parfois le dimanche

Canaghia, fin des années 60, photogramme

Parfois le dimanche nous montons au village, comme le font les Bastiais. Pour nous qui sommes arrivés à Bastia depuis seulement quelques mois, il serait inconcevable de ne pas se plier au rituel auquel Pierrot met un point d’honneur, peut-être parce que de la fratrie elle est la seule à être née sur le continent, désormais la fille du village c’est elle, un statut précieux acquis au fil des étés qu’elle y a passé depuis l’enfance, à y porter la sérénade, à y danser sur les places, à y enjôler les petites vieilles. À midi nous sommes tous sur le pont, Jacques sifflote entre ses dents et secoue légèrement le trousseau de clefs entre ses mains longues pour signifier l’heure du départ, mais Pierrot n’est pas tout à fait prête, elle le serait qu’elle trouverait encore au dernier moment un prétexte à nous mettre en retard.

Alors nous montons dans la CX Pallas beige, une aubaine d’avoir pu acheter cette voiture avant de quitter le Cotentin, pourtant la couleur de la carrosserie me donne déjà la nausée. À peine nous sortons de la ville, traversant la laideur de la zone industrielle, que Pierrot allume sa première Stuyvesant, ça va être long. Durant le trajet elle ne manque pas de nous rappeler que la maison où vit tata Fée c’est un peu la nôtre, même si notre grand-mère Pauline a été spoliée, même si par orgueil elle n’a jamais réclamé son dû, ça ne nous empêche pas d’aller visiter Félicité, et qu’on a le droit de l’aimer bien, parce qu’elle est le dernier lien avec le village, notre village. 

Je tiens bon jusqu’au pont qui enjambe le Golo à Barchetta, puis c’est la montée du Castellare, le début du calvaire, la route étroite à travers le haut maquis, le vide, le vertige, le bourdonnement dans les oreilles, les virages enchaînés, il y en a deux terribles en épingle à cheveux qui donnent des sueurs froides — serre les dents, ferme les yeux, chante dans ta tête — enfin les châtaigniers, enfin la fontaine, j’ai le droit de descendre de l’auto, jambes molles, nausée, j’avale de grandes bouffées d’air, jusqu’à m’étourdir légèrement.

En époussetant son tablier enfariné, tata Fée ne peut s’empêcher de le dire, elle est bien pâlotte la petite, je me demande encore aujourd’hui comment elle pouvait s’en rendre compte dans la pénombre de la cuisine éclairée de la seule petite fenêtre qui donne sur le verger et de la lueur du feu qui se reflète sur les ustensiles qui recouvrent les murs. Déjà je me sens mieux, réconfortée par l’odeur de bois brûlé, ou d’herbes en sauce, ou de prisuttu, ou de polenta à la farine de châtaigne qui repose dans son torchon immaculé au coin de la cheminée. Tata Fée étale de vieux journaux sur les tommettes au pied de la cuisinière, puis jette les petites cuillères de pâte à beignets dans la haute poêle de fonte brune tout en devisant avec Pierrot, comme j’ai mauvaise mine je suis autorisée à manger un bugliticce avant le repas, c’est gras et doux, réconfortant. Après le déjeuner nous traversons la ruelle pour profiter de la vue depuis le jardin du cousin François, un petit plateau herbu clos d’une haie d’arbustes épais ouverte au levant, une brume légère flotte au dessus des vallons, on devine la mer floue au lointain. 

Vient l’heure des visites, chez Liline ou Mimi de la fontaine — celle qui me pince les joues du bout des ongles en riant. Le temps ralenti, les conversations qui réveillent le passé, les morts qui se mêlent aux vivants, une parenté insoupçonnée qui se révèle, Jacques qui fume en plissant légèrement les yeux, le café refroidi au fond des verres, les carabines sur les murs comme des trophées, je retiens des bâillements d’ennui, peut-être de fatigue, je détache parfois un petit sourire à l’adresse de Liline dont je devine la bienveillance, Jacques vous prendrez bien un petit muscat ? Quand nous les quittons le soleil est déjà bas, qui nimbe les façades austères du village de lueurs dorées.

Dehors la fraîcheur sonne le départ, nous quittons le village silencieux, les volets clos, les châtaigniers bleus dans le ciel net, sur la route les appels de phares cisèlent le maquis en dentelles noires qui dansent, la voix grave de Pierrot nous berce qui dresse le bilan satisfait de ce dimanche au village. Avant que le sommeil me gagne, du bas de la vallée j’aperçois les lumières du hameau qui tremblent dans la nuit tombée comme des feux minuscules.

A propos de Caroline Diaz

Née un 1er janvier à Alger, enfant voyageuse malgré moi. Formée à la couleur et au motif, plusieurs participations à la revue D’ici là. Je commence à écrire en 2018 en menant un travail à partir de photographies de mon père disparu, aujourd'hui c'est un livre, Comanche. https://lesheurescreuses.net/

6 commentaires à propos de “parfois le dimanche”

    • Merci Huguette, très troublant pour moi d’avoir convoqué ces souvenirs, merci pour votre bienveillance.

    • Chère Brigitte, il a fallu que je me bouscule (alors qu’on est censé avoir plus de temps). Grimacez si vous voulez, mais serais heureuse de vous lire, bientôt.

  1. Très réussi. Précision des images souvenirs et ce personnage que j’adore au nom contre lequel mon incomprehension cognait au début et qui toujours même si on connaît maintenant si homme ou femme continue à chacune de ses apparitions à enchanter par son mystère ou son côté non convenu. Merci

    • Merci Anne, alors tu t´attaches à Pierrot ? amusant parce que j’ai hésité à utiliser cette manière de la nommer, en Corse, c’était plutôt Pierrette qu’on l’appelait, même Petretta qui se prononce Pedretta, qui voudrait dire “petite pierre”.