#enfances #04 | Lit-vaisseau

notes sur l’établissage du texte

Je crois qu’il venait de la mer, lui aussi. Il rentrait par un sentier au milieu des pins. Routin | routeau | roteau, l’accent lui échappait. Un petit chemin tracé dans une terre de sable au milieu des pins par le passage répété des baigneurs, des promeneurs. Et sûrement quelques animaux, oui. Il suivait un grand-père en short bleu marine flottant, trop grand, un chapeau de paille, la peau du dos froissée et tannée par le soleil, il boîtait, peut-être à cause de la grosse glacière bleu azur tirant sur son bras et son épaule gauche, un parasol multicolore en bandoulière. Il tenait par la main droite une petite fille aux longs cheveux châtain clair filasses, en maillot de bain mauve bariolé de lignes plus claires, du fuchsia au rose pâle, et quelque chose d’écrit dans le dos, une petite phrase dont les lettres floquées étaient effritées, illisibles. Dans sa main gauche, un seau en plastique jaune dans l’autre, avec une pelle verte, un râteau orange, sa paire de sandales en caoutchouc rouge et une figurine à tête de chien couverte de sable. Attention aux petits cailloux et aux aiguilles, ça va piquer pour marcher maintenant. On met les sandales Agnès ? Au petit carrefour, ils ont bifurqué à gauche et pris la piste cyclable goudronnée. La petite Agnès aura mis ses sandales, donné le seau au grand-père, et commencé à courir. Va pas trop loin ! Lui continuait tout droit, seul.

Je crois qu’il a trouvé un blockhaus dans la forêt. Un dôme à l’écart du chemin, visible au milieu de la lande broussailleuse dans une trouée de grands pins. Il a traversé une haie d’aubépines et a suivi la mince ligne du roteau pour aller voir ce dôme de béton. C’était une espèce de dos gris, sale, d’un animal énorme au repos sous le soleil, échoué là sans qu’on sache bien comment, un animal de l’histoire venu se cacher là pour mourir, couvert de lichens, de mousses, de tags, de graffs, une fresque de l’autre côté, de roses et de bleus, autour du bloc noir de l’entrée évoquant une gueule à l’intérieur de laquelle se trouvent d’autres graffs, des tags, quelques messages peut-être, et des mots, des signes, de simples traces, gravés moins sur les murs que sur l’ombre intérieure. Il n’est pas entré. Il est monté sur la bête enfouie dans le sable qui remontait plus à droite. Autour de lui, rien. Des pins à perte de vue, un mur de troncs qui ne laissait entrevoir ni la mer ni le ciel. Juste un coup de vent dans les aiguilles, l’image en tête du monticule de terre du chantier sur lequel, enfant, devant sa porte, il grimpait avec les copains. Pour descendre, il a sauté directement. Ça a fait un bruit mat et lourd sur le sol qui s’est engouffré par la gueule noire dans son dos, et drôlement répercuté à l’intérieur, un bourdonnement étouffé s’achevant sur un lointain crissement de grille. Et il est rentré.

Arrivé sur le parking, à sa vieille Fiat Stilo blanche, un peu crépie de boue, il a vite ouvert la portière, côté passager, s’est jeté sur le siège pour ouvrir la boîte à gants et fouiller, à la recherche du bloc-notes et du crayon mal taillé sous le paquet de mouchoirs en papier qui tombe, car les souvenirs descendent, les uns après les autres, du monticule | mont | montagne, sur l’arête | crête, en courant, en se poussant, et ils reviennent, remontent par la pente raide | face abrupte | versant nord, en bourdonnant | pétaradant | mitraillant, à pousser, à tirer, à s’attraper, glisser | rouler, s’agripper, Premier de cordée ! « Déjà en haut ? une ombre dans le soleil, redescend à toute vitesse | quatrième | berzingue | d’un trait, le cul dans la poussière, à laisser une trace sur le flanc de la montagne | pic | aiguille, en ligne droite, Tu t’appelles comment ? », il a oublié, il revoit les têtes, les silhouettes sur la crête, dans la côte, il n’entend plus rien, seulement qu’il a fait connaissance avec les enfants du quartier, là, autour de cette butte de terre devant sa porte, « Tu viens d’où ? » là, à monter et descendre, à jouer, courir, sauter, à faire la course, au loup, à cache-cache dans les grosses buses en ciment, « en tous sens, on passe dedans, on saute de l’une à l’autre, on passe par ici, on ressort par-là, Déjà là-haut ? », à passer le vide d’un bloc à l’autre, d’un pic à l’autre de la cordillère, d’une planète à l’autre du côté d’Orion, à le traverser dans l’obscurité des tunnels, des mondes engloutis, baissé | caché | couché, dressé au sommet, pas vu, Pris ! la main sur le pied ? Non !? à tenter de s’échapper, de sauter, de s’envoler, dernière coudée amorçant la chute, sur le dos, sur le béton, dans la poussière. En arrivant sur place, leur fils immobile, tout sale et en larmes, ils ont dû se dépêcher de le coucher dans la voiture et de l’emmener aux urgences, en séchant ses larmes avec un mouchoir en papier ?

Il est resté une semaine dans sa chambre, alité, paralysé. Peut-être deux, voire plus. Il ne se souvenait pas vraiment. Pas d’images, plutôt de ce qu’on lui en a dit. Presque rien. Que son père le prenait dans ses bras pour le sortir de la chambre, l’y ramener, monter et descendre les escaliers. Pour le reste, le temps qui s’écoulait dans la chambre peut-être comme la pluie sur le parebrise, et l’eau glacée au compte-gouttes par le plafonnier de la Stilo, à s’infiltrer dans le lit, sous les draps que sa mère aura changés, lavés chaque jour, lui revenait seulement à l’esprit le clavier d’ordinateur qu’il avait reproduit sur une feuille de papier collée sur un bout de carton, le tableau de bord glissé sous l’oreiller d’une machine furtive qu’il manipulait le soir, en tapant on ne sait quel journal de bord de la mission à venir pour la nuit, d’une constellation à l’autre, en faisant la course avec sa sœur qui possédait le même type de vaisseau furtif à clavier dessiné, en échappant à ces bêtes faussement bonhomme sous ces formes d’animaux de feutre rondelets, découpés en rondelles de couleur, du mobile fantôme qui valsait sous le coup de vent du revers de la main sûre de son pilotage au clavier, pour aller toujours plus vite en vitesse lumière multiplexée, à la recherche d’une autre promesse de la Terre ? à la rencontre de créatures d’un nouveau type communicant avec d’étranges moyens ? sans moyen en fait qui interpellerait l’un ou l’autre des sens humains ? mais plutôt celui des chiens avec leur truffe ultrasensible ? et seul Pirate venu se glisser au fond de la cale et former une bosse de couverture pouvait comprendre et traduire : « Déjà là ? T’appelles comment ? Viens d’où ? Là-bas ? » Mais tout cela, c’était peut-être à un autre moment, c’était peut-être plus tard un jour de grippe, ou encore à venir.

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).