dialogue #01 | reflets

Le verre avait marqué la table d’un demi-cercle humide. Pierre n’écoutait plus rien de ce que le type lui racontait. Sa voix faisait comme un bourdon au milieu de brouhaha. Il avait beau faire, l’alcool avait fini par lui tourner la tête.

Peut-être que s’il n’avait pas été saoul…  

Seulement il avait bu et les choses s’étaient passées comme elles s’étaient passées. Maintenant il avait vu et c’était trop tard.

Tout ça à cause de cette foutue lampe et de son foutu reflet.

Dès le début il avait pensé que c’était une idée de merde. Claire s’était approchée et lui avait dit tiens, t’en penses quoi ? Il avait répondu bof bof, c’est combien ? Ça l’avait mise en rogne (en plus ils ne manquaient de rien, alors c’était quoi le problème ?). Quand elle avait dit le prix et qu’il avait levé les yeux au ciel, elle lui avait dit qu’il ne connaissait rien à rien et l’avait planté au milieu du rayon.

De toute façon, elle l’avait achetée sa lampe alors il se demandait pourquoi elle avait pris la peine de lui demander son avis.

Ça t’arracherait la gueule de temps en temps d’aller un peu dans mon sens ?

À ce moment-là déjà, il aurait dû comprendre que ce n’était pas de la lampe dont il était question. Seulement, désolé, lui il était pas fin et avait du mal à comprendre les choses quand on les disait à moitié.

C’est vrai quoi, qu’est-ce que j’y connais aux lampes, moi ?

Dès le début il avait senti que cette lampe allait lui attirer des embrouilles.

C’est pour ça que ce soir, quand il s’était retrouvé dans ce canapé, avec cette musique trop forte et ces gens qui dansaient tout autour de lui, quand il avait plongé son regard dans le reflet de cette foutue lampe, quand il avait vu ce qu’il avait vu, il s’était dit que finalement, il y avait une sorte de logique à ce que les choses se passent comme elles s’étaient passées.

Le geste avait été bref. Fugace. Caroline avait posé sa main sur l’épaule de Claire et c’était peut-être ça qui avait attiré son œil. À moins que ce soit son air là… cette façon qu’elle avait d’être désolée ma pauvre. Cette façon que son œil avait de dire je suis vraiment désolée Claire. Sincèrement. Ça doit pas être facile. Sourire forcé. Sourcils en voûte. Difficile de se tromper sur les intentions. Et puis c’est pas tout. Il y avait cette façon aussi que Claire avait eu de poser sa main sur la sienne. L’air de dire merci, merci d’être-là pour moi. C’est sûr que c’est pas facile. Heureusement t’es là toi. Regarde les autres. Soit ils s’en foutent, soit ils font semblant. Au bout du compte c’est la même chose. Ça a pas l’air de les gêner plus que ça que je me retrouve le nez dans la merde. Et l’autre de continuer, avec ses yeux, là. Il faut dire aussi, t’as vu comme tu es. Tu es rayonnante Claire. Tu caches si bien ton jeu. Et nia nia nia et nia nia nia. Toutes ces conneries que les femmes se racontent quand elles se retrouvent ensemble. Ça et tout ce qu’elles devaient être en train de lui mettre sur le dos. Parce que c’est sûr qu’elles devaient pas se gêner. Connaissant Caro. Elle avait jamais pu le piffrer et honnêtement il lui avait bien rendu. Dès le départ, entre eux, ça avait été à couteaux tirés. Il avait jamais pu supporter ses grands airs. Elle l’avait toujours regardé avec mépris et, pensait-il, peut-être même un peu de dégoût.

Peut-être qu’elle voulait se taper sa femme après tout ? Ça aurait expliqué pas mal de choses.

Les lèvres de Caroline se mirent à bouger.

Pierre chercha à tendre l’oreille mais la musique était trop forte. Il avait beau se concentrer, il entendait rien. Et puis il y avait ce type à côté de lui qui n’en finissait pas de raconter sa vie.

Tu comprends ?

Oui, oui. Bien sûr qu’il comprenait.

Qu’est-ce qu’il en avait à foutre de ses histoires ? Ce qui l’intéressait lui, c’était ce que cette salope de Caroline était en train d’enfoncer bien profond dans le crâne de sa femme.

Ils les voyaient bouger dans le reflet de la lampe. Rapides. Nerveuses. Deux petites lèvres rouges qui s’agitaient vicieusement en crachant leur poison.

Sale pute !

C’est sûr qu’elle était en train de lui en foutre plein la gueule. Y avait qu’à voir sa tête, ses plis, cette façon qu’elle avait de remuer les bras. Fallait être aveugle pour pas voir que Caro ne faisait plus dans la consolation. Rien qu’à sa tête il pouvait le voir. Elle gueulait presque maintenant, s’énervait contre Claire qui — putain mais remue-toi merde — ne faisait rien pour calmer la colère de l’autre.

De toute façon elle n’avait jamais pu le blairer. Dès le début il l’avait senti. Dès le premier jour, quand elle était rentré et qu’elle avait commencé à faire ses petites remarques. Ah c’est marrant ça… De quoi je me mêle ? Ils avaient leur équilibre et puis c’est tout. Qu’est-ce qu’elle avait besoin de venir foutre son nez dans leurs affaires. Y avait des types pires que lui quand même. Suffisait de regarder les infos.

Pierre voyait le reflet fondu de Caroline s’agiter de plus en plus vivement à la surface. C’est sûr qu’elle était en train de le pourrir. Y avait qu’à regardait sa bouche. Pas besoin d’entendre ce qu’elle racontait. Rien qu’à sa bouche il pouvait deviner les saloperies qui lui coulaient le long du menton. C’était même pas ça le pire. Le pire, c’était de penser que Claire l’écoutait et même, qu’elle lui avait pris la main comme pour dire je sais mais je sais que t’as raison. Seulement y a les enfants, tu comprends ? Tu comprends Caro ? Je peux pas me barrer comme ça en laissant tout derrière moi.

Et pourquoi pas, hein ?

Putain elle l’avait dit. Oh putain elle l’avait dit. Il en était sûr. Il l’avait vu. Il était sûr de l’avoir lu sur ses lèvres. L’alcool ? Non c’était pas l’alcool. Pourquoi l’alcool ? Il était bourré et alors ? Il savait encore ce qu’il voyait ou pas, non ?

Et l’autre con à côté qu’en finissait pas de raconter sa vie…

Pierre pensa qu’il fallait en tenir une sacré couche pour ne pas voir combien il s’en carrait le cul de ses histoires.

Tout lui foutait la gerbe. Tout. Tous ces cons amassés autour de lui qui dansaient comme si la vie c’était ça et qu’il n’y avait rien de mieux à faire que de bouger en chœur sur les mêmes chansons de merde qu’ils écoutaient depuis vingt ans.  

Attends, attends, qu’est-ce que tu fais là ?

Caro avait pris Claire par la main et l’attirait dans une autre pièce.

Claire parut résister un instant.

Un couple de vieux passa entre lui et la lampe.

Non, non, non, non, non !

Trop tard.

Le temps que les vieux dégagent, il n’y avait plus dans le reflet qu’un amas de corps flous branlant maladroitement sur les Bee Gees.

A propos de Ulises Lima

Professeur de philosophie, passionné de littérature. Des années que j'écris dans mon coin. Pas grand chose à mon actif. Quelques nouvelles. Un roman impublié. Un autre sur l'établi. Marre de ces quatre murs qui ne répondent jamais assez. Je rejoins les ateliers (la boule au ventre) dans l'espoir de... de quoi ? Difficile à dire. D'ici quelques mois, peut-être.

4 commentaires à propos de “dialogue #01 | reflets”

  1. Je découvre à l’instant votre texte et je vous écrit Bravo –
    J’ai beaucoup aimé comment l’histoire est amenée, la lampe, l’alcool, l’état intérieur de cet homme et ce qu’il voit dans ce reflet.
    Vous m’avez happé en peu de mots, merci à vous.
    Bonne continuation,
    Clarence M.

  2. Très bon. J’ai aimé la montée en puissance de ce dialogue intérieur, le délire, l’excès, la colère. Merci.

    • Merci Jean-Luc. J’avais peur que le caractère outrancier du personnage ne soit pas immédiatement visible. Vous m’avez rassuré.