# Carnet individuel | Olivia Scélo

Faire le vide

Dans la contemplation obstinée d’un décor d’arbres et d’oiseaux, j’aspire au vide. Le flottement auquel je parviens ne m’emmène jamais trop loin. J’attends l’emplissement après l’envahissement du vide, l’évidence qui sans cesse se dérobe. 

Les morts sont parmi nous

Les teintes brunes du papier albuminé disent la présence fantomatique des morts. Je veux tisser les liens invisibles qui nous lient, explorer la généalogie fictionnelle qui me donne l’existence. Je veux retracer la vie des morts pour écrire entre les manques. Ces morts qui ne sont pas les miens, j’ai choisi de les hanter pour qu’ils me hantent à leur tour, pour qu’ils me disent la vie et son prix.

On n’aurait pas dû

Je n’aurais pas dû laisser filer le temps hier, laisser gagner la torpeur, entretenir le chagrin alors que c’est dans l’activité même que j’aurais pu me sortir de l’hébétude, de la nonchalance du corps, du sentiment glacé de l’impossibilité même. Je n’aurais pas dû laisser le néant envahir l’espace du dedans, grignoter l’intérieur, ronger le sang, déformer la volonté comme une lèpre pour ne plus rien laisser que le bris acide de l’inutilité, du vide, de la vanité de vivre.

Ruminé, rabâché, ressassé

Je n’aurais jamais dû laisser mon double faire toutes ces choses à ma place, ça m’apprendra.

Pas moi mais mon double

La journée qui s’annonce étant trop chargée, c’est mon double qui va l’assumer à ma place. Il se lèvera à sept heures, accompagnera son fils à l’école, rentrera pour finaliser rapidement un cours, déjeunera en un éclair pour assurer l’atelier d’écriture avec les lycéens. À partir de 15h30 et peut-être jusqu’à 20h, il enchaînera les rendez-vous et rentrera exténué avec la seule envie de se coucher. S’il peut tenir un tel rythme, s’il se montre bon orateur et suffisamment pédagogue devant les élèves, convaincant devant les parents, alors je le laisserai se faire inspecter à ma place la semaine prochaine. J’en profiterai pour lire, écrire, chanter et voir passer la vie à travers la fenêtre.

Fragment du corps

Le corps étranger qu’on voudrait apprivoiser comment éviter l’éclatement quand on n’aspire qu’à tâter sa consistance. Ce corps sans notice suit sa propre mécanique on voudrait tant restreindre l’empire de la pensée maligne. Mon corps étranger craint pour toujours l’abandon pourquoi le rassurer si de soi on n’a jamais fait aucun don. Mais le corps fragmenté condamné à la pièce détachée sait que le jour viendra de la réunification, de la pacification, de la réconciliation, le jour où, de guerre lasse, les armes, il rendra.

Salle d’attente

Comment c’est quand on reste là sous un néon blafard encore enveloppée d’un reste de nuit parce que dehors il fait froid et que tout le monde est parti déjà. Comment c’est quand assise sur une chaise un peu raide le corps d’abord transi puis peu à peu enveloppée d’un souffle chaud l’écharpe est déroulée d’un demi-tour puis délassée de son nœud la gorge ouverte respirante. Comment c’est alors que la poitrine se dilate enfin aux battements du monde quand quelqu’un arrive finalement et gaspille le pourquoi le pour qui le pour autrui quand soudain le sol chavire et la pièce rétrécit quand la nuit gagne et le froid et le sel. Comment c’est quand on voit partout le sel de la terre déversé.

Exercice avec dénombrement

À seize ans, à 16.000 lieues du lieu de sa naissance admirer les mille et trois clochers et les sept gares de Moscou. À quarante deux ans, à 3 kilomètres du lieu de ma naissance, une journée pareille à cent mille autres, contempler les centaines de livres des huit bibliothèques de la maison. Être encore bien loin, et frémir en pensant à la jeunesse perdue.

Faire bouger les choses

3h30. des boules quies. des protections anti-bruit en forme de pyramide. à tourner sous les doigts. rouler en tube. glisser dans l’oreille. à gauche. à droite. sentir les précieuses mousses de tranquillité gonfler dans le conduit auditif. entendre le mouvement du souffle de l’extérieur vers l’intérieur. être en soi. couper le son.

Transaction

Les élèves reçoivent aujourd’hui leurs codes d’accès pour l’application Cyclades qui valide l’inscription au baccalauréat. L’échange de documents se fait contre signature, dit émargement, il faut signer ici, préciser la date, comme preuve de transaction, pour un document administratif, officiel, important. Ne faites pas croire que la transaction n’a pas eu lieu. Elle est enregistrée ; nous avons les preuves.

Recopier

Son idée, sa conception d’une banque était celle d’une taverne élisabéthaine ou d’une auberge de la frontière au temps où les pionniers marchaient vers l’Ouest : vous vous y arrêtiez avant la nuit pour vous abriter des dangers de la nature sauvage, on y offrait le gîte et le couvert pour vous et de la paille pour votre monture, avec un lit (ou ce qui en tenait lieu) où dormir ; si vous vous réveilliez le lendemain matin dépouillé de votre bourse ou de votre cheval ou même la gorge tranchée, vous n’aviez qu’à vous en prendre à vous-même puisque personne ne vous avait obligé à passer par là ni incité à vous y arrêter. Et donc, quand il se fut rendu compte qu’à l’origine même de son accession à la vice-présidence d’une banque il y avait eu le pillage de celle-ci par un crétin aussi dénué de courage et d’imagination qu’il savait être son cousin Byron, sa décision d’en retirer son argent le plus tôt possible n’avait pas été plus irraisonnée que celle du voyageur qui, au moment de desseller sa monture dans la cour de l’auberge et voyant jeter du haut d’une fenêtre un corps nu égorgé, ressangle sa selle sans perdre un instant et poursuit son chemin, peut-être pour chercher une autre auberge ou sinon, pour passer la nuit dans les bois qui après tout, en dépit des Indiens, des ours et des brigands, ne seraient pas tellement moins sûrs.Le lourd inquarto Gallimard est un des livres de chevet, un de ceux qui, depuis plusieurs années déjà, ne retrouvent jamais leur place dans la bibliothèque mais restent obstinément là, au sol, à portée de main, dans un nécessaire fouillis. Les livres miraculeux sont gribouillés, grisés, annotés, soulignés, des croix marquent le haut de certaines pages, la tranche est jaunie mais aussi salie. Pas de fétichisme de l’objet livre.

Embellissements bienvenus

Petits embellissements bienvenus dans les lycées où les états dépressifs et suicidaires gagnent du terrain. Casser les vitres, briser la glace, réclamer ces verres de couleur, vitres magiques, vitres de paradis et hurler à travers les fenêtres « La vie en beau ! La vie en beau ! »

Cut up moi ça

Les enfants ne comprennent pas les attendus. Ils ne comprennent pas leurs notes même avec la correction. C’est un problème de consignes. Ils sont censés tous avoir un agenda. Ils sont censés noter ce que l’on dit. On note l’intégralité de ce que dit le professeur. Et on ne parle pas avec son voisin sa voisine ou son poisson rouge. Vous n’êtes pas censés ranger vos affaires quand ça sonne. / Il est attentiste. Il est assis. Il attend. Ya un problème de poil dans la main. Ya aussi un problème de compréhension. Il doit y avoir un problème de compréhension mais il y a aussi un problème de posture. D’où la mise en garde pour le travail. / Ce qui me dérange c’est la victimisation. J’ai mis l’étude en place tous les soirs. Je ne sais pas si elle a la volonté d’avancer. Elle a le sentiment de n’être pas accompagnée. Vous avez des choses à nous dire peut-être ? Au Canada, ils ont des normes et des valeurs très différentes. Elle tutoie ses profs par exemple. J’ai le droit de mâcher du chewing-gum et de prendre un petit déj en classe, elle nous a dit. Elle ne se lève pas quand un prof rentre dans la classe. Mais elle se sent super bien dans la classe. Et votre sentiment à vous les filles ? J’ai l’impression qu’elle s’en fiche de ses notes. Elle n’a pas réalisé que pour avoir des bonnes notes il faut qu’elle travaille. Mais ça commence à changer. Maintenant elle fait des choses qui ressemblent à des maths. / Quinze de moyenne et tu as mis résultats décevants. Ça devait être au moment du match, le deuxième but. On peut changer ?  On met convenable ? Je considère que c’est au moins satisfaisant. Oui, on fait des copier-coller. Mais il faut copier au bon endroit.  / Il est intégré en classe ? Non. Je le connais depuis la sixième et il n’a jamais été intégré. Je pense qu’il a une posture qui fait qu’on n’a pas envie d’aller lui parler. Ça a l’air méchant mais non c’est parce qu’il est dans son univers. / Elle me fait de la peine parce qu’elle est toute seule. Mais elle me dit que ça va. Mais je suis inquiète quand même. / Elle veut rien dire ma phrase. Ça c’était après la mi-temps. Le troisième but. La troisième bière.

Arrêter le monde

Arrêter l’image sur la salle vide, la cour désertée, l’escalier dépeuplé. Suspendre la sonnerie stridente qui déclenche le grouillement infini, la cadence des pas, le flot des voix. Remplir l’absence du flux continu déjà là suspendu, combler le vide de ce qui déjà là se tient tapi en sursis.

La grisaille, les dessous

Ils allaient obscurs dans la nuit solitaire… (Ibant obscuri sola sub nocte…, Virgile, L’Énéide, livre VI). Je recherche le transfert de caractérisation tout simple qui provoque une telle puissance d’évocation, ce genre d’image obsédante qu’on se relance en boucle. J’explore le dessous du texte, j’entre dans le tableau : je marche obscure dans la nuit solitaire je marche seule dans la nuit obscure je marche sombre et solitaire dans la nuit je marche je suis sombre je suis seule je marche la nuit m’obscursit et m’isole je suis la nuit.

C’est dimanche

Je pense que le désir d’écrire a inévitablement accompagné les révélations lumineuses des premières lectures. Certains de ces éblouissements sont difficiles à expliquer. Pourquoi sentir une obscure fraternité avec un vieil homme qui se bat en mer contre un espadon quand on a douze ans ? J’ai confié parfois secrètement à cet âge-là que je voulais être écrivain. Comment ne pas ? Ils étaient les seuls que j’avais vus embarqués sur la voie du sens.

Pendant que

(À Laurent)

Qu’est-ce que tu fais pendant que tes élèves travaillent ? Je vais sur YouTube.

Ne pas s’attarder sur

Le rendez-vous médical déborde toujours dans mon emploi du temps. Il est à la fois l’espace vacant d’un temps perdu et la confrontation – parfois monstrueuse – avec le moi que je ne veux pas voir, le moi vulnérable, le moi infantilisé, le moi objet, le moi nu. Alors aujourd’hui, esquiver le corps en sous-vêtements, allongé sur une table, potentiellement souffrant, infecté, mortel etc… Et assumer l’irrévérence : je vais ranger mon corps et je ne reviendrai pas l’an prochain.

Chaque visage un trait

Figure fantomatique entraperçue derrière la vitre visage blafard surmonté d’une neige évanescente | Silhouette de pantin à l’allure acrobatique traversant le couloir d’un pas désarticulé | Laideur saisissante du visage enfantin déjà déformé par la frivolité de vivre |

Personne d’autre que moi n’aurait remarqué que

Personne d’autre que moi n’aurait remarqué que le CPE du lycée avait balayé d’une main l’ennui de la tâche administrative pour réciter au milieu du bureau de la vie scolaire des vers de Corneille et de Racine. Et quel plaisir vif il y prenait. Personne d’autre que moi ne le voyait sur la scène de ce théâtre antique à Lyon où il avait créé la surprise au milieu des visiteurs et de ses cousins amusés. Personne d’autre que moi n’entendait l’éclat de rire, la joie de la réminiscence, dans ces vers noirs de la vengeance tragique.  Filles d’enfer vos mains sont-elles prêtes ?  Que le courroux du ciel allumé par mes vœux fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux.

Ciel du lundi

Ciel clair presque transparent bardé d’un grand rectangle noir, une montagne hallucinée. Voûte laiteuse, quelques rayons trop vifs troublent les nuages mousseux chargés de pluie, des perles d’eau étoilent à peine le sol. Vapeurs de nuées confondues en feux de cheminées. Ciel lessivé brouillé de fin de journée.

Phrase de réveil

effrangement de lumière au seuil de la porte quand doucement s’ouvre l’œil rester flottant dans ce suspens du temps pour préparer lentement l’effraction partir avec les grues

Il aurait fallu que

Le vol de grues en V parfait dans un ciel trop bleu de novembre a retenu notre attention pendant quelques minutes. Le temps s’arrête et fige les corps les mains dans le dos, la nuque cassée, les yeux clignotants au soleil. Il n’y a plus que les oiseaux guidés par un instinct très sûr, criant dans l’azur frais. Il aurait fallu y aller nous aussi. On aurait dû faire partie du voyage. Je lève les bras vers le ciel et déjà les plumes frémissent d’une promesse nouvelle.

Si loin si loin

brouillard d’automne roussi à l’aube de l’école faut-il qu’il m’en souvienne ?

De l’imprévu

le réveil en pleine nuit la gorge en feu les cordes vocales douloureuses et alors toutes ces choses à dire – Colette, Sénèque – et les mots qui manquent déjà

Prologue

des essais

des ratures

des mots biffés, barrés, effacés

des feuilles volantes, des versos,

pas jetées en boules

en beauté de corbeille à papier

mais soigneusement pliées, entassées

les ratures

pliées en quatre, in octavo

les mots gribouillés

rageusement effacés

réécrits, bousillés

dans l’angoisse

du désœuvrement

pas de carnets 

A propos de Olivia Scélo

Enseignante. Bordeaux. À la recherche d'une gymnastique régulière d'écriture.

4 commentaires à propos de “# Carnet individuel | Olivia Scélo”

  1. Des mot précieux et un tout qui fait unité. J’aime cette suite de textes simplement présentés qui résonnent.