Chez Jean Lou

presque à l’entrée du village : en venant de L. tourner à gauche direction la plage, s’engager dans l’étroite ruelle, bascule brusque à bâbord. Aucune visibilité – rouler prudemment ! – On entrevoit alors par la vitre côté passager, (juste avant de débouler sur la petite place dissimulée derrière les façades trapues), à travers la grille d’un vieux portail rouillé et dépité, derrière le mur d’épais granit sombre à jamais frotté de ciel, de pluie, et de crépuscule, une vieille salle de réception allongée et basse. La pancarte en surplomb l’affiche en grosses lettres d’un bleu marial sur fond décoloré — vaguement cérémonieuses, doublées d’un fin liseré d’une couleur autrefois plus foncée, laquelle maintenant — va savoir ? — (Des caractères qui auront tenté en leur première fraîcheur le rond de jambe, mais sans la vraie prétention, plutôt à te poser la main sur l’épaule :  allez ! — tu viens boire un coup ?) : c’est « chez Jean Lou » ! – Sous le nom, empilés, les rituels familiaux et leurs banquets : baptêmes, communions, noces (aucune mention pour les enterrements mais forcément étape après étape on se doute …) La peinture blanche des fenêtres est écaillée et balafrée de griffures et plaques grisâtres. Un bail que les sorties de l’église massive en face, devenues parcimonieuses et indifférentes aux monuments aux morts des deux grandes guerres (érigés juste à droite du porche sombre, devant l’enceinte en pierres taillées encerclant le semis de croix du cimetière) : d’un côté le soldat casqué et verdi, en capote et fusil à baïonnette, figé en plein élan, gueule ouverte derrière un cri tout aussi immobile, juste à côté la plaque de marbre rose brillant et moucheté de noir, croix de lorraine dorée, liste des noms, aux enfants de S. morts pour la patrie — à ce qu’on dit -), bien longtemps donc qu’elles n’échouent plus dans la salle de restaurant après escale prolongée dans le petit bistrot.

C’est toi qui as suggéré de lui rendre visite – tu as ajouté que ça lui ferait plaisir de me revoir – c’est peut-être ce qu’il a dit quand tu lui as précisé que nous venions passer le week-end avec Carol. Tu as ajouté qu’il avait depuis peu décidé de vendre le café : 49000 euros, les prix d’ici ! – Un beau-frère récemment décédé — ça lui a germé une idée de retraite avant que … Tu as rapporté en riant ce commentaire d’un commerçant en bières vins et spiritueux de la ville d’à-côté : ah mais Jean Lou c’est pas un café qu’il tient ! c’est une institution.

 C’est un soir d’hiver (il fait sombre et tempête, la deuxième en peu de temps, même les gens d’ici grommellent que ça commence à faire). Pas de pluie tout de suite, le temps de traverser en vingt pas après avoir évité les flaques glauques du parking en gore. Le vent brasse tout ce qu’il veut en bourrasques de noir et de frisquet, il a réussi à en pousser et badigeonner partout entre les murs du troquet : passé l’encadrement de grosses pierres et la porte étroite, rouge brique, petits carreaux, c’est comme se couler dans un obscur frisson froid de draps humides. À gauche en léger surplomb d’une demi-marche une minuscule salle faiblement éclairée, vide. Deux ou trois tables, les verres ballon à l’envers sur les nappes papier ; en face de l’entrée l’escalier en bois foncé grimpe en craquant à, tu précises, un petit bout d’appartement. À droite le comptoir et ses hauts tabourets de bar. Derrière les trois poignées en porcelaine des tireuses à bière une amorce de couloir tronqué, débouche sur une pièce faiblement éclairée, tons de gris, des machines chromées (four ? lave-vaisselle ? Un grand évier). Le comptoir tourne ensuite à angle droit en longeant le mur couvert de photos noir et blanc et de vieilles affichettes publicitaires. Dans l’épais du silence on se juche sur nos tabourets : tu t’adosses contre le mur en resserrant les pans de ta veste, Carol essaie de distinguer une présence humaine en se tordant le cou en direction de la cuisine. J’ai mal au dos et je reste debout, les coudes plantés en compas sur le comptoir, le visage coincé entre les mains. Installez-vous je prépare mes patates ! La silhouette bleue, costaude, de dos, sans se retourner passe et repasse devant les machines chromées, se fond dans les bruits métalliques de casseroles entrechoquées. Ça dure encore un bon moment. Hissés sur nos tabourets on attend, on parle à voix tamisée, comme dans les bibliothèques, on ne saurait même pas dire pourquoi.

Il nous surplombe derrière le comptoir, son ombre imposante téléportée en silence. La soixantaine costaude, cheveux rares et blancs, esquisse de barbe du matin ou de la veille, yeux délavés et vifs, visage plein. Puissant. D’un coup je le prends de face comme un phare surgissant derrière son col de vagues moussues. Alors ça y est, t’es à la retraite ? Il fait partie de ceux qui chamboulent le temps, le réduisent en miettes – 10 ans pareil qu’hier ! Ça nous embringue sur les fins, son beauf qui avait retapé un manoir du côté de Quimper mais c’est impossible à chauffer ces bâtisses, a tout vendu pour revenir dans le coin et puis voilà — et comme un manoir en appelle un autre en gigogne il ressort les histoires à tiroir des hobereaux du coin, ceux qui ont transformé en leur temps leurs demeures en hôtels pour recevoir les parisiens. Tiens, celle-là du côté de Trébeurden ! — bien avant que ce soit Perros qui ait la cote, elle était incapable de gérer la vieille, pour beaucoup c’était de l’héritage, tu comprends ! Il laisse en suspens une bulle ou deux de silence, pose ses larges mains bien à plat sur le comptoir, balance le coup d’œil circulaire dans les recoins d’ombre, reprend :   à l’époque de Furiani tu te souviens Furiani ? — les autorités ont décidé d’inspecter tous les lieux qui recevaient du public comme on fait après les accidents ! Quand ils sont venus vérifier elle comprenait rien de rien à ce qu’ils voulaient, elle a sorti le registre l’a posé sur le comptoir devant eux et elle leur a dit mais c’est qui ce Furiani d’abord, j’ai jamais reçu de Furiani ici moi !  Il part d’un éclat de rire à cisailler la pénombre et d’un coup le bar chaloupe et pétille. Qu’est – ce que vous buvez ? Je lui demande ce qu’il va prendre avec nous.Il propose une bouteille de brune — pas loin d’ici regarde (doigt pointé sur l’étiquette), je taperai dedans, ilnous fait toucher la bouteille sortie du frigo, qu’est-ce que t’en penses ? décide qu’elle est trop froide, en extrait une seconde de sous le comptoir, poursuit ses histoires, oublie son évaluation thermique, remplit cinq verres de la première. Il enchaîne sur quelques friqués du coin, demande au frangin s’il se souvient de la Mouette (légère claudication caractéristique …), François hoche un acquiescement amusé tandis que dans ses yeux troublés un fantôme titube… Jean Lou est lancé, le bar bruit doucement de fantômes et de souvenirs. Là tu vois c’est Marzin !– il était tout petit 1m 50 je dirais » et sur la photo noir et blanc tiré du bouquin des célébrités entreposées sur l’étagère on voit bien en effet qu’il est rase-motte, surtout à côté de de Gaulle. Il avait parié de pisser dans la poche d’un gendarme invité à une cérémonie du coin avec les huiles, alors il l’a fait boire jusqu’à… Jean Lou s’éclipse, revient avec des amuse-gueule, olives, tranches de saucisson, chips, va servir deux clients rentrés après nous. Ils sont venus nous serrer la main avant de prendre place au comptoir, ils le font tous ici. Après vient l’histoire de l’autre, alcoolique fini, pété de thune mais qui était sous tutelle, et comment à quelques-uns ils lui avaient prêté du fric pour qu’il aille voir Baruk à St Anne : tu le connais Baruk toi qui es de la partie ? pour qu’il fasse lever la tutelle ! Mais voilà à Paris il a voulu en profiter, mener la vie, aller voir des putes, boire des canons. Il a loué une voiture, on l’a retrouvé endormi dans un fossé ; du coup c’est les flics qui l’ont emmené à St Anne… Pour la tutelle c’était foiré ! Jean Lou trace un cercle magique du bout du doigt, au-dessus des verres, vous reprenez ? Et puis l’autre encore qui roulait dans une Simca horizon, elle tenait avec des sandows et qui trimballait son pognon dans un sac plastique. Un jour il a invité Jean Lou chez lui, lui a offert le champagne tiède tu parles si j’en voulais de son champagne il m’a demandé de laver deux verres en disant après tout c’est bien votre métier ! T’aurais vu le bordel dans la maison, je m’en rappelle c’étaient ces vieux robinets tout rond (il les tourne dans l’air vide derrière le comptoir transformé en évier).

Bon faut que j’aille fermer les volets ! Façon de dire qu’il va fermer alors au-revoir c’était bien de se retrouver, affaire à remettre et bonne soirée oui bonne soirée. Dehors la nuit crachine.

Depuis le bar est fermé par la nécessité forcée des évènements ainsi de plus en plus nommés, à cause des mots qui contaminent et donc décret du gouvernement. Jean Lou s’est remis tout seul aux fourneaux, prépare des plats à emporter. Il déprime un peu tu dis. Tu lui retapes son vieil ordi poussif, et ça occupe un peu tes soirées.

5 commentaires à propos de “Chez Jean Lou”

  1. C’est magique description qui enracine dans le lieu puis l’envie de toujours en savoir davantage, assis au bar de chez Jean-Louis et c’est comme si on y connaissait tout, du cadre, du bonhomme, et on est un peu dépité quand il annonce qu’il doit fermer ses volets. Douce nostalgie. C’était passionnant. Merci. Belle fin aussi.