vers un écrire-film #06 | en accéléré

Semer la mettait toujours dans des états étranges. Elle disait s’imaginer l’humectation de la graine, le gonflement des mucilages, la mise en route des processus, le percement des enveloppes et le surgissement de la radicelle, son allongement, ses divisions, sa progression dans le terreau. Puis venait l’élévation de la tige à travers les cotylédons. Le mystère s’interrompait alors avec l’apparition des premiers frémissements verts qui émergeaient en bousculant des particules de terre. Elle n’était pas patiente, elle aimait les germinations rapides, mais trouvait les lentes plus mystérieuses. Elle dépensait des trésors de patience à préparer le lit de semis, briser les mottes, retirer les cailloux, apporter le terreau, placer les graines, les recouvrir, tasser légèrement, arroser en fine pluie et attendre. Malgré tous ses efforts, elle ratait parfois ses semis et s’en désolait longtemps, espérant toujours que quelque chose se produirait. Avec le temps elle avait appris à semer parcimonieusement, moins que les quantités préconisées. Elle avait le plus grand mal à éclaircir. Sacrifier des plantules était toujours un dilemme qu’elle n’arrivait pas à résoudre. À chaque semis, elle me parlait de la confiance qu’il fallait avoir dans la vie, le temps, l’avenir pour sacrifier une partie de ses provisions en vue d’assurer la récolte à venir. « On ne pense pas à ces choses quand on vit dans un monde d’abondance où il suffit d’aller acheter un sachet de graines pour quelques euros, disait-elle ». Elle plantait aussi des bulbes et heureusement m’en parlait moins, car leur réveil est lent de l’automne au printemps. Je suis sûre qu’elle y pensait souvent tant son émerveillement était grand lorsque sortaient les premières feuilles. La suite, les fleurs, les récoltes lui importaient moins, elle aimait par-dessus tout les semis et la germination.

Elle adorait regarder les germinations en accéléré comme on en trouve sur internet, celles qui sont faites en timelapse, des photos prises à intervalle régulier, passées en accéléré. Elle disait que le ralenti c’était bon pour comprendre ce qui se passait vite, l’accéléré pour celles qui allaient lentement. Elle disait aussi qu’elle avait longtemps vécu avec un agronome passionné de profils culturaux et d’itinéraires techniques. Elle n’avait jamais voulu faire sa thèse sur l’influence du lit de semence sur la germination, elle trouvait le sujet trop restreint. Je crois qu’elle y repensait souvent en jardinant comme souvent dans la vie on revient sur des décisions prises et qu’on n’aurait pas du, ou alors sur des choses auxquelles on a longtemps réfléchi sans arriver à choisir, un choix qu’elle aurait fait pour des raisons qui ne tenaient pas tant au lit ou aux semences, mais à bien d’autres choses dans sa relation avec l’agronome. C’était comme si elle le revivait au ralenti et en boucle. Mais je me fais peut-être des idées. Je la laissais repartir vers ses semis de radis, ses préférés tant leur germination est rapide. Heureusement j’adore les radis qu’il me revenait de manger.

Elle n’est plus là aujourd’hui et, savez-vous, je sème toujours des radis au printemps avec le plus grand soin pour le lit de semis. J’en ai trouvé aujourd’hui chez Lidl d’une variété particulière « Gigante siculo », bulbe joliment arrondi au goût délicatement épicé. Ils sont présentés en rubans de graines qu’il suffit de poser dans la terre dans un petit sillon profond d’un centimètre, de recouvrir et d’arroser. Je vais essayer.

A propos de Danièle Godard-Livet

Raconteuse d'histoires et faiseuse d'images, j'aime écrire et aider les autres à mettre en mots leurs projets (photographique, généalogique ou scientifique...et que sais-je encore). J'ai publié quelques livres (avec ou sans photo) en vente sur amazon ou sur demande à l'auteur. Je tiens un blog intermittent sur www.lesmotsjustes.org et j'ai même une chaîne YouTube où je poste qq réalisations débutantes. Voir son site les mots justes .

2 commentaires à propos de “vers un écrire-film #06 | en accéléré”

  1. Il vaut son pesant d’or cet accéléré. Sensuel, drôle, alerte, questionneur de la vie.

    • Merci Louise. très personnel en plus.
      J’ai honte, je ne lis rien, ne commente rien en ce moment, entre remuements intérieurs et vacances, je ne joue pas très collectif. Merci de me lire quand même.