De la main gauche

Sonnerie. Pas une chanson connue, un morceau classique ou un truc à la mode, c’est une vieille sonnerie de vieux téléphone anonyme. Souvenir du temps où on était attaché au combiné par un fil, attaché lui-même au mur par un fil, et ainsi de suite, de fil en fil, jusqu’à celui qui appelait. Blaise sort le portable de sa poche, il essaie de balayer le bas de l’écran pour prendre l’appel. Le pouce de sa main valide s’étend et s’étire mais ne va pas assez loin. Échec de l’appel. Il aurait fallu qu’il pose le téléphone sur la table pour avoir le doigt plus libre, ou qu’il le bloque avec son moignon contre son torse comme il le fait pour beaucoup d’autres choses. Mais il n’a pas encore rangé ces gestes-là parmi ses réflexes. Manque d’entrainement, d’expérience, d’habitude… Blaise est un petit nouveau dans le monde des manchots et des  gauchers contraints : la nuit, quand la douleur s’en va voir ailleurs, sa main revient. Parfois. Rarement.

Ben est assis en face de lui, de l’autre côté des deux verres de bière que la serveuse vient de leur poser sur la table en laminé imitation bois. 

— T’as qu’à rappeler !

— Non. C’est ma sœur. Si elle a vraiment quelque chose à me dire, elle a qu’à laisser un message. Elle téléphone pour elle et pas pour moi.

Blaise prend son verre et regarde les bulles monter dans le liquide, l’épaisseur de la mousse se rétrécir, il essaie de rassembler ses idées pour expliquer ça à Ben. Pas expliquer sa sœur, ce serait trop long, trop compliqué, trop délicat. Non, juste le téléphone, le stress du téléphone depuis qu’il n’a plus qu’une main. Ça a commencé à l’hôpital, lové dans le désespoir et la douleur, dans un autre monde, plus haut ou plus bas, ou à côté, mais pas le même monde que celui des autres. Le téléphone et sa sonnerie venaient le chercher là où il s’était réfugié, au calme pays des calmants. En voulant communiquer avec lui, les autres conféraient à sa vie une valeur qu’il lui refusait. Pour répondre, il fallait se relever, se tenir droit, parler, raconter, parfois même sourire, rassurer, avoir une voix ferme. Le pire c’était avec sa mère qui venait « prendre le pouls » tous les matins. Référence médicale… Toujours pleine de tact, sa mère. En plus, prendre le pouls suppose un contact des doigts sur le poignet, une chaleur, parfois une certaine douceur, au moins une attention. Même si une fois les chiffres annoncés, la professionnelle s’en lavait les mains avec ce gel hydro alcoolique dont l’odeur, la couleur lavasse et la consistance sirupeuse englue tout.

Une gorgée de bière. 

À l’hôpital, tout dans son smartphone le dégoutait, l’écran lisse quand tout était devenu infranchissable, fuyant, cassé et bancal. L’écran du sien particulièrement, ultra moderne, cadeau de Noël de ses parents, pas de bouton, une seule prise, rien pour se raccrocher, l’insulte du calme tranquille au milieu de son chaos. Ce téléphone soi-disant sans fil, mais qu’il fallait quand même charger avec cette prise trop petite et trop difficile à enfoncer, toujours mal placée quand tu es allongé, avec juste une moitié de corps opérationnelle et occupée en permanence à ne pas réveiller l’autre côté… Et ce réflex qui le faisait geindre à défaut de pouvoir hurler, ce reflex de l’autre main, celle de d’habitude qui s’avance pour déverrouiller et qui s’arrête à mi-chemin, quand les yeux se posent sur le moignon, sur le pansement, sur les tuyaux remplis d’une humeur pâle qui en sortaient encore dans les premiers temps. Mais surtout il s’en voulait à lui de se laisser dicter sa loi par une sonnerie, par cet asservissement du « peut-être que c’est important, que je vais manquer quelque chose… ». Dégout d’être assujetti à une ancienne échelle de valeurs alors qu’il aurait voulu être en train de fixer les barreaux d’une nouvelle. 

— Maintenant, je refuse le claquement de doigts de la clochette. Je préfère que les gens me parlent par écrit. Comme ça j’ai le temps de me préparer, je les écoute en les lisant quand je suis prêt. Je sais, parler et écouter par écrit, c’est un vocabulaire saugrenu, mais pour les SMS, j’ai l’impression que la pratique a devancé la théorie : ce n’est pas de l’écrit, même si on le lit, c’est du parlé-écrit, un entredeux qui …

Sonnerie. Une vieille sonnerie de vieux téléphone anonyme. Un nom sur l’écran. Blaise se lève.

— Ma sœur. Je reviens, il n’y en aura pas pour longtemps. Allo ?

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

2 commentaires à propos de “De la main gauche”

  1. Très précis votre texte. Ca m’intéresse beaucoup comme vous l’avez écrit. Très vrai.

    • Merci pour votre commentaire ! Je doute souvent que mes histoires soient vraisemblables, en particulier celle-là puisque j’ai encore mes deux mains, alors vrai ça me touche d’autant plus !