Liens

Ouiiii, je vais bien, et toi ? Expéditif. Laconique. Logique. SMS. Juste un petit signe de vie. Avec un joli émoticône, si on a de la chance. Pratique ados. Rien de méchant, on s’aime. Je t’aime, Mamiiiiee…Moi, je t’aime aussi, mais j’aimerais un peu plus de lecture, des nouvelles, du développement, des histoires, si possible. Mais non, il ne faut pas en demander trop ! Pas non plus la peine de l’appeler, elle ne répondra pas.

Pourtant ce téléphone d’aujourd’hui est une vraie merveille. On le promène dans le jardin en faisant les cent pas, on tapote, plus besoin de machine à écrire, de papier, d’enveloppe, de timbre-poste. C’est quand on veut, où on veut, ou presque. On envoie les photos, on utilise des applications, on se réunit autour de whatsap, on garde le lien avec la famille, avec les amis, même de l’étranger. Cordon ombilical, omniprésent pour ceux auxquels on tient.

Elle se souvient de ses années de jeune mariée, exilée volontaire, laissant loin sa vie d’antan. Elle se souvient des liens familiaux distendus par la distance, les lettres qui arrivaient toutes les semaines, tapées proprement à la machine, celles qu’elle envoyait par retour, écrites à la main, à la va-vite. Le téléphone existait, ce n’était pas la préhistoire, mais c’était encore compliqué, et c’était cher. Alors les coups de fil, c’était pour les grandes occasions, fêtes d’anniversaire ou Noël. C’était toujours sa mère qui répondait, ou alors son père, qui disait tout de suite, attends, j’appelle ta mère, et sa mère accourait, essoufflée, tu vas bien ? Il fallait faire vite, raconter en résumant toute une petite vie, les nouvelles, les voix des enfants, c’était loin, ça coûtait cher, au-dessus de leurs moyens, si on s’attardait trop.

L’appareil était massif, lourd, peu mobile. Le fil était mesuré, long d’un petit bras, entortillé, si on tirait trop, tout l’appareil menaçait de tomber de son socle, posé sur l’extrême coin d’une étagère, place stratégique près de la porte du séjour pour être atteint au plus vite dès la première sonnerie, son strident, aigu, ce n’était pas un air mélodieux, swinguant, entraînant à la mode d’aujourd’hui, c’était un cri, une lamentation, un signal de ralliement et on l’entendait dans tout l’appartement. Sa mère décrochait, se nommait, écoutait, souriait, elle souriait, on l’entendait au téléphone, ce sourire,  à travers toute l’Europe, on entendait son sourire, sa satisfaction, son bonheur d’avoir la voix de sa fille dans le creux de l’oreille, elle collait l’écouteur sur cette oreille, oui, je t’entends, dis-moi, et elle racontait, elle questionnait, elle répondait et elle permettait au père de prendre l’autre écouteur pour suivre l’échange, et la fille racontait, et répondait, et la mère souriait en larmes, on entendait la voix qui flanchait, on entendait ses larmes qui montaient dans la gorge, jusque dans les yeux, c’était loin, c’était rare, précieux, et douloureux.

Sur le mur au-dessus du téléphone, plus tard, était accroché un portrait de la mère, l’écouteur collé à l’oreille, tout en sourire jusqu’aux yeux qui brillent, ces yeux qui regardent tendrement, qui expriment la joie de l’échange, le plaisir de retrouver la voix qui vient de loin, la voix de sa fille.

A propos de Monika Espinasse

Originaire de Vienne en Autriche. Vit en Lozère. A réalisé des traductions. Aime la poésie, les nouvelles, les romans, même les romans policiers. Ecrit depuis longtemps dans le cadre des Ateliers du déluge. Est devenue accro aux ateliers de François Bon. A publié quelques nouvelles et poèmes, un manuscrit attend dans un tiroir. Aime jouer avec les mots, leur musique et l'esprit singulier de la langue française. Depuis peu, une envie de peindre, en particulier la technique des pastels. Récits de voyages pour retenir le temps. A découvert les potentiels du net depuis peu et essaie d’approfondir au fur et à mesure.

2 commentaires à propos de “Liens”

  1. merci, Monika, toute une vie racontée presque par le biais du téléphone. Ca m’a bien intéressée.

    • Merci, Simone, pour votre mot qui m’encourage et me prouve que les commentaires sont précieux pour avancer. J’essaierai de m’y appliquer un peu plus, même si les textes de l’atelier sont si nombreux qu’on n’arrive pas à tout lire…