carnets individuels | Juliette Keating

#01/40 Vadrouille pour photographier des animaux en ville mais, dans la brume piquante, d’animal aucun. Sinon dans cette rue en pente douce, un gros chien noir. Sa grosse bonne tête, sa truffe humant le bas de mon imper. Pas de photo, on a parlé.

02/40 Pas de souvenir du jour où ma première sœur est arrivée, où mes parents l’ont amenée de la clinique. L’appartement quitté il y a 47 ans, ses pièces très présentes encore. Sensation d’un volume dans la pénombre de ma chambre : le lit cage. Pas de souvenir des au moins trois fausses couches entre ma naissance et celle de cette sœur, de la déception de ma mère qui s’alitait en vain. Sensation de tristesse diffuse liée à cet appartement.

03/40 Il aurait fallu nous parler, nous montrer nues dans nos mots. Au fond d’un café, flipper, cabine de téléphone, zinc voilé par les cigarettes. On s’y casait l’hiver devant une tasse Lipton à l’abri des trottoirs pleins de ces fêtes de Noël auxquelles chacune son rôle il nous fallait participer. Ç’aurait été ça le cadeau, des mots vrais sur toi sur nous. Parler une fois c’est pour la vie, une seule fois dure toujours. Mais tu ne pouvais rien me dire sinon ce qu’on dit aux enfants.

04/40 Insomniaque égale quinze réveils qui n’en sont pas vraiment. Vers trois heures, une phrase simple avec les mots chien et désordre. J’étais pourtant sûre de m’en souvenir.

05/40 J’ai découvert les ciels avec la photographie. Ciels d’avant n’avaient pas ce concret de lumière, cette réalité tangible, nuages ou pas. Non plus évanescences, passages, supports de rêveries mais problèmes techniques. Certains jours, impossibles à saisir avec le capteur du Nikon qui grille les ciels clairs les bousille en uni crayeux écrasant le monde. Ciel d’acide. Mais les trucs pour réussir tout de même, les réglages, les manips, la joie quand ça y est c’est dans la boîte le beau ciel à poètes.

06/40 Personne d’autre que moi n’aurait remarqué la porte à moitié ouverte envahie de sauge sauvage, poussées d’arbres à papillons, canettes écrasées contre lesquelles s’échouent les feuilles tombées des platanes, par entrebâillement glisse une lumière trop forte pour un dedans qui ne peut sourdre que d’un autre dehors, l’unique pièce aux murs clos mais au toit manquant, personne d’autre que moi n’aurait remarqué la disparition de la porte avec le reste autour.

07/40 Surgissant de l’immeuble squatté, visage vieilli dans la capuche, l’homme râblé encore costaud jette un regard à droite puis à gauche, tire une poussette à marché vide | Jeune homme au parapluie rouge, pans flottants de l’imper burberry, traverse le carrefour à grands pas, lève le coude haut, porte la cigarette à ses lèvres, guitare dans sa housse au dos | Femme débarque devant la cabane avec d’autres, massive, visage gonflé, cheveux noirs tirés, sourire doucereux : l’église.

08/40 V. Lafortune Laure Desroches Daniel Sorano Léontine Guimard Guillaume Bugnon Sandrine Rogerie M. Puig Paul Signac Fernand Combette Véronique Willmann

09/40 Ne pas s’attarder sur les chats quêtant refuge. Ne pas s’attarder sur la vieille assise au coin. Ne pas s’attarder sur le coup de fil remis. Ne pas s’attarder sur la lettre de la banque. Ne pas s’attarder sur sa demande muette. Ne pas s’attarder sur la douleur au côté. Ne pas s’attarder sur les erreurs du passé. Ne pas s’attarder sur la maladie du fils. Ne pas s’attarder sur les promesses les rêves. Ne pas s’attarder sur cette nuit qui revient. Ne pas s’attarder sur ton sourire effacé.

10/40 Pendant que les mésanges picorent dans la mangeoire j’aligne sur l’écran des lettres comme une volée de graines. Pendant que je me concentre sur le rythme de mes phrases le ménage, lui, n’est pas fait. Pendant que les glaces s’éboulent en grand fracas de silence la pie cherche l’escargot dans une tache de soleil. Pendant que j’y pense je sais que j’oublierai le moment venu. Pendant que la fleur s’ouvre combien de nouveaux nés ? Pendant que tu lis mes pendants le lait déborde sur le feu. 

12/40 Dessous de l’écriture, comme la grisaille pour les maîtres anciens ? Difficile parce que plus je prépare personnages, décor, situation, développement, moins c’est réussi donc attaquer directement dans le brut. Plutôt répartition de masses colorées ou composition rythmique d’ensemble. Le dessous, la première version qui peu à peu s’efface sous les suivantes, les dessous : sensations, ambiances, émotions impulsives. Désir de répondre, de réagir ou de faire écho à ce qui a été perçu de l’extérieur.

13/40 Bâtiment béton au fond d’une cour jonchée de mobilier bancal, linge aux fenêtres, grille ouverte sur le trottoir d’une rue mal pavée ; à la file, des ouvriers s’éclairent sous le lampadaire, sac plastique sous un bras, buste tendu vers l’entrée du foyer.

14/40 De branches en mangeoire, voletage d’une équipée de mésanges. Le chien déboule, la mangeoire balance.

A propos de Juliette Keating

Vit et travaille en région parisienne. Autrice, elle a publié un roman "Awa" (éditions le Ver à soie), un recueil de portraits de jeunes gens illustré par Béa Boubé "Blaise, Léa et les autres…" (éditions Libertalia) et deux romans jeunesse (Magnard). Contributrice à la revue culturelle délibéré.fr.

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