#été2023 #03 | comme je l’avais dit, Gertrude Stein

​Pépé
Comme je le disais, le vieil homme restait assis toute la journée entre deux portes battantes à l’entrée du réfectoire du foyer des jeunes travailleurs. Son corps s’était comme pétrifié, seuls ses yeux restaient vifs. Il s’appelait Jean-Pierre mais tout le monde l’appelait Auguste. Dans cette famille il était courant que le prénom du baptême soit remplacé par un prénom d’usage. Ainsi les frères d’Auguste qui avaient été baptisés Claude, Victorin, Arthur et André s’appelaient respectivement Joseph, Pierre, Jean et Antoine. Pour les soeurs c’était différent : Marie, s’appelait toujours Marie et Augustine, Augustine. Quant aux petits enfants ils l’appelaient pépé, même ceux dont Auguste n’était pas le grand-père, parce qu’il était vieux, encore plus vieux que mémé, et qu’il sentait une odeur particulière qui faisait penser à des choses très anciennes et fanées.
Comme je le disais, pépé restait assis à la même place, immobile sur une chaise qu’on avait renforcée car l’homme était massif et personne n’aurait voulu que la chaise casse et que pépé tombe. Parce que si ses jambes recouvertes de bandages blancs ressemblaient à des piliers, elles n’étaient plus capables de le soutenir. Les adultes qui allaient et venaient entre les rangées de tables et de bancs du réfectoire avaient pris l’habitude de le voir assis entre les portes, dans ce recoin sombre où lorsqu’on allumait la lumière, son ombre projetée dessinait une silhouette de géant. Mais personne n’y faisait attention, à part les enfants que cela effrayait et fascinait en même temps. Pour eux, pépé était un mystère. Les adultes lâchaient parfois quelques phrases sur pépé que l’on pouvait résumer ainsi : Pépé avait fait la guerre. Il avait vu du pays et rencontré beaucoup de misère.
La guerre, ça faisait rêver les garçons, surtout l’aîné de la bande, le grand Michel qui vivait avec son petit frère et ses parents dans le minuscule appartement de l’autre côté du bâtiment. Il aurait voulu savoir si pépé avait gagné des batailles, s’il avait reçu des médailles, s’il avait possédé un fusil ou un pistolet ou même une baïonnette et surtout s’il avait tué quelqu’un. Mais les adultes ne répondaient à aucune de ses questions et certainement pas pépé qui ne parlait jamais de la guerre, d’ailleurs il ne parlait de rien à personne ou presque, à part à ses petites filles qui grimpaient sur ses genoux et qu’il appelait ses canous. Cela faisait rire Chantal la plus grande qui se moquait gentiment de lui : Enfin pépé, canou ça ne veut rien dire ! Mais ce n’était pas vrai et les plus jeunes le savaient : canou, ça voulait dire caneton en plus doux. Et pépé passait ses journées assis sur sa chaise. L´aînée de ses filles, Odile, qui distribuait les repas que mémé cuisinait pour les jeunes travailleurs, le rasait et lui taillait la moustache chaque matin. Elle lui servait aussi son café noir dans un grand bol et lui apportait à manger. Quand parfois de nouveaux jeunes travailleur poussaient la porte du réfectoire – mais c’était de plus en plus rare parce que des jeunes travailleurs il y en avait de moins en moins au pays – et que brusquement ils apercevaient pépé, il n’était pas rare qu’ils fassent un bond en arrière. Aussi les adultes les prévenaient-ils  : «Ne faites pas attention. c’est Auguste. Il a fait la guerre. Il a été gazé et blessé». Les enfants pressentaient que ce mot «blessé » contenait toutes sortes de choses plus terribles les unes que les autres : les éclats d’obus dans le ventre, les jambes en lambeaux, la difficulté à respirer à cause des poumons abîmés, la peau brûlée sous le calot de feutre que pépé portait en permanence sur son crâne pour n’effrayer personne et aussi les blessures du dedans, mais celles-ci, il n’y avait pas de mots pour les nommer. 
Un jour, mémé raconta que quand il avait fallu aller se battre, pépé était drôlement fier, c’était alors un grand gaillard au visage carré, aux boucles sombres et aux yeux clairs. Il répétait à qui voulait l’entendre qu’il allait régler cette affaire de guerre en deux temps, trois mouvements. Il y croyait dur comme fer à cette histoire de défendre son pays. Et puis tout avait basculé et dans les courriers qu’il envoyait, rédigés au crayon de papier (c’est à la guerre qu’il avait appris à écrire pour pouvoir donner de ses nouvelles et à lire pour pouvoir en recevoir), au fur et à mesure que son écriture s’affirmait, des doutes étaient venus et des questions avaient suivi sur le pourquoi de la guerre ?  et qui est l’ennemi de qui ? Mais pas les réponses.
Comme je l’ai déjà dit, pépé restait assis sur sa chaise. On aurait pu croire qu’il ne regardait rien, mais quand les fillettes se dressaient sur ses genoux pour se placer à hauteur de ses yeux, elles découvraient ce qu’il voyait. Face à lui, au travers d’une fenêtre en forme de meurtrière il observait un arbre, un tilleul où chaque printemps les abeilles venaient faire leur miel. Au-delà de l’arbre il balayait du regard la cour grise du foyer des jeunes travailleurs, et au-delà le potager avec ses bouquets d’oseille acidulés, et encore au-delà la terrasse, le précipice et la ville poussiéreuse ramassée au fond d’une cuvette. Derrière la ville, il apercevait les montagnes et encore après, la région des vergers qui descendaient jusqu’à la mer. Là, grâce à ses yeux perçants, il pouvait compter les corps sans vie qui tombaient et coulaient au fond de l’eau. Il voyait tout cela pépé et sans doute davantage. Des larmes ruisselaient le long de ses joues tandis que les petites sur ses genoux les essuyaient avec un grand mouchoir brodé aux initiales de pépé et mémé. Mais le plus souvent, pépé détournait les yeux de la fenêtre surtout quand les fillettes dansaient autour des longues tables du réfectoire, ça le faisait sourire et parfois même rire. Ou il les écoutait chanter des comptines inventées qui parlaient de leurs préoccupations minuscules et essentielles. 
Comme je le disais, il restait  immobile, pépé, toujours à la même place, assis sur sa chaise entre les deux portes battantes du réfectoire du foyer des jeunes travailleurs. Pourtant, il devait bien se lever parfois, ne serait-ce que pour aller se coucher le soir quelque part et se blottir dans la chaleur ronde et moelleuse de mémé, mais les enfants ne l’avaient jamais vu debout, ils ignoraient même l’existence d’une éventuelle chambre à coucher jusqu’au jour où ils avaient entendu sangloter bruyamment, au deuxième étage, derrière la porte d’une pièce qu’ils pensaient vide. C’était mémé, recouverte de dentelles blanches et assise dans un lit très haut qui pleurait la mort de pépé.

Mémé
Berthe Pigeon avait épousé Auguste avant que la guerre n’éclate. Ensemble ils avaient eu plusieurs enfants dont une petite fille morte à un an d’une méningite. Elle avait été enterrée dans le carré réservé aux bébés et le dimanche, à la sortie de l’église, Berthe, son mari et leurs enfants allaient saluer ceux de la famille qui reposaient dans le cimetière en haut du piton rocher qui dominait la ville. C’était une véritable expédition car pour retrouver leurs morts, ils ne devaient pas craindre de transpirer en grimpant une route escarpée. Il y avait là, sous la terre, les parents, les oncles et tantes, quelques cousins cousines, puis au fond du cimetière dans le coin des petits, de nombreuses grilles rectangulaires décorées de roses métalliques disposées en désordre sur un carré d’herbe tendre. C’est là qu’avait été enterré le petit ange, comme Berthe l’appelait.  Ces visites au cimetière n’en finissaient pas de durer car les prières ressemblaient à de longues litanies sans fin et entre deux « Doux Jésus ayez pitié », « Ayez pitié oh mon Jésus », il y avait à peine le temps de reprendre son souffle. Berthe aimait Dieu, le père, le fils et le Saint Esprit ainsi que son homme qu’elle appelait aussi Gustou, plus que tout. De nouveaux enfants naissaient chaque année, une bénédiction, disait-on autour d’elle, Berthe s’en serait bien passée. Mais comme c’était la volonté de Dieu et qu’elle ne pouvait rien y faire, elle finissait par sortir les seins de son corsage et nourrissait ses petits. Ce n’était pas qu’elle n’aimait pas les enfants, non, c’est qu’ils arrivaient les uns après les autres sans qu’elle n’ait rien décidé.
Quand la guerre a éclaté, Berthe a vu partir son Gustou. Il disait : « Ne t’inquiète pas, dans un mois je suis de retour ». Mais la guerre avait duré longtemps. Quand il était revenu, il était devenu autre, c’est à peine si elle le reconnaissait. Heureusement qu’il avait gardé son odeur qu’elle aimait tant et le soir quand elle s’allongeait près de lui, éreintée par sa journée, elle le reniflait, fermait les yeux et pouvait s’endormir apaisée comme si rien n’avait changé. Pourtant elle le savait, tout était devenu différent. Puis les enfants avaient grandi, ils étaient partis, tous, sauf Odile l’aînée des filles qui était restée travailler avec ses parents et c’était tant mieux car Auguste ne voulait plus rien faire si ce n’est rester assis toute la journée. Et puis les enfants avaient eu leurs propres enfants, Berthe était devenue mémé et Auguste pépé.
Mémé parlait autant que pépé se taisait, d’une voix sonore, chantante, qu’on entendait résonner de loin dans les couloirs de la grande bâtisse. On aurait dit que les mots sortaient de sa bouche en file indienne, sans pouvoir s’arrêter comme les prières d’autrefois pour le petit ange et à l’entendre on se demandait comment elle se débrouillait pour respirer dans ce flux ininterrompu de mots.
Depuis qu’ils avaient repris la gérance du foyer des jeunes travailleurs, mémé déployait une énergie à l’opposé de la torpeur de son mari. Il fallait la voir trotter dans les couloirs, laver à grande eau les planchers, frotter les gamelles, cuire le pain, s’occuper du potager, tailler les arbres, récolter fruits et légumes, tuer les poules et les lapins qu’elle attrapait par les oreilles dans le clapier et qu’elle dépouillait de leur peau d’un coup sec. Mémé qui, avant la guerre, ne faisait que des enfants, avait appris à manier la pioche, à charrier des tombereaux de fumier, à couper du bois pour alimenter les fourneaux et elle cuisinait à présent non plus pour sa famille mais pour de jeunes travailleurs qui logeaient sur place et partaient au lever du jour rejoindre l’usine des tanneries en bord de Loire où les ateliers de filage dans le centre du bourg. Mais le foyer des jeunes travailleurs avait périclité petit à petit, les machines remplaçant les hommes et ceux qui restaient préféraient dormir en ville. Ainsi le bâtiment rempli de chambres s’était peu à peu vidé. Si bien que mémé avait demandé à son fils aîné de venir vivre là pour que ce soit moins triste. A présent seul subsistait le restaurant du foyer des jeunes travailleurs où pépé restait assis toute la journée entre deux portes battantes, à ne rien faire, tandis que mémé travaillait.

Odile
Odile se maquille et met du rouge à lèvres qu’elle achète au Bonmarché à côté de la cathédrale. Sa mère n’est pas du tout d’accord. Son père ne dit rien. De toutes façons, Odile fait ce qu’elle veut. Elle l’affirme : je fais ce que je veux. Parce qu’elle travaille et gagne un peu d’argent, elle a le droit de le dépenser à sa façon. Parfois elle accepte de vernir les ongles des petites qui se baladent alors les doigts déployés en éventail en prenant des airs importants. Elles veulent tout faire comme elle : marcher comme Odile, articuler comme Odile, rire comme Odile en rejetant la tête en arrière, balancer d’un coup sec une mèche sur le côté et quand elles seront grandes elles auront un fer à friser pour se coiffer comme Odile et des lunettes aux verres cerclés d’or. Car Odile est de loin la plus belle femme que les fillettes connaissent, la preuve, tous les hommes du foyer des jeunes travailleurs sont amoureux d’elle. Et pour se faire bien voir et lui faire la cour, ils redoublent de gentillesse auprès des fillettes en leur offrant des bonbons ou des bandes dessinées quand ils en trouvent sur le marché, espérant secrètement que l’une d’entre elles puisse interférer auprès d’Odile en lui rapportant combien celui-là est le plus drôle ou celui-ci est le plus gentil. Mais les fillettes préfèrent garder Odile rien que pour elles. Les adultes leur disent de l’appeler tata mais les petites préfèrent l’appeler tata Odile car le seul mot tata ne suffirait pas à dire combien elles l’aiment, des tatas elles en ont plein mais pas comme celle-là. Et puis dans Odile il y a ce O rond et précieux comme la forme des lèvres de leur tante quand elle se regarde dans la glace et se maquille. Ce que les fillettes n’avouent jamais c’est qu’elles voudraient que tata Odile soit leur maman. Elle leur mettrait du sent-bon derrière les oreilles, des nœuds en velours dans les cheveux et elle les aimerait. Car tata Odile ne les bouscule jamais comme peuvent le faire leurs mères. Non. Tata Odile aime la compagnie des petites, elle les coiffe et se laisse coiffer par elles et même si elle n’a pas toujours le temps elle n’économise si ses sourires ni ses caresses. Ce qui est triste c’est qu’elle ne dort pas sur place. Non. Elle a choisi de louer une chambre loin du foyer des jeunes travailleurs et tant pis si la route est fatigante et difficile. Bien sûr sa mère n’est pas du tout d’accord. Son père, lui, ne dit toujours rien. Le soir, tata Odile retire sa blouse et ses chaussures de travail, elle enfile des escarpins à talons, se lave les mains, se repoudre le nez, embrasse les petites et elle part comme une reine, seule, jusque chez elle. C’est pour elle le meilleur moment de la journée quand elle tourne le dos à la bâtisse sombre et qu’elle s’invente une vie avec un avenir différent et choisi où tout est possible.

#été2023 #02 bis | jokari

En être
Devant la gare, dans un bassin en béton, un renard prisonnier tourne furieusement en rond. Personne ne s’avise de le libérer. Quelques enfants poussent des cris pointus en lui jetant des pierres. L’animal crache de rage en tournant sur lui-même, son odeur est terrible, ça sent le fauve jusqu’en haut du Breuil. A partir de la fontaine, une route étroite et caillouteuse s’élance en angle droit du boulevard principal à l’assaut de la montagne. Tandis que le rythme cardiaque s’accélère, une chanson enfantine vient accompagner l’effort :
La monteras-tu la côte, la côte ?
La monteras-tu la côte ?
La côte est montée,
le cheval est crevé,
la voiture est à l’hô… pital !

Des deux côtés de la chaussée, la poussière a recouvert les vitres des maisons blotties les unes contre les autres. On dirait des boîtes à secrets, comme si, planquées derrière leurs voiles gris, elles ne voulaient rien révéler de ce qui se passe à l’intérieur. Certaines portent des panneaux : A VENDRE et le nombre de panneaux augmente régulièrement au fil du temps. A force de grimper, les maisons s’espacent peu à peu laissant place à des champs d’herbes folles. Il faut alors quitter la route pour prendre le raidillon qui rejoint la Roche Arnaud et gagner quelques kilomètres. Ça grimpe sec entre les arbres sombres et touffus. Soudain l’horizon se dégage et le bâtiment barre le ciel. Parmi toutes les fenêtres, une seule compte. Rien ne la distingue des autres et pourtant impossible de ne pas la situer précisément. C’est celle de cette pièce accrochée au ciel qui surplombe le précipice. La regarder d’en bas, c’est désirer y rester pour jouer et dormir avec les trois cousines sous les angelots qui prient, en rêvant de sœurs à aimer.

#été2023 #02 | du lieu au personnage

Les « canous »
La chambre des cousines est haute de plafond, carrée, immense. Le plancher lavé à l’eau de javel est devenu gris. Les lattes sont gondolées et disjointes et dans chaque fente des trésors : perles, brindilles, épingles à cheveux ont disparu. Contre le mur, trois lits d’enfant aux couvertures fleuries et fanées sont alignés côte à côte et décorés par trois tableaux de plâtre qui représentent des anges aux joues rouges et rebondies priant à genou. Face aux lits, la table et les chaises en fer forgé des poupées sont disposées en cercle. Ne pas se prendre les pieds dans les berceaux en osier ni dans le couffin posé à même le sol près de la cuisinière miniature et du petit buffet où est rangée la dînette. La nuit, une seule fenêtre troue l’obscurité. Au-dessous, un mur en pierres noires sépare la terrasse du précipice et tout en bas, au loin, les toits rouges de la ville ressemblent à des maisons de poupées. Se pencher par la fenêtre c’est appréhender le vertige même si la chambre ne se trouve qu’au premier. D’ailleurs qui sait combien d’étages compte ce bâtiment. Trois ? Quatre ? Ce qui est sûr c’est qu’à part les trois petites filles qui dorment là, il reste inhabité. Derrière la porte de la chambre, un long couloir éclairé de suspensions en verre dont la lumière vacille les soirs d’orage s’étire sur la longueur du bâtiment et déploie une collection de portes toutes fermées sur des pièces abandonnées. Au bout du couloir un large escalier en bois monte et descend. Personne ne l’utilise jamais pour monter et certainement pas les fillettes puisque le reste de la famille vit au rez-de-chaussée. Là on mange, on se lave, on aime. Il suffit de descendre les escaliers et de franchir la porte qui donne sur une annexe du bâtiment pour se retrouver dans un appartement aux trois pièces minuscules où vivent l’oncle, la tante et leurs garçons. Peu de souvenirs subsistent de ce lieu étroit et sombre. Il fallait sûrement se serrer autour de la table en Formica pour faire les devoirs. Parfois une cloche sonne, c’est l’heure du repas dans le foyer des jeunes travailleurs dont le réfectoire jouxte la bâtisse vide de l’autre côté du long couloir qui traverse le bâtiment de part en part. Là, derrière deux portes battantes, la silhouette d’un vieil homme surgit dans l’obscurité. Quelques soient les heures du jour et de la nuit, il reste assis dans son fauteuil sans bouger. Ses jambes sont bandées, il a du mal à respirer, mais au-dessus de son corps immobile, ses yeux restent vifs. Il a été blessé, gazé à la guerre et depuis qu’il est rentré il reste assis sans bouger entre ces deux portes et ne parle plus qu’aux petits enfants qui grimpent sur ses genoux et qu’il appelle ses « canous ». 

#été2023 #01bis | une scène originelle de l’écriture


Ce n’est pas l’écriture qui déborde chez elle mais l’écriture qui contient ce qui déborde. C’est à ce titre qu’elle est précieuse et nécessaire. Sinon comment vivre dans un chaos intérieur permanent ? Parce que les mots sont des mots mais aussi des mondes et que quand elle écrit en juxtaposant ces mondes elle finit pas dessiner une géographie où même perdue elle peut se retrouver. Elle n’a aucun souvenir de quand ça a commencé. Elle était jeune adulte quand elle s’est décidée à écrire, un peu par hasard, elle n’avait jamais imaginé que ça puisse être pour elle, et d’emblée elle a réalisé que si les mots sont souvent rétifs, ils sont aussi plus grands que ce qu’elle voudrait écrire. Ils lui échappent pour dire des choses qu’elle ne comprend pas mais qui l’éclairent parfois, lui ouvrant un espace intérieur élargi. Elle pourrait tout aussi bien peindre ou danser. D’ailleurs c’est ce qu’elle fait.
Enfant, elle s’inventait des chorégraphies qu’elle écrivait/dessinait sur un grand cahier. Elle esquissait un corps de ballet avec des danseurs et des danseuses qu’elles nommaient et dont elle faisait un portrait précis. Puis elle représentait sur le cahier les tableaux du ballet en traçant les déplacements qui les liaient l’un à l’autre avec des flèches accompagnées de mots clés comme : déboulés, sauts de chat, pas de bourré, tours, piqués, arabesques, battements, attitudes… et dans ce ballet inventé et complexe, chacun et chacune avait sa place. Au final elle posait un 33 tours sur le tourne-disque du salon : Casse noisette, Le lac des cygnes ou La Belle au bois dormant de Tchaïkovski ou encore les valses de Strauss et tandis que la musique défilait elle tournait les pages du cahier, visualisant ce truc incroyable qu’elle venait d’inventer. Elle vivait intensément tout ce qu’elle voyait, de l’intérieur et de l’extérieur. Elle était le maître du ballet mais aussi chacun et chacune des danseurs et danseuses qui évoluaient sous ses yeux. Elle respirait avec eux, son pouls s’accélérait au fur et à mesure que la danse exigeait davantage, elle percevait le déplacement de l’air provoqué par leurs élans. Elle ressentait chaque effort, douleur, envol, suspension. Elle pouvait entendre le bruit des pointes frappant ou glissant sur le sol au milieu des odeurs de talc et de transpiration. Peut-être bien que c’était plus grand, plus vrai et plus fort que la vie. Que le surgissement de cette beauté dépassait largement ce qu’elle avait imaginé et la réalité de ce qu’elle aurait pu vivre. Et que dans le chaos du monde elle avait inventé une ouverture où tout était plus vibrant, plus habité que dans sa vie d’enfant solitaire. Rien de rauque ni de tendu dans tout cela mais du fluide, de la lumière qui la laissait éblouie et lui donnait l’envie de revenir à cet endroit là, par n’importe quel moyen.

#été2023 #01 | Annie Dillard, le roman commence par en inventer l’auteur

Cette femme là, elle ne veut pas écrire de roman. Elle l’a fait une fois et elle a basculé dans un puits noir où elle a bien failli rester, parce que quand on tombe dans un trou pareil, on ne sait pas comment en sortir. Et ce n’est pas une figure de style, elle aurait très bien pu ne jamais remonter. Sans compter ceux et celles qu’elle avait abandonnés là-haut. Et ce ne sont pas des plantes, comme Anne Dillard, qu’elle aurait pu laisser mourir, mais des amours et des enfants lâchés dans le monde avec des préoccupations dont elle ignorait tout et une distance impossible à réduire même en se tenant proches, voire serrés.
Et puis il y avait son personnage principal qui s’enfonçait de plus en plus dans une impasse. Et elle, la femme qui écrivait, sensée pouvoir être le deus ex machina de l’histoire, la regardait sombrer, impuissante, se contentant de murmurer de longues incantations pour la sauver d’elle-même. Quand quelqu’un lui demandait : alors il avance ce roman ? elle secouait la tête : mon héroïne, c’est pas terrible, il faudrait qu’elle réagisse parce qu’elle va finir par mourir, me laissant orpheline. Un jour, une de ses amies s’est mise en colère : « ça suffit ! tu ne peux pas laisser mourir ton personnage, on ne laisse pas mourir ses héros comme ça. »
Ces mots là, ça l’a secouée la femme, l’écriture aurait donc ce pouvoir là, cette capacité de redonner vie à celle qui n’en voulait plus ? La femme a repris en main son récit, elle a inventé une guitare qu’elle a donné à son personnage et un oncle-trésor qui chantait Brassens. Elle lui a glissé une poignée de marrons doux et lisses dans la poche, avant de l’emmener vivre sa vie d’adulte ailleurs, loin de tout drame. Ensuite tout est allé pour le mieux jusqu’à la fin du roman.
Elle, la femme, d’une grande enjambée, est sortie de son trou noir. Finalement ce n’était pas si compliqué. Elle a serré ses amours et ses enfants sur son cœur, elle a aimé leur chaleur, reconnu leur odeur. Elle s’est promis de ne plus jamais se laisser prendre au piège d’un puits sans fond. C’est pour cela qu’elle n’écrira pas de roman. Elle préfère rester en surface, pieds ancrés dans la grande traverse du ciel. Elle écrira comme elle le fait depuis, furtivement, en voiture, en camion, en train ou sur le coin d’une table qui se présente comme une offrande. Elle écrira face à son bureau peut-être, parce qu’elle aime son chaos permanent, avec ses piles de papiers, ses chiffres, ses croquis, ses projets, ses notes gribouillées absolument illisibles qu’il lui faudrait réinventer pour les lire et au milieu de ce fatras, les mots tendres de ses amours et ses enfants avec la ribambelle de personnages bariolés qui courent sur les étagères et les cactus en porcelaine glissés dans de minuscules tasses à café en fer blanc. Elle se posera peut-être là pour écrire entourée de ses tableaux aux couleurs vives, de ses pinceaux et pots de peinture. Dans sa pièce à elle qui ouvre sur un jardin d’une indécente beauté, surtout au printemps. Parce qu’écrire là pourrait s’avérer possible puisqu’il suffirait d’ouvrir la porte pour revenir au monde et à la lumière. Elle pourrait y écrire par petites touches, mine de rien, sur des bouts de papier qu’elle perdrait, il n’en resterait que quelques uns et entre chacun un blanc, un vide, une absence, quelque chose de perdu à jamais, mais qu’importe.
Sur ce qu’elle pourrait écrire par contre, impossible de se prononcer. Tout lui semble trop grand, trop gros, trop riche et ses pensées sont bien trop petites et pauvres pour réussir à attraper une fiction ou une réalité qui puisse la convaincre. Elles ressemblent davantage à de minuscules violettes cornues qu’à des pensées charnues, elles n’en sont que le reflet mais en miniature. Il y a trop longtemps qu’elle n’arrive plus à écrire des histoires qui se tiennent. Elle a perdu la capacité de construire quelque chose de cohérent, la facilité de la langue, ses élans. Le monde a basculé dans un immense fracas, l’univers s’est fragmenté et comment continuer à vivre sans ce fil narratif qui tenait le tout ? A moins d’en attraper des bribes et de bricoler un truc même bancal avec des mots qui parleraient de ce qui pousse au-dedans d’elle et qui tisseraient une enveloppe fragile et chaude, comme un carré de lumière où s’abriter avec ses amours et ses enfants. Quelque chose qui ressemblerait peut-être à ce roman qui l’a tant marqué lorsqu’elle avait 20 ans ou aux deux autres dont elle n’a pas parlé mais qui la ramènent eux aussi systématiquement au même endroit. Mais qui ça pourrait intéresser, à part elle ? La femme secoue la tête, elle ouvre la porte qui donne sur le jardin, prend une grande inspire. Ça sent le chèvrefeuille. Elle écrira peut-être demain. Une histoire de nid et de plumes ?
Peut-être. 

#été2023 #00 | prologue, le roman

​20 ans. Lire tout et n’importe quoi. En vacances,  trouver un bouquin dans une bibliothèque de village remplie de livres abîmés et poussiéreux. Le choisir, lui, parce que c’est le plus gros roman de la bibliothèque et qu’en matière de lecture rien n’est plus difficile qu’une histoire qui se finit trop vite.
C’est un livre qui parle de choses indicibles et qui fixe de façon précise les gestes minuscules entre deux frères, un grand et un tout petit. Il parle d’amour indéfectible et d’une mère grise qui dessine comme elle peut un carré de lumière pour y tenir au chaud ses enfants. A l’intérieur du livre il y a toute l’horreur du monde, la barbarie, la bêtise mais aussi la vie qui, en plein désastre, continue de battre à mort. 
A la fin de l’été, hésiter à restituer le livre à la bibliothèque. Décider de le voler. Culpabiliser en pensant à toutes celles et ceux qui n’auront pas la chance de tomber dessus s’il disparaît. Le rendre. 
Ne plus y penser. Des années plus tard, acheter par hasard, sans le savoir, un exemplaire de ce livre. L’ouvrir, le reconnaître, le refermer aussitôt. Le trimballer de déménagement en déménagement. Prendre garde de ne pas le perdre. De temps en temps, passer sciemment devant l’étagère de la bibliothèque où il est rangé. D’un coup d’œil, le repérer grâce à son épaisseur. Ne pas l’ouvrir ni le relire. Qu’importe la vérité du livre. Garder précieusement le souvenir du trésor caché à l’intérieur.

A propos de Françoise Guillaumond

Ecrivain, directrice artistique de la compagnie La baleine-cargo https://fr.wikipedia.org/wiki/Françoise_Guillaumond

43 commentaires à propos de “#été2023 #03 | comme je l’avais dit, Gertrude Stein”

  1. « et qu’en matière de lecture rien n’est plus difficile qu’une histoire qui se finit trop vite ».( en matière d’écriture?)
    fixer « les gestes minuscules » et « mère grise » : ça me plait beaucoup.
    « Le livre le plus gros  » la présence matérielle rassurante ( écrasante aussi ?). Leur présence l’air de rien qui appelle . Merci

  2. Qu’importe la vérité du livre… Ce pourrait être notre devise cet été, ça allège le travail et enlève beaucoup de pression, écrire pour la langue et la trace qu’elle trace. Bonne suite,
    C

    • Merci Lisa. C’est assez juste ce retour. Finalement j’ai hésité entre 3 livres qui m’ont marqués et tous parlent de fratrie. Ah lala ce qui s’écrit à notre insu, c’est troublant…
      J’ai vu que tu faisais de la rue. Peut-être nous croiserons-nous au hasard des tournées (toujours ce hasard !). Ce serait avec plaisir !

  3. En vous lisant; le terme aérodynamique de « décrochage » m’est venu. Cette auteure (imaginaire ?) l’a subi ou a peur de le subir à nouveau en écrivant ce roman encore fantasmé qui a le tort relatif de vouloir rivaliser avec le roman de bibliothèque croisé un jour de haut vol . Que veut-elle raconter ou mettre en scène cette auteure si aggripée à ses avoirs affectifs terrestres ? A-t-elle l’impression de se « décrocher » d’une partie d’elle même , à ce à quoi elle « tient » malgré tout en mettant de la distance entre elle et « son » monde ? Elle écrit sur l’écriture plus que sur la lecture, si elle se relisait, elle verrait que sa boîte à outils portative est à portée de main. Il faut juste ranger un peu autour, mettre les brouillons à la poubelle et prendre exemple sur le jardin qui pousse là où c’est viable et vivable. L’élan peut toujours se relancer si on y croit un peu. Bien sûr après, il faut rester en apesanteur dans son Dire le temps que dure le Désir d’écrire. Au contraire de la mécanique d’avion de ligne, ce n’est pas aussi prévisible. Mais dans chaque avion il y a aussi une boîte noire (alias trou noir) qui peut permettre de connaître les raisons d’un décrochage. Il faudra changer d’avion peut-être, il y en a des plus rustiques et peut-être plus fiables ? Qui sait ?
    POST SCRIPTUM : WIKIPEDIA est aussi une boîte à outils : « En aérodynamique, le décrochage est la perte de portance d’un avion ou d’une surface (aile, pale de rotor, voilier, etc.) due à un angle d’incidence trop important (supérieur à l’incidence de décrochage)

    En vol à trajectoire verticale constante (vol horizontal par exemple), le décrochage d’un avion survient lorsque la vitesse passe en dessous de sa vitesse minimale (dite vitesse de décrochage), d’où le nom de « perte de vitesse » qui lui était donné aux débuts de l’aviation. Il subit alors une soudaine perte d’altitude qui peut être fatale à faible hauteur. Mais le décrochage peut survenir à vitesse plus élevée dès que, sous l’effet du facteur de charge en virage ou en ressource, l’angle d’incidence dépasse l’incidence de décrochage (décrochage dynamique). En cas de vol dissymétrique (en dérapage), l’avion risque de partir en vrille. »

    • Merci pour cette lecture et ce commentaire qui interroge le texte et déplace les choses pour moi par la force même du mot « décrochage » et de la métaphore aérienne. « L’apesanteur », « la boîte noire », « changer d’avion »… Tout ceci me donne à penser.
      Et puis « prendre exemple sur le jardin qui pousse là où c’est viable, vivable ». Mais oui, bien sûr ! Votre lecture est précieuse. Encore merci.

  4. « Enfant, elle s’inventait des chorégraphies qu’elle écrivait/dessinait sur un grand cahier. Elle esquissait un corps de ballet avec des danseurs et des danseuses qu’elles nommaient et dont elle faisait un portrait précis. Puis elle représentait sur le cahier les tableaux du ballet en traçant les déplacements qui les liaient l’un à l’autre avec des flèches accompagnées de mots clés comme : déboulés, sauts de chat, pas de bourré, tours, piqués, arabesques, battements, attitudes… »

    Délicatement vos mots dansent devant mes yeux d’enfant. Merci

  5. Comment définir ou exprimer des mondes par les mots…..comment est ce possible et aussi comment c’est impossible. L’écrivain à toujours matière. Ce sont les pensées qui me viennent en vous lisant. Riches textes.

    • comment l’écriture dépasse la pensée avec ces mots mondes… peut-être que ça s’écrit à notre insu, peut-être est-ce un rêve d’écriture, quelque chose d’impossible dans le fond. En même temps j’ai toujours été convaincu que dans chaque mot il y a un monde. Son origine, sa naissance, ses différentes utilisations à travers le temps, dans différentes cultures, dans les récits et paroles des autres, que ce soient orales ou écrites, toutes ces références aussi qui font que parfois nous rejetons certains mots et préférons d’autres. Je ne sais pas, l’agencement de deux mots, puis de trois, peut produire des trucs incroyables pour moi, ou rien. Votre retour me donne à penser. En tous cas merci pour la visite.

  6. Beaucoup aimé la femme qui ne veut pas (plus) écrire de roman et se tourne vers une écriture furtive, clandestine, de bribes et de fragments pour ne plus retourner dans le trou noir et y entraîner ses personnages…

  7. « Ce n’est pas l’écriture qui déborde chez elle mais l’écriture qui contient ce qui déborde. C’est à ce titre qu’elle est précieuse et nécessaire. Sinon comment vivre dans un chaos intérieur permanent ? Parce que les mots sont des mots mais aussi des mondes et que quand elle écrit en juxtaposant ces mondes elle finit pas dessiner une géographie où même perdue elle peut se retrouver » Merci . Emportée.

  8. « Le soir, Odile retire sa blouse et ses chaussures de travail, elle enfile des escarpins à talons, se lave les mains, se repoudre le nez, embrasse les petites et elle part comme une reine, seule, jusque chez elle. C’est pour elle le meilleur moment de la journée quand elle tourne le dos à la bâtisse sombre et qu’elle s’invente une vie avec un avenir différent et choisi où tout est possible. »
    Merci

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