parti !

# 27/11 Recopier c’est facile

Le jour n’est pas encore levé et ce que l’on aperçoit tout d’abord au loin sur la lande est une étrange silhouette à deux têtes et huit membres dont la moitié semble inerte. Plus dense que la nuit elle-même et comme évoluant en transparence derrière ce voile d’obscurité. La paupière fronce à cette apparition. Doit-on s’y fier ? On se demande. On doute. A cette heure les gens dorment dans les villes, dans les villages ailleurs. Ici, il n’y a rien ni personne. SI la lune se montrait, elle n’éclairerait qu’un paysage de maquis, brut, désolé. Une terre indéfrichée. Qui va là ? Quoi ? On l’ignore. On scrute avec une attention accrue cette ombre pour tenter de l’assimiler à une espèce connue et répertoriée.

On me l’a prêté alors qu’on croyait me le rendre. Ce n’est pas à toi? Tu n’as qu’à le prendre alors. On me l’a donné. Un drôle de début d’histoire pour un livre en lambeaux. La page 159 s’est complétement détachée du texte et le reste de la reliure a rendu les armes. Il est là, près de moi, à nu, comme le texte qu’il abrite, élu pour un extrait copié, en attente peut-être d’être rafistolé, peut-être, parce que c’est dépenaillé que je l’ai connu, il ne faudrait pas qu’il devienne trop convenable. Pas destiné à être rendu, il se trouve bien ici, calé entre les autres FOLIO.

# 26/11 Petits embellissements bienvenus

BIBLIOTHEQUE
Il sera dorénavant interdit de feuilleter les livres avant de les emprunter pour des raisons évidentes, tant économiques qu’écologiques. Un livre dont chacun se saisit, avec les mains plus ou moins propres, non seulement pour lire la quatrième de couverture mais pour s’aveugler de quelques bribes et s’imprégner du texte, est voué à voir sa couverture se corner et ses pages se détacher prématurément. Dorénavant, les livres ne seront plus en accès libre et des fiches réalisées par nos bibliothécaires seront à votre disposition dans votre espace personnel et sécurisé. L’espace détente qui était installé à chaque étage de la bibliothèque est supprimé car devenu inutile. Au retour, le livre sera intégralement scanné pour vérifier que chaque page n’a été tournée qu’une fois. Chacun se doit de lire l’ouvrage emprunté sans revenir sur un passage ou un autre qui aurait retenu son attention ou l’aurait ému. Sauter des pages restera autorisé dans la limite du tiers du texte. Au-delà de cette proportion, l’emprunt du livre sera considéré comme abusif.  Le livre n’est pas un objet comme un autre et mérite d’être respecté. Tout abonné à la bibliothèque ne respectant pas ces règles pourra être exclu du fichier des lecteurs.
Une étude est en cours pour mettre en place un réglement similaire à l’étage jeunesse. Les livres dispersés sur des tapis et manipulés par des enfants qui ne sont pas en capacité de les apprécier est une hérésie à laquelle la mairie souhaite mettre fin.
A court terme, le bâtiment actuellement occupé par la bibliothèque municipale va devenir trop grand et sera transformé, dans le cadre de l’embellissement du cadre de vie auquel chaque habitant a droit, en un parking couvert sur deux étages qui abritera les vélos et trottinettes électriques ainsi que les voiturettes sans permis qui envahissent le centre-ville. Les livres seront stockés en sous-sol. Retrait et retour des ouvrages pourront se faire à la borne automatiques dédiée ou au bureau des affaires culturelles ouvert aux horaires de la mairie, en cas de réclamation.

# 25/11 Il fait froid, couvrons-nous!

un deux-pièces fleuri, un maillot qui colle au corps, un autre un peu lâche dont les bretelles tombent sur les épaules, un bonnet de bain tendu et luisant qui tire sur la peau et sur lequel se cramponne un chat, une cape en éponge, un peignoir vrai ou faux crocodile qui cache le corps, un nu intégral éphémère, une culotte gaine difficile à remonter qui aplatit le ventre, un soutien-gorge avec bonnets qui maintiennent, un string noir, un petit top porté sans rien dessous, un jean qui a accumulé des taches de plusieurs références de peinture, une longue jupe aux motifs fauves et abstraits, un soutien-gorge de sport qui se ferme devant, une liquette rouge finement lignée de noir dans sa partie supérieure, une robe simili cuir pas tant décolletée que cela, des collants qui s’affairent et veillent à ne pas filer, des chaussettes qui font qu’on se sent bien dans ses godasses, un pull qui fait croire qu’il porte sous lui un chemisier en dentelle, des semelles en crêpe, un duffle coat couleur d’encre, une doudoune, une paire de bottes dont les talons claquent, des mocassins dont on ne dit rien, un poncho qui s’enfuit.

# 24/11 Cut up moi ça!

En cas d’absence de l’AVSI, on ne peut pas l’accueillir à l’école, question de sécurité| tu ne t’ennuies pas ? | quand tu as zéro point tu ne peux plus t’inscrire au stage | oui, bien sûr, vous êtes sa maman, mais vous comprenez il ne faudrait pas qu’elle se mette en danger| zéro point, tu as fait fort ! | trois semaines d’arrêt, ça doit te sembler long |elle pourrait se sauver |une erreur d’adresse sur la carte grise| au départ| oui| pas d’acquisitions de la Grande Section| on dit que c’est la fracture du boxeur| pas reçu les PV du coup |et pas de langage non plus, difficile pour communiquer| une dame très sympa m’a rappelée| j’ai un numéro pour retirer mon colis| j’ai besoin de ma voiture pour aller voir mes parents, tu crois que c’est un argument ? | un établissement spécialisé sans doute mieux| pour le recours| ce n’est pas facile et puis on n’est pas formé ! | la procédure est comme ça| oui une radio de contrôle| t’as vu le chien comme il a couru vers toi |Françoise demande de tes nouvelles| oui une série d’infractions mais beaucoup de malchance| dès le départ l’école n’était pas chaude pour la prendre, la gamine| pour qui le colis ? |

# 23/11 Rien qu’une seconde

Tout est si calme, immobile, moi-même, je ne bouge pas. Le chat ronronne face à moi, en parfaite harmonie avec le silence. La solitude, je l’apprécie, je la savoure comme une gourmandise. Pourtant, est-ce parce qu’elles me sont imposées, ces heures à ne pouvoir mettre le nez dehors, à ne pouvoir sentir sur moi l’air et la vie, à ne pas avoir vraiment parlé à quelqu’un aujourd’hui, je veux dire vraiment parce que bien sûr… est-ce pour cela qu’elles sont interminables, les heures aujourd’hui ? Il ne faut pas plus d’une seconde, le tournoiement, le vertige, c’est à l’intérieur que ça passe, ce sont les idées qui se mettent à danser, noires, une sarabande de cafards fraichement débarqués, là, sous mes yeux. Il ne faut pas plus d’une seconde pour que le tumulte s’installe et sorte le grand Je, une seconde pour semer le trouble. C’est à l’intérieur que ça passe, ça gratte, ça presse, ça remue.

# 22/11 Arrêter le monde

Prendre le bus, regarder la rue qui passe. Derrière la vitre poussiéreuse, la vie qui va et vient, qu’on n’a pas le temps de détailler, les enseignes, les cabas qui se balancent, les baskets qui rattrapent leur retard, les fumeurs qui ajustent leur écharpe devant la petite brasserie qui fait l’angle. A la sortie du rond-point, circulation alternée. 45 secondes filent à rebours. Ici la rue est opérée à cœur ouvert, les grandes gueules des grues farfouillent ses entrailles sans anesthésie, creusent une tranchée régulière. 31 secondes restent à penser. La terre souffre-t-elle, saturée qu’elle est de gravas ? Au fond du trou, un homme, immobile, examine une canalisation à défaire, une gouttière bleue qui tranche avec l’orange fluo de son costume. 12 secondes, on détourne les yeux pour suivre le décompte.

# 21/11 La grisaille

A l’instant où les méandres de ce qui est à naitre sont encore enfouis dans les limbes, on interroge la page comme si elle portait en elle un début, comme si elle recélait un peu de nous, comme si elle nous connaissait assez pour savoir que. Le support est sans garde-fou, on y jette en quelques caractères des mots, en quelques traits, un flou.

# 20/11 C’est dimanche

Les souvenirs d’enfance ne me sont pas familiers, ils se jouent de moi et là où chacun se souvient, je ne me souviens de rien. Moi, enfant. Quoi? Presque rien. Comment? Où? Les souvenirs sont réminiscences imprécises, se mêlent à des choses que l’on m’a dites. C’est dans cet espace-temps blanc et vertigineux que je plonge. J’en remonte un fou-rire, un fou-rire qui circule, c’est comme ça les fous-rires, ça communique, qui circule, de moi, interrogée en lecture à haute voix, à l’ensemble des rangs, de moi à Madame Deband, institutrice dont le nom m’est resté car mes carnets scolaires ont été soigneusement conservés par ma mère, Madame Deband qui me relance après une pause, puis une autre. Mais non, je la vois devant moi, cette phrase, elle danse, elle se gondole et l’image qui lui est associée. Le lapereau (fils de Monsieur et Madame) perd sa salopette, pas réussi à reprendre le souffle requis. Le rire en moi est vif, physique, le livre de lecture est un de ces souvenirs sans contours…

# 18/11 Pendant que je …

Pendant que je laisse filer la parole, pendant que je m’efface et que je cède la place, je me promets de parler plus haut la prochaine fois, de m’autoriser moi aussi à interrompre, à élever la voix jusqu’au niveau de celles qu’on entend le plus fort. Pendant que j’écoute ce qui se dit, les conversations animées, les avis qui fusent, les actualités toutes chaudes, les contradictions qui apparaissent, je glisse quand même un mot ou deux trop lents, un peu décalés, pas assez réactifs. Pendant que j’assiste au match des coups de gueule, des opinions ré (et ré) affirmées, je me plais à rêvasser et à n’avoir plus aucun regret de laisser le fil de ma pensée, infuser.

# 17/11 les noms c’est du propre

Jean Meckert James Ensor Jérôme Bosch Anne-Flore Dassonville René Aubry Paul Langevin Marcus Malte Catherine Lara Jean-Baptiste Delécluse Amédée Courbet Gérard Philippe Jean Jaurès Louise Attaque Sonia Kronlund Eugène Duthoit Céline Delbecq Grand Corps Malade Richard Bohringer Paul Verlaine Alexandre Desrousseaux Maud Vinet

# 16/11 Trois visages | un trait

| de grands yeux qui sont à leur poste, observateurs et vifs, je les devine rieurs à d’autres moments, quand ils ne sont pas soumis à un casque de chantier sur lequel se porte l’attention| des cheveux fins effilochés, des lèvres qui se perdent dans un mouvement ininterrompu de la mâchoire, un front crispé, des balbutiements| un petit gars de quatre ans à peine, des lunettes qui lui mettent de l’important dans le regard, un menton qui tremble, des joues bien rougies par un chagrin et par le froid du soir qui tombe |

# 15/11 Personne d’autre que moi n’aurait pu remarquer que …

Le vieil ampli sur la bibliothèque, les livres qui ont été décalés pour lui faire de la place, lui qu’on n’avait pas revu depuis des années, calfeutré qu’il était dans une armoire, relégué. Pas d’enceintes de toute façon et aujourd’hui la musique c’est ce qu’on veut, quand on veut, aujourd’hui, la musique c’est les portables qui tournent, se souviennent de tes goûts et les agencent avec au mieux un bel objet design qui apporte les titres sur un plateau. Alors, le vieil ampli des années 90, sentimentalisme, retour vers ce qu’on a été, on s’accroche aux branches… Qui d’autre, qui d’autre que moi la relèvera cette différence sensible ? Le bloc gris à gauche des livres d’art, son témoin lumineux rouge, qui veille. Qui parle de détail ?

# 14/11 Ciel du lundi

Capturé ici, dans la petite lucarne d’où je t’observe, tu as fini par céder et par revenir à de meilleures intentions. Tu as renoué avec le plomb, le gris profond, le crachin que tu couves et que tu distribues en petites explosions glacées. C’est ce qu’on attendait de toi, que tu nous bouches l’horizon, que tu fasses masse et que du soleil on ne sache plus rien. Tu as retrouvé ta splendeur, celle de Brel, celle de Bruges, le bleu et les petits filaments de pacotille que tu arborais en octobre et jusqu’aux contours de la fameuse fête des morts était une imposture, une usurpation. Les morts, ceux de 14 aussi, qui ne t’ont jamais revu, dans leurs cimetières, dans leurs tombes, sous leur petite croix blanche, l’uniforme ça les connait, ils ont l’habitude du costume et le tien est grillageux. C’est rassurant.

# 13/11 IL AURAIT FALLU

La décharge a végété quelques jours, une semaine peut-être après le passage du camion qu’a envoyé la mairie. Le trottoir a été lavé des accumulations hétéroclites qui s’y étalaient depuis des semaines. Elle se reconstitue à présent, forte des planches d’aggloméré fraichement débarquées, d’une chaise d’enfants à 3 pieds, de jeux de roues désolidarisées des landaus, d’un matelas double, dégueulasse, plié en deux et d’une carcasse de canapé. La décharge monte et descend, prend ce qu’on lui donne et donne volontiers ce qu’on lui prend, des bricoles parfois, récupérables. Aujourd’hui, c’est la grande flotte, la décharge est gorgée d’eau. Aujourd’hui, c’est trempé, les déchets, qui ont été des choses avant, importantes peut-être pour des gens, trempent dans des flaques qui les avalent. Repère sur mon parcours, le temps d’un feu, je l’observe à travers un rideau de pluie, ce fameux tas dont personne ne voit jamais qui l’alimente. D’un carton détrempé dépassent quelques photos. Je jurerais que… la ressemblance est troublante… Je pourrais me garer et farfouiller dans le tas de photos gondolées dont les contours ne sont déjà plus qu’images qui coulent, je pourrais m’assurer que… Je démarre alors que le rapprochement s’est déjà évanoui et que dans mon souvenir, il s’enfuit déjà.

# 11/11 LOIN, SI LOIN

Quelle table de nuit ? Quel voyage ? Un parking, des horadateurs, un port, des souvenirs mais des bribes, un bar en bas de l’hôtel, était-ce un hôtel ? En bord de mer alors, forcément. Un escalier miteux. Le souvenir visuel que j’en ai ouvrirait facilement la voie à une odeur de moisi ou de poubelles mal vidées. Plus de souvenir du logement, une chambre sans doute, qu’on aurait réservée? Toilettes sur le palier? Une voiture de location ou notre propre voiture ? Est-ce qu’on avait pris l’avion ? Une ville indéfinissable, impossible de la repérer sur les cartes mentales que je déploie, impossible à positionner dans l’énumération des dates et des destinations, quelque chose à voir, à faire, juste une étape ? Sur quelle table de nuit l’ai-je oublié ce livre d’Isabelle Autissier ? Je n’en ai pas ouvert une page. Le souvenir du titre et même de l’intrigue se dissout lui aussi dans un flou éblouissant.

# 10/11 IMPREVU

Ne pas dormir chez soi, oublier dans le séjour le sac indispensable, les notes dont on aura besoin, l’agenda plus que jamais nécessaire. Le matin, en prendre conscience comme d’un fragment de rêve qui s’impose, ne pas pouvoir le balayer comme s’il était de toutes pièces inventé, se lever plus tôt, ne prêter aucune attention aux titres du journal de 7 heures, prendre une douche écossaise, une douche rapide, sentir le chaud et le froid chaud s’immiscer dans la journée balbutiante, se dire qu’elle commence mal, même si les signes et les croyances, on les laisse à d’autres, se contenter d’une gorgée de café et filer, alors que la nuit est encore épaisse. Quinze minutes, le détour est insignifiant.
Entrer dans un appartement qui ne nous attend pas, qui nous est presque étranger, familier mais incongru, toucher le sac qu’on est venu chercher, lui en vouloir de s’être laissé oublier la veille alors que notre attention était posée sur une phrase en suspens qu’on ne parvenait pas à coudre.

A propos de Elisabeth Saint-Michel

C'est ma quatrième ( cinquième?) participation aux ateliers proposés par François Bon. Je trouve cela particulièrement énergisant. J'anime moi-même des ateliers d'écriture à Villeneuve d'Ascq (Hauts de France) au sein de l'association Filigrane. Je suis aussi enseignante auprès de jeunes enfants porteurs de handicap. Côté écriture personnelle, j'ai publié deux romans et deux recueils de nouvelles dont le dernier, "disparaître ici" est sorti en mars 2021.

14 commentaires à propos de “Carnets individuels|Elisabeth Saint-Michel”

  1. Retourner un scarabée renversé sur le dos. Me rappelle les Racines du Ciel de Gary, et le combat de Morel. Retourner les hannetons comme acte de résistance.

  2. Votre texte, son rythme et l’idée qui le pousse sont magnifiques, comment d’une atmosphère empesée de respect, passer à la lumière, à l’attention, au délicat. Merci de cette expérience,

  3. Merci pour votre lecture, Catherine, et pour ce commentaire.
    Magnifique surtout, cette idée de cadeau, dans une boite à chaussures qu’on peut remplir à sa guise, destinée à des inconnus.
    Pour ma mart, j’y ai toujours glissé des livres!

  4. Le rond-point a des accents londoniens #24 La dernière phrase pourrait résumer l’attente en flegme britannique