Des blancs dans le Ragabodot

sous la tonnelle      l’ombre des feuillages dessine des arabesques      on s’y raconte des histoires mirobolantes      à mi-voix      un refuge loin des adultes      images esseulées égarées      images  indélébiles    le banc devant la porte      où s’asseyaient les grands-parents      avant la grande décrépitude      et les secrets inavoués      jaillis bien plus tard      des larmes d’une vieille dame          déposant ses souvenirs d’enfance          quand ils seraient déjà dans la tombe           ses regrets de n’avoir pu dénouer la parole avant la nuit qui la prendrait elle aussi      un peu du Ragabodot      enfoui dans la mémoire      avec le potager          les chèvres que l’on essayait en vain de traire les toilettes en bois derrière la maison      tapissées de journaux      les prés et les bosquets où l’on cherchait les nids de pie      les carpes farcies de la grand-mère      les tessons de céramique colorés le long du chemin      les pièces de cuivre du père Dargaud offertes à ses petits visiteurs pour les remercier      et le retour vers la ferme      les sabots devant la porte      la grande pièce à la cuisinière à bois      le carillon qui réveillait les nuits les plus silencieuses le téléphone de Bakélite blanc sur le mur jaune le caquetage du poulailler       la brouette où nous promenait le grand-père       sa voix le matin schnell schnell pour nous tirer du lit avant de déguster le petit fromage blanc aux herbes préparé par ses soins      les grandes tranches de pain      le petit verre de blanc qu’il dégustait avant de repartir aux champs      le chien de chasse à ses basques      sa démarche claudicante séquelle d’un accident sur une voie ferrée      son regard noir acéré sur le paysage et le ciel      la table ronde de la salle à manger cossue où trônait le civet de lièvre ou le coq au vin du dimanche      les récitations et les chansons      avec nos voix d’enfant      le buffet Henri II à l’odeur de cire      les visages encadrés de chacune des filles blondes et brunes à leurs dix-huit ans      les fromages dans leur faisselle émaillée       les paniers remplis d’œufs       les pièces en enfilade les parquets à patins les édredons de plume d’oie les tissus de satin rouge et jaune et les dentelles      la poupée de porcelaine      la grande salle de bains lumineuse qui donnait sur le pré à vaches      les armoires au linge blanc repassé empesé empilé       les promenades vers l’étang aux grenouilles attrapées avec un chiffon rouge      les pas de danse sur le carrelage et la musique ruisselant du phonographe      une autre enfance          racontée           imaginée        souvenir à facettes        le Ragabodot                

A propos de Marlen Sauvage

Journaliste longtemps. Puis dans l'édition. Puis animatrice d'ateliers après une formation Elisabeth Bing et DUAAE à Montpellier. J'anime encore quelques stages d'écriture, ai contribué aléatoirement au site des Cosaques des frontières, publié quelques livres – fictions et biofictions – participé à plusieurs ouvrages collectifs. Mon blog les ateliers du déluge.

9 commentaires à propos de “Des blancs dans le Ragabodot”

  1. tout ce qui les entourait, qu’elles/ils maniaient ou non, qui avec eux/elles ont fait notre vie, l’ont tissée de ces petites choses dans nos silences, même quand on avait envie de tordre un de ces fils-actes-objets ou d’en changer la couleur ou de s’en passer, et notre besoin plus tard de tous ces mots qui ne furent pas dits, que l’on sous-entendait mais sans certitude, et puis de ceux, prononcés, qui se sont évanouis dans la quiétude d’un momet

  2. Oui, c’est tout cela, chère Brigitte, que je retrouve sans nostalgie mais dans l’évidence de ce qui m’a construite et qui vit sous les mots, dans les blancs…

  3. c’est pourquoi, parfois, souvent, sans jamais oublier, je repense à mon grand père – souvent, sans jamais oublier – (on a l’impression de voir un peu du décor de « Milou en mai ») (l’été, c’est joli hein…)

    • ah… Louis Malle… Mais le décor n’a rien à voir avec ce que je raconte… la maison n’est plus dans la famille et n’y suis jamais retournée… aucune photo… juste ces quelques images… merci Piero Cohen-Hadria pour votre passage dans mon enfance !

  4. C’est beau. On voudrait y avoir passé un bout de temps là-bas, au milieu de ces autres sous la tonnelle, les chèvres, le carillon, les chiens. C’est joliment décrit. Vivant.

  5. Merci Annick. En fait, j’ai réagencé mes textes hier pour qu’il soit dans l’ordre que je souhaitais, et j’ignorais que cela allait être à nouveau publié !