Il suffirait…

Les verres de communion s’offrent encore, je ne rêve pas. Aucune date, aucune mention sur ce gobelet de verre vert qui m’est échu il ya maintenant trente-trois ans. Et pendant trente-trois ans, jamais je ne me suis souciée de ce verre, seul témoin chez moi d’une maison oubliée depuis des années, vendue, on l’appelait le Ragabodot, la ferme des grands-parents bourguignons, chargée pourtant de souvenirs. Au contact du verre, froid en ce matin d’automne, je ferme les yeux à la recherche d’un moment figé dans le passé, qui éclairerait autrement la présence du verre. Mais sa douceur lisse ne me transmet rien, il reste muet, étranger à ma main, aucune aspérité pour en contester l’image douce émaillée de la fillette toute vêtue de blanc, posée sur un nuage cotonneux, offrant une fleur de lys à on ne sait qui ; aucun défaut, aucun éclat. Tout ce qu’il recélait a sombré dans le silence du temps, impossible de capter une émotion, une pensée, une impression… à moins de tricher, de prendre la place de celle qui l’a tenu, de lui façonner des sentiments, une ferveur sincère, de retrouver la petite fille des années 1910, au corps voilé de mousseline, aux yeux baissés sous l’aube, une aumônière dans une main, une bible dans l’autre, troublée sans doute par ce rituel de sortie de l’enfance, ne sachant qu’espérer de meilleur pour elle, ne sachant nommer le meilleur. Il suffirait de confronter l’idée de cette toute jeune fille à la femme qu’elle devint, (méconnue à jamais pourtant — connaît-on vraiment ceux que l’on a aimés —, d’autant que ceux qui l’ont aimée ont depuis longtemps disparu de cette terre), de lui supposer des rêves, des désirs, une quête, des besoins, des peurs, des talents, des échecs… Il suffirait de trouer l’oubli, de plonger dans l’abîme du temps, d’en cueillir les fulgurances pour les déposer aux pieds de l’enfant recevant le verre en cadeau, d’en attendre l’assentiment dans le regard vert amande, seule mémoire attestée par les images qui ont traversé le temps. Peut-être.

A propos de Marlen Sauvage

Journaliste longtemps. Puis dans l'édition. Puis animatrice d'ateliers après une formation Elisabeth Bing et DUAAE à Montpellier. J'anime encore quelques stages d'écriture, ai contribué aléatoirement au site des Cosaques des frontières, publié quelques livres – fictions et biofictions – participé à plusieurs ouvrages collectifs. Mon blog les ateliers du déluge.

17 commentaires à propos de “Il suffirait…”

  1. et on n’est jamais certaine de tricher, au pire on recrée la petite fille qu’on voudrait avoir été, qu’on est devenue rétrospectivement

    • @Brigitte Célérier, je triche puisque le passé dont il est question ici n’est pas le mien, que je n’en ai donc aucune mémoire, et quand bien même en aurais-je une, « ne se déploierait-elle (pas) que sur le terreau d’un colossal oubli ? » (Je cite Etienne Klein, que je lis dans Matière à contredire, fort à propos pour cet atelier en ce qui me concerne !) 😉

  2. ah mais pourquoi laisser tomber Marlen ? bon, sur la 10, moi je me suis plantée donc je vais pas me mêler de dire si c’est l’exercice ou pas. mais la question que pose le texte (outre son charme fluide comme d’hab’) je crois qu’on est tous amenés à se la poser et il n’y a pas de réponse hors ce jeu curieux et vrai-faux ou faux-vrai qu’est la fiction. et que c’est certainement moins indigne que certaines vérités (soi-disant) unidimensionnelles qui nous sont assenées. Alors non, non ne pas laisser tomber (dit-elle alors qu’elle se le dit elle-même tout le temps assorti de » à quoi bon ? »)

  3. l’important, c’est de dire le vrai – la sincérité j’ai l’impression : même si elle se cache, si on ne la trouve pas directement d’un coup, même la chercher – le reste sera de la littérature – pas mal : je vous conseille (si je peux me permettre) l’intervention de la jeune femme Adèle Haenel (il faut garder son sang froid,et laisser l’entremetteur parler – et écouter ce qu’elle dit- https://www.youtube.com/watch?v=QFRPci2wK2Y

    elle parle de cette sincérité, de ce vrai, de bouter le silence hors de nos propos – pour un monde plus juste et plus sain – et puis, s’il faut cesser (mais personne n’y croit) cesser…

  4. Trouer l’oubli, magnifique. J’ai adoré ce texte tellement à propos, au coeur de nos recherches actuelles et la phrase d’Etienne Klein… Grand merci. Et la photo et le verre vert et ce qui s’écrit… Merci, Marlen.

  5. Merci Marlen pour ce très beau texte, étincelle dubitative sur fond d’absence. J’aime cet objet qui résiste et ce personnage en latence, le « peut- être » final. C’est un texte gigogne, mais avant tout, selon moi, un texte en-soi. Touchée aussi car j’y trouve ce mouvement de recul qui nous saisit parfois. Merci d’avoir su écrire cela.

  6. Un grand merci à toi, Deneb. Tu parles d’un texte gigogne… j’aime bien cette image. Et du coup, association d’idée, je vais aller le placer là où il devrait être… (plus en tête, mais dans le corps du « tout »)

  7. J’ai lu tous tes textes. Celui-ci ouvre sur tous les autres, je trouve. Et tes hypotheses, beaucoup aimé aussi. Et toutes ces maisons decrites. C’est riche de pistes et foisonnant de descriptions, d’ambiances, d’émotions. Me rejouis de la suite.

  8. Anne, je lis ce premier commentaire, merci à toi. Il ouvre une perspective nouvelle pour moi ! Et si je commençais par cette histoire-là par conséquent ? Je me questionne ! A bientôt pour poursuivre notre échange par mail…

  9. Un texte qui m’avait échappé, résonne fort, trouer l’oubli c’est ce que je tente de faire depuis près d’un an aujourd’hui, merci pour ce merveilleux portrait.

  10. Caroline, combien des textes des autres résonnent chez moi aussi ! Je ne sais pourquoi tenter de trouer l’oubli, pour ce qui vous (je suis toujours tentée par le tu !) concerne, ici je rêve d’un temps dépliable, où se logeraient les souvenirs des autres que l’on pourrait pêcher pour se les approprier, surtout quand le manque (dû aux failles de la mémoire ou à ce qui n’a jamais été dit) révèle une part d’amour jamais avoué…