sols-racines

Parfois, j’aime enlever mes chaussures à la bibliothèque, ce que j’ai fait plusieurs fois à la bibliothèque de l’Alcazar mais ponctuellement le vigile du plan Vigipirate est venu me dire que non, qu’il fallait les remettre ces chaussures, selon les règles de la bien séance, et à chaque fois j’étais obligée de me plier à ces règles de la bien séance, au moins le temps qu’il était là, du coup j’essaie à nouveau maintenant, prise moi-aussi par mon envie d’être pirate et voilà que je ressens le velours du sol de cette bibliothèque universitaire et j’écris ainsi, mes orteils glissant sur ce sol en velours, en caressant cette nouvelle moquette du nouveau millénaire, alors que la moquette d’autrefois est devenue maintenant ringarde, voire antihygiénique, vous vous rappelez de ces moquettes années 1980, en laine épaisse, et là je rêve de la moquette beige de la chambre de ma copine du collège, Ginevra, cette moquette beige ou blanche qu’elle n’a peut-être jamais eue, alors que chez nous le carrelage était vert avec des dessins, ce carrelage de l’entrée et du couloir qui a supporté nos courses d’enfants et nos pas souvent nus, pendant 19 ans et qui continue à être là et voit maintenant défiler la vie d’un cabinet d’avocats et de comptables, ce carrelage vert avec des dessins étranges, sortes de fleurs géométriques, que j’ai reconnu immédiatement il y quelques mois, vingt-cinq ans après avoir quitté cet appartement, quand de manière effrontée j’ai franchi le sas de ce cabinet d’avocat, là où nous avions vécu pendant 19 ans, en reconnaissant avec une certaine satisfaction les mêmes traces d’usures sur le parquet en bois des chambres, ce parquet qui est tellement resté dans ma psyché que j’ai par la suite installé un parquet encore plus en bois, dans notre appartement d’adultes suspendu au 7ème étage, pour qu’il puisse abriter lui aussi nos pas à pieds nus et supporter les courses de mes enfants cette fois-ci, en couvrant les gros carreaux froids car il était impossible de marcher pieds nus sur ces gros carrelages gris et froids, et là j’aurais besoin d’une pause, en effet même si le 19 ans de vie à Florence dans la maison des parents en via Guerrazzi 21 ont désormais égalisés le 19 ans de vie à Marseille, malgré cette stabilité, cependant les carrelages qui ont porté mes pas sont bien plus nombreux et variés, en effet la tomette a accompagné mes premières années de vie à Marseille, avant d’arriver dans cet immeuble de l’après-guerre qui a détruit les vignes descendants de la colline de Longchamp vers la Belle de Mai, là où je vis maintenant sept étages en dessus de cette dévastation, ici où le parquet soutient nos journées, sans trace de tomette nulle part, -peut-être que la guerre a départagée les sols de Marseille en décrétant la fin de la tomette-, en tout cas, quelle coïncidence, quand, lors de la mystérieuse pénétration dans l’appartement de mon passé, celui des 19 ans en continu, j’ai découvert que dans l’ancienne cuisine, devenue maintenant un bureau d’expert comptable sans plus aucune trace de cuisine, il y a des tomettes au sol, non pas les gros carrelages du cotto toscan, mais les petites tomettes marseillaises, annonciatrices d’un destin et d’une destination, juste à la frontière du carrelage vert à dessin du couloir et pas loin du parquet et ça je ne vous l’avez pas encore dit il me semble, ces tomettes, parquets et carrelages verts qui ont vu se déplier nos petites maisons de poupées et qui ne ressent plus maintenant le bruit de nos jeux, ni nos pieds nus, mais plutôt de chaussures serrées et des talons, plus aptes à la vie d’un cabinet d’avocats et de comptables, et là on pourrait s’arrêter, mais qui sait maintenant quel est l’état du carrelage de l’appartement d’été à Castiglione qui est désormais fermé depuis plus de quinze ans, ce carrelage vert clair, presque turquoise, de la même tonalité du carrelage de la cuisine actuel de l’appartement de mes parents, comme si dans ces échos de carrelages on voulait continuer à marcher sur la même couleur ; et qui sait si les carreaux en terre cuite rougeâtre, terre de Sienne véritable, sont toujours là, là où j’ai dû faire mes premiers pas, sans que reste un seul souvenir de cette instable conquête de la position debout, sinon que dans les moments de déséquilibre, et pourtant la couleur de ce sol reste là, inscrite dans ma mémoire et recouverte des tapis persans sur lesquels maman était assise en suivant de loin mes jeux d’enfant et cela bien avant ces 19 ans de vie en continu en via Guerrazzi 21 sur le parquet usé-carrelage vert- tomette de la cuisine, après lesquels je suis partie à la découverte d’autres sols, extraterritoriaux, comme le faux parquet de la cité universitaire, là où je regardais moins le sol, sauf à l’occasion de ce baiser, interminable et intense baiser à même le sol, où nous devenions nous-mêmes sols, carrelage l’un pour l’autre, prise pour le reste par tout le reste et surtout par l’extérieur avec ses sols en pavés et en goudrons, poussée à vivre à l’extérieur, à la recherche du sol rugueux des nouvelles amitiés qui me pousseront ailleurs dans des terres encore plus extraterritoriales, à la découverte des nouveaux sols et racines, des sols-racines, et des racines et des troncs, polis et lissés par la suite jusqu’à en faire des lames de parquet, mes sols en racines d’arbres polis, mes forêts domestiques où les atomes de mes plantes de pieds se mélangent avec les atomes des plantes atterrées, ne sentant plus l’aspérité de la nature rugueuse, ou alors en perdant pied quand le parquet de ma chambre forêt devient d’un coup liquide, là où on l’attend pas, eau en pleine ville, eau de mer en ville, eau qui remonte au 7ème étage, eau qui nous entoure par tous les côtés et les pieds se livrant sans plus de résistance possible, là où la gravité s’allège et qu’il est possible de s’immerger complètement dans ce sol devenu liquide et faire corps avec lui, ce sol-eau de la même couleur que la moquette de la bibliothèque universitaire, là où mes pieds caressent le sol, ce bleu nuancé, loin du vert de l’entrée ou des atomes des arbres des chambres, là où le sol se recompose et l’écriture devient mon alliée, même là où il est difficile de poser pied à terre et le stylo sur une feuille, ces feuilles-sols de l’écriture comme les carrelages sont ses racines.

Je reste là, pieds nus à terre, caressant les velours d’une moquette années 2020, je suis pirate sans qu’aucun vigile surveille ou corrige maintenant l’état de mes pieds sur le sol.

A propos de Anna Proto Pisani

Cultivatrice de mots et d'écritures, clown et enseignante. J'anime des ateliers d'écriture et création, j'en suis d'autres et suis engagée dans une écriture au long cours qui arrive à son terme.