Celle dont tu portes le nom

Je n’ai de toi que ce portrait sans rides, tu es morte bien avant de savoir que j’allais un jour exister, aucun sourire sur tes lèvres fines, les yeux sont cerclés de cernes profonds, les cheveux adroitement attachés en chignon sur ta nuque, un long collier de perles sur la robe noire, les mains délicates et blanches posées sur les genoux. Je ne sais de toi que ce qu’elle veut bien me dire et, quand elle invente, elle y croit tellement que cela devient vrai malgré l’invraisemblable. Je ne sais rien de ton enfance, à quel âge tu t’es aperçue que tu n’étais pas comme eux, y as-tu seulement pensé. J’ai du mal à imaginer comment tu as pu rompre la lignée des sagesses acquises, qu’est-ce qui t’a poussée hors de ton nid douillet de bonnes familles, qu’est-ce que tu as vu en lui, quelle force, quel courage, que savais-tu de l’amour. Devinais-tu déjà qu’un jour il ferait tout pour te sauver de l’inévitable. Comment tu as pu les braver en choisissant précisément celui qu’ils n’avaient pas choisi, quelles menaces as-tu affrontées, le déshonneur, le silence de la haine. Je suis sûre au moins de cela : tu n’as jamais regretté ce geste de vingt ans. On suit jusqu’au bout les décisions prises, on ne déserte pas. Il n’a pas déserté la douleur subie lors de ta mort, il l’a bue dans tous les troquets que la vie a mis devant lui pour le briser enfin, tandis que les autres, ils sont restés debout et de marbre regardant une à une les forces qui t’abandonnaient, les trois enfants qui pour eux n’étaient que les souillures de ta trahison, il semble qu’ils soient venus sur ton lit de moribonde pour te voler le seul bijou qui te restait. Je n’ai de toi que ce visage lisse qui cogne contre la feuille de papier jauni. S’il avait des rides, j’aurais pu voir à l’intérieur de toi, j’aurai peut-être mieux percé le mystère qui t’entoure. Quelle est la part de toi sur laquelle tu marches et que tu ignores, ainsi certains gestes que tu fais n’ont-ils pas d’avant. Qu’y a-t-il de toi en toi.  

A propos de Helena Barroso

Je vis à Lisbonne, mais il est peut-être temps de partir à nouveau et d'aller découvrir d'autres parages. Je suis professeure depuis près de trente ans, si bien que je commence à penser qu'autre chose serait une bonne chose à faire. Je peux dire que déménagement me définirait plutôt bien.

13 commentaires à propos de “Celle dont tu portes le nom”

  1. Rompre la lignée des sagesses acquises….et retracer ce qu on peut imaginer…merci pour ce beau texte Helena

  2. « Je n’ai de toi que ce visage lisse qui cogne contre la feuille de papier jauni.  » Quel émotion en te lisant Helena

  3. Je reviens vers toi Héléna après avoir lu tes textes ce matin.

    J’en aime beaucoup la poétique et le regard que tu poses sur le quotidien. Des images fortes et belles qui nous emmènent dans ton univers sensible et parfois teinté d’une certaine fragilité.

    Ce texte ci dessus est magnifique par la force de ce qu’il dit et du vécu de ses personnages. Bravo.

    Merci pour ces textes écrits par petits bouts et j’ai retrouvé l’Espagne tel que je la connais sur la route vide et désertique en allant au Portugal.

  4. Merci infiniment, Clarence, pour la générosité de ta lecture (du coup je te tutoie aussi!) et de tes commentaires. Ils sont d’autant plus précieux que j’ai parfois beaucoup de mal à voir où je vais. C’est peut-être cette fragilité dont tu parles et que je reconnais maintement comme si vraie ! Merci encore de ta visite. Je vais aller me promener de ton côté moi aussi.

  5. Quel beau texte, rythmé par ces ‘Je n’ai de toi que’ qui sont déjà beaucoup et ouvrent des portes vers l’écriture. Merci!