vers un écrire/film #01 I cursive

Du Blanc. Des lignes pour l’instant illisibles, des mains qui pianotent. Soudain prises d’une frénésie de frappe, soudain en suspens, puis retournant tapoter. Des lignes dociles suivent à distance les commandements de doigts agiles, en particulier index et majeurs, aux ongles ni trop longs ni trop courts, d’une taille intermédiaire qui ne gênent pas le maniement des touches. Sur ceux des pouces, se lisent des traces de vernis métallisé bleu, davantage sur le gauche. Les mains se sont arrêtées, les pouces se regardent, une lumière jaune fait luire brièvement les traces. Dos en train d’écrire. Bruits de frappe. Pullover en laine mélangée à dominante bleu gris. Torsades. Soubresauts du pull au niveau des épaules. Palpitations de laine. Torsades. Encolure ronde. Naissance de la nuque, sillon. Dans le creux, un prurit que l’annulaire gauche ausculte. La chevelure au-dessus, en masse. Du cheveu à profusion, que l’on vient gratter à l’occiput, plus fréquemment de la main droite. Le crépitement intermittent des touches. La fenêtre, grande, encadrement blanc découpé sur la nuit débutante. Les vitres reflètent de plus en plus l’intérieur d’un bureau, et, tapissant l’angle adjacent, quatre bibliothèques en aggloméré surchargées. Les livres, rangés au petit bonheur la chance, s’intercalent avec des objets : petite panière de poupée, animal exotique en bois, aux cornes cassées, vieille boite de sardines rouillée JEAN NICOLAS, bobine de fil de cuivre, plaque de tôle bosselée qui prend la lumière du lustre. Au centre de la pièce, au-dessus d’un petit tapis marocain, du linge pend à un étendoir sur pieds. Un dessin naïf est posé entre maillots et chaussettes. Des voix enfantines lui font écho, dans une autre pièce. Glissant son ventre aplati sous le vélo elliptique posté devant les bibliothèques, un chat survient. Il disparaît presque complètement sous l’étendoir – sa queue agite en passant les vêtements – et réapparaît sur une pile de matelas d’appoint, devant le radiateur. Ses oreilles se plaquent en arrière quand les voix se rapprochent et laissent présager l’intrusion imminente de leurs petits propriétaires. Retrouvant son flegme, il entreprend sa toilette. Mais ses yeux de mica s’allument brusquement et la patte encore en l’air, il se fige. Une araignée descend d’un étage. Elle disparaît derrière la tranche d’Espèces d’espace. D’autres étagères, ménagées dans de vieilles caisses de Bordeaux plaquées à la verticale du mur blanc qui fait face à la fenêtre, supportent, en plus d’autres livres, un amas de petites choses colorées, placées devant des cadres ou des coffrets. Breloques, choses faites à la main, certaines par les enfants. Conglomérat de souvenirs. Un vieil appareil photo jetable KODAK prend la poussière. Sur la tranche, à l’envers, Développer avant : 05/2015. Derrière, un album, imprimé sur Internet, présente en couverture un coucher de soleil flou. La nuit est totalement tombée. La lampe de bureau n’a pas d’ampoule. Un regard. Deux globes mobiles incrustés dans un masque. La peau est blanche, cireuse. Dans les pupilles se dilate l’image dédoublée de l’écran. Deux éclats de verre. Les cils battent la mesure. Les voix d’enfants se mêlent à une voix masculine qui se met à crier. La tête, de dos, se tourne vers la porte. Les mains cessent un temps leur manège. Les épaules se soulèvent légèrement. Un souffle sort de la bouche. Un enfant surgit. Cherchant le chat, qui sort, l’enfant à ses trousses. Feulement. Le corps de la femme devant l’écran se lève. Passe la porte. Un couloir central qui dessert plusieurs pièces. La femme, en passant, se reflète dans un miroir rectangulaire. Il a été suspendu dans le sens de la longueur, mais un peu trop haut pour la femme, qui est petite. Seul le haut de son crâne, son occiput, est visible. Scalpée. Trois portes. L’entrée est au bout du couloir, après deux portes qui se font face. La femme entre dans celle de droite. Salon. Même dimension que le bureau. Un homme et deux enfants, occupés à dessiner. Un certain désordre règne. L’homme tend un visage ombrageux vers la femme qui lui répond en plissant les yeux et en soupirant : « Je vais faire les courses ». De l’autre côté, cuisine. Les chaises de la table à manger sont en position ménage, pieds en l’air. Tout ce qui pourrait faire obstacle au passage de la serpillère a été mis en hauteur. « Je n’ai pas envie, mais puisque tu as fait le ménage ». Vide-poche d’où une main tire un trousseau de clés, un masque. Le sac à main vole du radiateur jusqu’à l’épaule de la femme, qui a revêtu un anorak à capuche. Dispute d’enfants. Clés et masque dans le sac. La porte ouverte laisse entrer les sons de la rue, c’est-à-dire pas grand-chose. C’est une rue de quartier tranquille de petite ville endormie doublement, par la nuit et par la pluie. Les réverbères font luire les flaques et projettent les ombres des lauriers sur le mur décrépit. Les baskets légères descendent les marches humides. Une palette de chantier au bas de l’escalier fait transition avec le gravier. Le sol est un mélange de plaques de bitumes, Balthazar et îlots d’herbes. Un chat, autre que celui de tout à l’heure, frôle au passage les jambes en jeans et va plus loin dans le jardin. Le portail s’ouvre avec effort. A l’intérieur de la voiture, les vitres sont vite embuées. Bruits de radio, station qu’on cherche. Emission. Entrepôt éclairé à l’angle par un réverbère, en tôle marron. Au stop, la voiture tourne à droite le long d’une avenue. Rond-point. On longe un établissement scolaire. Tags et affiches de concerts, de meetings politiques. Parking des bus, vide. En face, la gendarmerie. Passage par la Nationale, sortie « centre-ville ». La voiture se gare dans un parking de supermarché discount. La femme sort, ouvre le coffre, rempli de matériel de sport d’hiver, raquettes et luge. Elle en tire des sacs. Le parking n’est pas totalement plein. La femme se dirige vers les caddies. Sur le trajet, à mi-chemin, elle sort un masque de sa poche et le positionne derrière les oreilles, en s’y reprenant. Elle tire de son sac à main un jeton. Les caddies débordent sur l’allée. Dans certains, il y a des sacs usagers, des tickets. Flaques. Mouchoirs et masques en boules, mouillés. Elle insère le jeton. Cliquetis. Entrechocs. Le supermarché ouvre jusqu’à 20h30. La femme passe les portes coulissantes. Publicité pour travailler au supermarché : portrait grand format de l’employé, sourire aux lèvres, temps de travail, salaire. Le visage de la femme masquée. Elle tend sa main droite sous le distributeur de gel hydro-alcoolique, attend, retire sa main, puis réessaye. Petit bruit attestant un jet de liquide. Elle en badigeonne la poignée du caddie. Autres portes coulissantes. Promotions après les fêtes de fin d’année, paquets maxi contenance, trois plus un gratis. Fruits de saison, légumes de saison, fruits exotiques, légumes du soleil, emballages, cartons, films transparents, barquettes, palettes. Passage d’un employé avec un engin de manutention. Trajet du caddie le long des vitres du rayon frais. Défilé des jambons. Jambons blancs, crus, avec ou sans couenne, avec ou sans nitrites. Coin traiteur. Cannelés, tiramisus, fritures asiatiques. De luxe. Yaourts, avec ou sans sucre, avec sans fruits, à la grecque. Brassés. Le caddie serpente entre les rayons non alimentaires. Accessoires pour la maison, pour le bureau, pour les loisirs, pour les enfants, pour les vieux, pour tout âge, pour Pâques. Pour le Noël de l’an prochain. La femme sort la liste de courses de la poche de son anorak. Elle y jette un œil puis la fourre en boule de nouveau dans sa poche. Elle se place dans la file d’attente d’une des caisses. Dépose le contenu du caddie sur le tapis de cette caisse. Regarde défiler les produits sélectionnés. Le caissier est derrière une cage en plexiglas. Les produits transitent par ce sas avant de s’embouteiller dans la surface de réception. Les yeux de la femme sont concentrés sur les produits. Elle fait le tri à mesure que le caissier les lui envoie. Produits frais, non alimentaires, fruits et légumes. Elle soupèse les sacs pour en rééquilibrer le poids. Œufs en dernier. Elle dit qu’elle va payer par carte. Elle l’insère dans le lecteur. Elle murmure quelque chose en même temps qu’elle tape le code. Elle remercie le caissier et s’en va. Derrière les vitres du supermarché, la nuit est noire et glissante.

3 commentaires à propos de “vers un écrire/film #01 I cursive”

  1. On suit l’oeil caméra d’autant que le point de départ fait miroiralors qu’ on lit ce texte sur ordinateur, c’est vraiment réussi ce passage de l’écran, au chat, aux enfants, au décor à la femme jusqu’au supermarché, ça glisse…

    • Merci pour votre lecture Catherine ! Je cherchais cet effet de glissement, de l’écriture à la vie, de la vie qui s’écrit, sans effet (trop du moins j’ai essayé) de style.

  2. C’est une sacrée compagnie, la déambulation d' »elle », qu’on suit avec amitié et confiance. Les descriptions précises et franches, qui sous-tendent le non-dit et portent toute la puissance d’une contestation, ou d’un laisser-aller – aide à vivre