Dalle

Cette dalle de béton noir accueillante dans la nuit, car  autour déjà des pans murs en construction formant des encoignures, des possibles replis, le béton propre et dur strié par les traces circulaires des taloches, sans empreintes humaines ou animales, sans traces de campement ou de pause ouvrière, bouteille papiers gouttes ovales d’un territoire marqué par un chat de gouttière, seulement quelques grains de sable ramenés de la plage, par l’orage ou le vent d’Est insistant ici,  qui déplace au ras du sol les grains par petites poignées, comme des fumerolles, nous déroulons au son du ressac nos sacs de couchage, dans ce creux non propice à l’amour mais propice  au repos, étourdis de notre passage au pub, de l’obligation de boire accrochés au comptoir, le regard absorbant les bottes des hommes et le parquet taché de cuites anciennes, chargé de mégots plats et de sciure mouillée, les mains accrochées à ce demi-litre de Guiness à boire pour s’intégrer, alors cette dalle de béton au bord de la plage, un havre, avant l’arrivée des ouvriers, loin des sales parquets de bars et des parquets parisiens d’où nous venons, des parquets cirés et craquants, les lattes que pieds nus on évite la nuit, afin de ne pas alerter sur nos déambulations, les lattes où l’on a perdu des perles de corail auxquelles on tenait, des petites nacrées qu’on a voulu extirper des fentes avec des épingles, mais seulement ramené des poussières dont très vaguement on s’inquiète, quel ADN là-dedans, corne d’un ancien pied, d’un vieux pied déformé, quels cheveux décomposés tombés du crâne des habitants d’avant, ceux qui condamnaient les fenêtres avec des cartons, alors que là des perles à jamais perdues, et que dorénavant on habitera des carrelages propres et carrés de province, terre cuite industrielle rosée parfois même beige pâle, loin  de la douceur sombre des parquets, en savates même la nuit à cause du froid et des balades de scorpions, qu’on écrase alors sans hésitation, faisant gicler des gouttes foncées de sang ou d’humeur, presque de matière, les pinces désarticulées de guingois et l’aiguillon toujours menaçant, la tache marron ne s’incrustant pas dans le carrelage, du moins rien de visible, mais sûrement là-aussi des poussières ramenées de la rue et des Autres, pas d’une dalle propre et neuve de béton taloché, à la surface piquetée des mouvements nocturnes de silice, mais de la rue rapiécée, au goudron émietté, nids de poule, gadoue et  bactéries, pièces goudronnées carrées rectangulaires et bossues, presque noires,  dioxyde de carbone,  déjections canines écrasées, embryons de verdure, la graine germant envers et contre tous, orge des rats chiendent ou bien pâturin, piétinée mais vivace, n’arrivant jamais à maturité mais recommençant toujours le début de son cycle, sa chlorophylle sur le carrelage se mêlant à l’humeur du scorpion, sous les tatanes et sur la natte de bambou le long du lit, laquelle évoque vaguement quelque idéal d’un allègement de matière ou l’unique bagage d’un sage, cette natte que l’on voudrait vierge comme la dalle, où l’on déroulerait son couchage pour la nuit, avec l’Autre, au seuil de vivre vers quinze ans, quand c’était encore possible sous les étoiles.

A propos de Valérie Mondamert

Valérie Mondamert est prof de musique, anime des ateliers d'écriture dans les Alpes de Haute-Provence depuis treize ans, a publié plusieurs fois aux éditions du Pont St Jean (Manosque).