#voyages #05 | Hemingway par neuf

Cuba 1992. La Havane. Bien que visuels, mes souvenirs sont marqués par des rencontres. Plus de trente ans plus tard, je ne garde que peu de souvenirs des rues et des monuments. Sans doute, faudrait-il que je retrouve les photos que j’ai pu y faire mais je ne sais pas où elles se trouvent. Peut-être perdues. Je me souviens très bien, par contre, de certains visages, de discussions, de sourires et de rires qui m’ont guidé jusqu’à un homme.

La sortie de l’aéroport
Plein d’enfants. Des dizaines qui me demandent des choses. Je comprends des chewing-gums, des stylos-bille. Je comprends mal, ils me demandent des dollars. 

Hôtel au nom oublié
Il sourit. Sur le toit de l’hôtel, derrière son comptoir, le barman m’aperçoit alors que je sors de l’ascenseur. Je suis en maillot de bain, une serviette sur le dos, il fait chaud, l’air est moite. J’ai vu une photo dans l’entrée, la piscine se trouve là, sur le toit de l’hôtel. Il essuie des verres avec un torchon mais ne me quitte pas des yeux, il commence à rire. Quelques clients en chemises à fleurs me tournent le dos. La piscine est bien là mais elle est vide. Un grand trou d’air. Période spéciale, pénurie d’eau. Je ne me démonte pas, je le vois rire, je joue le jeu. Je vais m’allonger sur une chaise longue, mes lunettes noires sur le nez. Je suis ridicule, il n’y a même pas de soleil, le ciel est gris et il fait une chaleur à crever. Il rit à pleines dents. Je ris aussi. Il m’offre un jus de fruits.

L’opéra
Juste avant la fermeture du bâtiment en fin d’après-midi, je marche dans le couloir de l’opéra. Le Gran Teatro de La Habana. J’entends une mélodie au piano, j’ouvre une porte. Une grande salle, une dame âgée joue devant des chaises vides. Elle me voit, elle s’arrête. Puis elle me fait signe d’entrer et de fermer la porte derrière moi. Je m’exécute, je m’assois, elle se remet à jouer. Elle chante aussi. Du Mozart, je crois. Plus tard, je quitte l’opéra en marchant à ses côtés. Elle est guide, elle fait visiter l’opéra aux touristes. Avant, quand les Américains étaient encore là, elle était chanteuse d’opéra. Elle me raconte, ses yeux brillent, elle n’a pas voulu quitter La Havane. Elle est restée et elle n’a plus chanté. Elle a passé l’essentiel de sa vie à faire visiter l’opéra. Elle saute dans un autobus bondé de monde.

Le Malecón
Une corniche qui suit le bord de mer, une agréable balade à pied. Je regarde vers la mer. Devant moi, derrière l’horizon, Key West, la Floride, les États-Unis. Une voix derrière moi me demande si je suis Américain. Un homme, la trentaine, comme moi. Je lui dis que non, que je suis Français. il me parle médecine, maladies, médicaments. Je n’y comprends pas grand chose, alors il m’explique. Sa petite fille a une maladie plutôt rare, elle a besoin de médicaments. On sait ce dont elle a besoin, la médecine cubaine est à la pointe mais elle a peu de moyens. Il me note sur un papier quelques noms de médicaments que j’ai aujourd’hui oubliés ainsi que son adresse. Je lui avais envoyé un colis de retour en France, ça m’avait coûté quelques dizaines de francs. 

La terrasse d’un bar, je ne sais plus où
Je bois un café assis sur une terrasse. Il est assis à une table voisine, la cinquantaine. Il me demande si je connais la musique cubaine. Je lui sors quelques noms (je m’y intéressais à l’époque mais aujourd’hui, je suis incapable de citer un nom. À part Buena Vista Social Club…) On parle de musique, lui surtout. Il dit qu’il a été musicien. Il dit qu’il a été militaire aussi, en Afrique. Qu’il n’aurait pas dû, qu’il aimerait oublié cette partie de sa vie. Il paye mon verre et part aussi vite qu’il était arrivé.

Dans le bus pour Varadero
Il a une vingtaine d’années, tout au plus. Il me demande si je cherche un endroit pour dormir pas loin de la plage. Il me propose de dormir dans la maison qu’il occupe avec ses parents en échange de quelques dollars américains. Il me dit aussi qu’il est homosexuel. Je lui dis que moi non, je ne suis pas homosexuel. Il me dit que personne n’est parfait, il rigole. Je lui dis que oui, ça pourrait m’intéresser, une chambre pour quelques dollars et pour une ou deux nuits. Plus tard, il me demande si j’ai de l’essence. Je lui dis que non, que je n’ai pas l’habitude de me promener avec un bidon d’essence. Il me dit que c’est dommage parce que ses parents ont une superbe Chevrolet Corvette des années 50 mais qu’il n’ont pas d’essence pour la faire rouler.

Parque de la Fraternidad
Il est assis sur un banc. À ses pieds, d’un sac en plastique débordent des habits en boule. Un morceau de pantalon dépasse, deux tee-shirts. D’autres sacs, aussi. Il est sale. Il me voit arriver et, sans se lever, me demande de quel pays je viens. Il parle en anglais, mieux que moi. Je lui réponds en espagnol. Il me regarde longuement sans rien dire puis il me dit qu’il a quelque chose à me demander. Je lui dit que pourquoi pas, je dois avoir un ou deux dollars en poche. Il me demande alors de lui expliquer la politique étrangère de la France. Il me dit qu’il ne comprend pas le jeu de Mitterand. Je dois lui dire que je n’en sais rien. Il a l’air déçu mais je pense qu’il ne me croit pas.

Dans la vieille ville
En passant devant l’échoppe du barbier, je me suis dit que j’allais réaliser un vieux rêve même si, à l’époque, je ne suis pas très vieux : me faire raser la barbe. Je rentre, le patron m’accueille en souriant. Je lui demande combien ça peut me coûter, il me réponds en dollars américains bien sûr. Mais il me dit aussi que ça peut ne rien me coûter. Je lui dis que je ne comprends pas, il me dit de m’asseoir. Il me savonne et sort son rasoir, le même que j’ai vu dans les vieux westerns qu’affectionnaient ma grand-mère. Il le passe délicatement sur mes joues puis il m’essuie le visage avec une serviette chaude. Et là, je comprends. Devant moi, une file de femmes plutôt âgées, quelques hommes aussi. Ils me proposent, à tour de rôle, des boites de cigares et des bouteilles de rhum. Des fruit aussi, du poisson même. Je m’allège de quelques billets verts.

La Bodeguita del Medio
Je tombe dessus par hasard. Dans une rue étroite, le bar est plein de touristes. Sur le mur, des articles de journaux et des vieilles photos pâlies, sur les tables, des assiettes pleines de riz et de haricots noirs. Je lis un mot manuscrit : My mojito in la Bodeguita, my daiquiri in El Floridita. Moi, je trouve que le cocktail qui sied le mieux à l’endroit, c’est le Cuba libre. Mélange rhum coca, même si je suis plus rhum que coca. Et là, j’entends Ernest Hemingway m’intimer à l’oreille l’envie d’écrire.

Photo de hp koch sur Unsplash

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.