#enfances #lire&dire | L’Heure de goûter (ou comment faire l’enfant) – 9

notes en #09

  1. « Si notre mémoire se refusait à être une sépulture de l’oubli, si elle était tout ce qui nous reste de la croyance en la réincarnation, notre unique recours pour donner à tout le moins un peu de chair, un rien de vie vibrante, à nos fantômes ? » (L’Enfant des limbes)
  2. Ce matin il fait très beau, profitons-en pour planter l’ail des Incas, malgré le mois de retard. (Je viens d’écrire mois sans s… On pourrait en parler au Domaine des Fossés.)
  3. C’est le partage des imaginaires et leur recoupement, comme on superposerait deux cartes du monde pour le circonscrire et affiner les lignes flottantes, mouvantes, mobiles, qui font la réalité. Non ?
  4. La dernière clef, c’est pour ouvrir une chambre. La chambre des enfants, avec « la même ossature flottante, séparée du monde, que la toile de Van Gogh », la chambre de la maison jaune, à Arles. Il ne s’agit pas explicitement d’une chambre d’enfant, mais c’est comme ça que je l’entends — et en voilà un petit livre à relire, tiens, pour les vacances, La Chambre des enfants de Louis-René des Forêts.
  5. || À défaut de pouvoir aider Agnès à déterminer quel mur, réellement, au feu principal de Jarnac, sa mère lui montrait comme étant celui du lieu où elle a vécu avant, avant la petite Agnès en partance pour la plage, avant d’avoir rencontré son père durant sa première année d’enseignement : je lui ai proposé, de façon plutôt surréaliste (l’épithète n’est peut-être pas la bonne, il est bien possible que je me la sois jouée, mais c’est bien elle que j’ai employée dans mon message), de relire son souvenir à l’aune du texte qui l’a fait surgir dans le Journal d’un mot d’Emma. Comme un retour à la source. Donc, retour aux murs de « Vienne » ? ||
  6. (Dans sa chambre, vers le moment où il en peint la première version, Van Gogh aura décrit à son frère la difficulté du travail : « Je suis ainsi toujours entre deux courants d’idées, les premières : les difficultés matérielles, se tourner et se retourner pour se créer une existence, et puis : l’étude de la couleur. J’ai l’espoir de trouver quelque chose là-dedans. Exprimer l’amour de deux amoureux par un mariage de deux complémentaires, leur mélange et leurs oppositions, les vibrations mystérieuses des tons rapprochés. Exprimer la pensée d’un front par le rayonnement d’un ton clair sur un fond sombre. »)
  7. ((C’est quand même étrange, ce mois avec un s même au singulier, et moi qui n’en prend jamais au pluriel.))
  8. Dans la sienne, Danièle, pour Mes Vacances sur la ligne 21 des TCL, se sera posé deux questions en forme de souvenirs et de rêveries parallèles :
    • « Qu’est devenu l’herbier qu’elle avait rassemblé alors ? C’était sa mission pour un organisme aujourd’hui disparu, collecter et déterminer les plantes, mais aussi décrire la flore traversée en Land Rover : dès que la végétation changeait, elle notait le kilométrage et le type de végétal dominant ; parfois ils s’arrêtaient pour couper un mètre carré d’herbe et le peser en vue de connaître le potentiel fourrager du Sahel mauritanien. Très lointains souvenirs. »
    • « Que veut-elle faire ? Collectionner des bouts d’histoire de vie, analyser la desserte de son village, explorer ces Monts-d’or qui surplombent la Saône aux portes de Lyon et que se partagent les militaires, les randonneurs, les établissements de soin, les châteaux et les écoles privées et les carrières ; explorer comme le faisaient les écrivains voyageurs du XIXe siècle qui se passaient eux aussi d’automobiles ? »
    • De là, de collecter, déterminer ou décrire la flore du souvenir désertique, de collectionner, analyser et explorer la faune des rêves locaux — dis-moi si j’affabule, Danièle —, de lier le tout dans un petit livre, plus ou moins secrètement, sous l’espèce du récit de voyage et de rencontres : moi, il me semble mieux voir, avec un bouquet de fleurs et d’humain·es, ce que Pontalis veut dire ici, dans L’Enfant des limbes : « Écrire, aimer, rêver, autant de tentatives pour être porté hors de soi dans une dépossession inquiétante, parfois heureuse. Aimer écrire, écrire comme on rêve pour être entraîné par un mouvement, refuser de rester sur place et donner chair à ce qui n’était jusqu’alors qu’attente vague et que fantômes près de s’évanouir. »
Texte
  1. || Dans le journal du mot Vienne, chez Emma qui l’a imaginé et écrit (journal d’à peine un feuillet pour trois fragments), ou chez Agnès qui l’a lu et réinventé, aucun mur. Sans l’hospitalité de quelques vieux Slaves — je ne sais pas pourquoi il faut qu’ils ou elles soient vieux, vieilles —, et l’apparition de Jonzac, c’est à se demander s’il s’agit bien de la capitale autrichienne. Vienne… la rivière, encore moins. Venir, au présent du subjonctif, comme dans que la joie vienne ? C’est le début texte qui me fait dire ça, avec son « advienne que pourra ». Mais qu’il vienne quoi, qu’il advienne quoi avec la joie ? Jonzac, d’accord, pourquoi pas. Mais ça, c’est à la fin, c’est l’arrivée, le point de chute. Comment en vient-on là ? Entre les deux, qu’est-ce qui balance ? — Imagination et invention : « Enfant, on s’imagine qu’on a été adopté, porte du rêve ouverte sur le vaste monde. » | « C’est la ville qui s’est imposée comme une forme particulière d’utopie : l’absence de lien sentimental entre nous fait de son grand carrefour le lieu — un des lieux — d’où je peux tout inventer. » — De là, je comprends mieux comment Agnès a adopté la petite Agnès qui certainement, en allant à la plage, avec quelques mots de sa mère au détour d’un carrefour, d’un feu, et d’un geste vague vers un mur de façade où se trouvait, là, à la sauvette car le feu était au vert, la « porte du rêve ouverte » sur les souvenirs de sa mère, sur sa vie antérieure d’une certaine façon — et c’est ainsi qu’on adopte ses parents ? —, d’où, elle aussi, elle pouvait « tout inventer ». (Et pour le souvenir un demi-siècle plus tard, avec ou sans mur, avec ou sans moi, avec ou sans mot, advienne que pourra.) ||
  2. Encore un chercheur que tourmente l’absent de l’indicatif (ou présent antérieur, ça doit dépendre du mode de représentation) avec qui je vais commencer les vacances de Noël. Jean Tardieu, Obscurité du jour : « Hanté par des signes qui s’effacent, par des couleurs qui surgissent ou s’éteignent, par des sons qui s’endorment ou qui déchirent le tympan, surtout par la quantité d’absence que chaque être absorbe et contient, je crois voir partout des échanges plutôt que des valeurs, des mouvements plutôt que des objets. »
  3. (À l’heure, bien droite à la verticale — ainsi vont les dieux —, de la loi « immigration » — les mauvaises langues diront d’arme à nain, mais c’est plutôt méchant pour les personnes de petite taille —, et des émissions sur la crise identitaire — on voit moins de reportages sur les migrants et leurs conditions de « voyage », hormis le terrible Migrants, les failles de l’Europe forteresse, et quelques Dessous des images, cette vision pacifiée de l’échange, du mouvement, au lieu de la valeur (si symbolique, voire idéologique) et des objets (par trop humains), me semble bien venue. Mais qui s’en souvient ? Qui s’en soucie ?)
  4. Dans Signes de vie, de Herzog, il y a cette étrange question d’un enfant, sans réponse, dans un plan fugitif qui ne semble rien apporter, ni ôter, à l’intrigue du film — qui n’en a pas vraiment sinon sous l’espèce de la dérive, tant les militaires n’ont rien d’autre à faire que monter la garde d’un dépôt de munitions, au milieu des ruines dans un fort, en Crète : « Maintenant que je sais parler, qu’est-ce que je dois dire ? »
  5. Quand on est devenu grand, l’enfance, c’est aussi par régression. Un principe de plaisir plus ou moins exacerbé, qui ne jure que par et pour lui-même ici et maintenant, en se foutant pas mal, un peu, beaucoup, passionnément, etc., de l’autre principe (pour les oublieux : la réalité, du temps qui passe notamment, un peu, beaucoup, etc., etc.). Par exemple, ce rock tatapoum qui vous invite à monter le son et danser comme Saint-Guy un pogo du diable, tout seul dans le salon, essoufflé. J’entends par là les Sprints, « Literary mind » — surtout, ne rien traduire.
  6. (On peut aussi courir après le lapin Noisette comme Gros Minet après Titi — en changeant de voix, évidemment.)
  7. ((Mieux peut-être, comme Mélodie : adopter des lutins farceurs et découvrir chaque matin du mois de décembre une petite bêtise dans la maison, comme un tableau vivant dans la nuit sans sommeil passée à les chercher dont on ne sait plus très bien s’il s’agissait d’un rêve : s’accrocher au fil à linge, aux chaussettes, aux culottes, en faisant tomber la moitié du linge ; se gaver des bonbons, boîte renversée, et du Nutella des enfants, plein la bouche ; se glisser dans le sac d’école, sortir la trousse, renverser les crayons de couleur et les cahiers pour découper le cours sur les sons et les lettres ! ; aller embêter les dinosaures et grimper fissa sur le congélateur à l’aide d’un lacet ; se goinfrer de biscuits en laissant des miettes partout, etc.))
  8. Aurais pu prendre en enfilade toutes les chambres de l’enfance en suivant tel objet, puis tel autre, en relais, de l’une à l’autre ?
  9. (((On peut aussi conserver pendant des années sur sa bibliothèque une petite feuille de carnet déchirée, pliée en deux et sur laquelle on peut lire en l’ouvrant, tel un livre, cette histoire de lutin farceur, nommé Boubou, qui venait d’apprendre à écrire et savait ce qu’il pourrait bien écrire : « LE LAPIN ET LE LINXE | il est es une foi, un lapin est avec son ami le linxe pour, se balader dans la forêt. Mai injour une gazelle a manger le lapin, furieu son amie allai endormir, la gazelle pour sover son amie. OURA il à réussi. De pui se jour il son devenu, amie. Ils ont fait visiter à la gazelle la forêt ou ils abitai. De puis se jour les trois, amie von touléjour fer une balade dans la forêt. FIN »))) — Et alors on retrouverait quelque chose d’Obscurité du jour, lorsque Tardieu (se) pose la question de l’écriture dans un dialogue imaginaire ? : « V : Pour vous, qu’était-ce donc : “écrire” ? / A : C’était tracer des lettres et prononcer des mots “dans un certain ordre assemblés” ou même dans un certain désordre. C’était à la fois dessiner et faire entendre, sans se soucier de faire “comprendre”. / V : Le “non-sense” ? Les “nursery rimes” ? / A : Pas uniquement : mais il y a de cela : une sorte de tam-tam de la parole. Retrouver un envoûtement perdu. / V : Toujours l’enfance, votre enfance qui vous préoccupe si fort ! / A : Je vous l’ai dit : mon propos est de me demander sans fin comment on peut écrire quelque chose qui ait un sens, alors que le plus méchant “poète” se sert d’un tissu de non-sens. »
  10. La tortue s’appelait Zoé. C’était une tortue de terre. Elle est un peu jalouse de son amie Christiane, sa tortue est âgée d’une soixantaine d’années. Si elle avait survécu, elle aurait mon âge, Zoé. Elle était peut-être malade. Maman a retrouvé un jour la carapace vide sous le lit.
  11. Et ceci encore, de L’Enfant des limbes : « J’aimerais ne jamais cesser de venir au monde. »
11 | Lutins Farceurs au travail – « Oh non, pas le cahier d’écriture ! » | photo © Mélodie | 320024327_817350422683829_8990368407264440535_n

notes en #08

  1. Nathalie, l’œil à la caméra, voit, écoute dans le caisson de ma mémoire (ou au fond d’un pendu à toile de jute crevé) bien d’autres choses qui m’échappent encore : « à l’extérieur de la ville dans le long préfabriqué à poules où se tassaient les décors en pièces, les accessoires, les costumes… les lampes. Elle les entend : Puck à Tristan ou Mélisande à Victor tandis qu’une guinde jetée des cintres, comme une drisse balancée d’un mât, heurte son crâne… »
  2. Emma, sur son mur intérieur, découvre dans un recoin ce mot que Louise Glück a un jour sauvagement affiché : « Nous ne regardons le monde qu’une fois, pendant l’enfance. Le reste c’est la mémoire. » Et c’est en apprenant à le nommer, ce monde, du haut de notre enfance, qu’on lui prête le pouvoir de se créer indéfiniment — une façon de conjurer l’avenir ? le destin de revenant ? —, et le langage ce (se) faisant, de paroles ou de signes, avec — de lire et d’écrire (pourquoi pas ?) compris. Mais si, passée l’enfance, le monde n’existe plus qu’à travers le voile de la mémoire, comme un reste de ce qu’il fut — ainsi que le langage ? —, alors le monde d’aujourd’hui, dont je parle comme un grand maintenant… Alors : rien. Je me suis perdu Emma. Le temps d’exécuter une pirouette, le sol de mon idée (si jamais c’en fût une) s’est dérobé. Est-ce que tu vois, toi, où je voulais en venir ? où je vais tomber ? En attendant une réponse, ou ce qui en restera, je poursuis, sans transition — comprenne qui pourra, mais dans le vide galipettes, cabrioles et autres culbutes n’en finissent plus —, avec Jean-Bertrand Pontalis. Avec ce passage de L’Enfant des limbes surgi des mots de Louise Glück — auréolé du voile de l’indicatif absent (formule tenace qu’il faudra bien retourner un jour pour savoir ce qu’elle recouvre, découvrir quels mots véritables ont été sauvagement, peut-être, collés et déchirés sur ce bloc) — au sujet de cet enfant mort-né, demeurant·é entre la vie et la mort : « Il n’a pas d’histoire, ignorant tout de son passé et de son futur. Il ne connaît que son présent qui l’ouvre à tout ce qu’il n’est pas mais pourrait être : il est cheval sauvage et chat dormeur, arbre et oiseau, tous les oiseaux sauf les prédateurs, brin d’herbe des prés et navire, lac de montagne et chemin creux, océan et nuage, le vent, la pluie, la neige, poisson volant, prince et vagabond, caillou et fleur et même caillou-fleur. Parfois, il s’octroie le privilège, lui qui ne peut pas dire “moi”, l’immense bonheur de n’être rien. »
  3. || Agnès : « La bâtisse en pierre de taille fait partie de mon souvenir. Il me semble que le mur que mes parents nous montraient se trouvait dans la rue perpendiculaire à la bâtisse, à droite, au niveau du sens giratoire. Mais là je ne reconnais plus. Il me semble que la rue a été transformée. Il y a maintenant un bâtiment plus petit attenant à la bâtisse en pierre que je ne reconnais pas. Des bâtiments auraient-ils été démolis pour élargir la route ? » En effet, un bâtiment a été détruit. On aperçoit bien sur une vue d’octobre 2016, au moment de la transformation du carrefour en sens giratoire (un simple cercle jaune, alors), sa trace blanche, sa toiture fantomatique, sur le haut pan de mur gris de la bâtisse. Mais où se trouve le plus petit bâtiment ? Ou plutôt que signifie ce maintenant ? À quel moment appartient-il ? — Étrange question : maintenant n’appartient qu’à lui-même, non ? sinon à ici ? — Agnès : « Par contre, il me semble reconnaître, même si ça a bien changé, le bâtiment qui fait l’angle, face à nous dans l’image : une porte entourée par deux fenêtres arrondies au rez-de-chaussée, et deux fenêtres symétriques mais non arrondies, à l’étage, comportant sur une autre image une pancarte avec les inscriptions suivantes : eco-bâtiment. Une ancienne pension de famille ? Peut-être le lieu où logeait ma mère ? Je n’ai retenu dans ma mémoire que pension de famille. C’est bien maigre… Mais il me semble reconnaître la physionomie générale du bâtiment ainsi que sa position par rapport à la partie de la rue en pierre de taille. Voilà, quelques éléments nouveaux pour l’enquête… » Non, c’est un pas de géant qui a été effectué : des mots reviennent ! Pour le lieu de vie de la mère d’Agnès, pas encore maman, toute jeune — elle effectuait son premier poste d’institutrice, et durant cette période qu’elle a rencontré son mari, le père d’Agnès et ses sœurs ; mais en quelle année sommes-nous ? le souvenir d’Agnès remontant à un peu plus de cinquante ans (je n’étais donc même pas né), dans les années 1960 ? —, difficile de savoir. Il faudrait que le souvenir tranche lui-même entre les deux murs : celui des mots revenus, ou celui du bâtiment disparu ? Et si la solution se trouvait dans le livre d’Emma, d’où le souvenir a resurgi avec le mot Vienne. Mais dans quel fragment ? sous quel mot titre ? ||
  4. J’ai écrit « une machine à écrire enraillée ». Il fallait bien sûr lire, enrayée, bloquée, coincée, donc déraillée, défectueuse. Reste que ce défaut, tout bien considéré, c’est ce qui permettait d’embrayer le jeu, de l’engager, de le lancer, de le mettre sur rails, l’enrailler. Bien sûr, je rattrape l’erreur en jouant sur les mots. Mais pourquoi pas, si on y trouve un peu de sens ? D’autant que j’étais bien lancé sur cette ligne qui déployait le grenier en retournant comme un gant le caisson à trous.
  5. (J’ai découvert l’erreur en lisant à voix haute mon texte, une fois n’est pas coutume, dans la structure où je travaille. Sur la base du bandonéon en carton, de l’âne en peluche et du dragon en bois de Jean-Loup Trassard, j’avais proposé qu’on décrive un jouet de son enfance. Cela fait, Elfie : Et vous ? vous nous proposez toujours d’écrire, mais vous ? qu’est-ce que vous diriez ? Avait-elle besoin d’être rassurée en voyant qu’un formateur était capable de faire ce qu’il propose de faire ? Était-ce, aussi, une envie de me rassurer en montrant que le formateur se doit de faire ce qu’il demandera de faire ? — J’ai aimé lire, après, Le Pousse-pousse de Claudine, où le texte mime, à coup de groupes de sens plus ou moins longs (pas trop) et de points de suspension, le jeu même : les lettres qui se déplacent petit à petit, à la mesure de glissements de vide.)
  6. La proposition de f, par recomposition : un dépli de possibles dans ses différentes strates et une quête des thèmes et contenus qui soient vôtres, cette racine commune de la sensation, de l’instant suspendu et déplié sans être contraint à un déroulement linéaire du temps : suspension où se mêlent ambiance, éclairages, voix, gestes… les renversements, les glissements…
Texte 8.1
  1. ((Hélène a écrit quelques lignes sur une poupée qui chantait deux chansons : dans son dos, un cache permettait d’accéder à un mini disque vinyle qu’elle retournait. — Levente aimait jouer aux Lego. Il n’y en avait pas là où il vivait en Roumanie, sa mère lui en a rapporté d’un voyage en Suisse. Il a construit un bus et l’a lancé pour rejouer le saut dans le vide à la fin du film Speed. — Elfie se souvient d’un poupon à la peau douce, elle changeait ses vêtements. Et puis elle m’a montré une photo de sa fille, Iris, 10 mois, pas un cheveu, toute souriante dans un bac rempli de balles colorées.))
  2. Aux abords étymologiques du mot, limbes, Pontalis découvre comme une raison d’être : « Ne pas se situer au centre en tenant alors tout le reste à l’écart, ne pas se prendre pour le centre, séjourner dans les bordures, se mouvoir sur les frontières en allant d’une incertitude à une autre avec pour seule certitude, et même celle-ci peut vaciller, que quelque chose de soi dans sa fragilité tient bon. » Et ce serait cette chose de rien, cette force du vide tendant vers zéro qui, telle la raison mathématique d’une suite, permettrait le passage, le saut d’une inconnue à l’autre ?
  3. Pour fêter ses 60 ans, France Inter — apparue le 8 décembre 1963, il s’agissait auparavant, depuis le 15 février 1947, de Paris-Inter (puis France I), station émergée des cendres de la guerre avec l’American Forces Network, le réseau international de l’armée américaine qui diffusait des programmes depuis 1945 — diffuse en podcast une série d’émissions cultes. Parmi celles-ci se trouve la Météo Marine. Je me souviens bien du moment où je l’écoutais, après les informations de 21 heures, et en attendant le rock de Bernard Lenoir, surtout la voix de Marie-Pierre Planchon, déjà, dans mes apparts d’étudiant. En soi, ce programme, qui me semblait aussi mystérieux que fascinant, constituait une sorte de détournement de la langue, avec ses mots codés pour des phrases rompues déployées dans un flot de paroles quasi ininterrompu, métronomique, et il en fallait du souffle, et peut-être un entraînement régulier, pour lire le bulletin sans bafouiller. D’autant plus si ce dernier a été détourné pour un bulletin fantoche de premier avril : « Bonsoir à toutes et à tous, voici nos prévisions pour la journée – pour tous les hommes de l’Atlantique à la Mer du Nord, grand frais prévu à l’exception de Riton et Fisher qui se maintiendront dans des dépenses modérées – une dépression de 1021 Hector Pascal Albert se décalera au cours de la journée, de la Norvège lui dire que je l’aime vers le sud du Danemark en se comblant de joie – une dépression relative de 1025 ectoplasmes sur le nord Portugal se comblera rapidement et un anticycliste de 1031 il a tort Pascal, au sud-ouest immédiat d’Irlande, se renforcera la fin de ma tournée – les prévisions par zones pour ses prochaines 24 heures, pour Viking belle-mère agitée avec sentiment de culpabilité nord à nord-ouest fléchissant en fin de journée, des pluies des averses éparses – sur ouest Bretagne et Gascogne, vent de sexe mollissant 4 en fin de nuit, s’affaissant au petit matin avec possibilité de brouille – sur Manche ouest, des ondées avec passades orageuses et mâle dominant 4 à 7 cette nuit – sur Utsire et est Forties, des liaisons passagères force 6, temporairement 7, puis revenant lentement chez sa mère forte à très forte, des aversions des brumes – pour sud Finistère, mer peu agitée à cogitée, petite houle, Vesoul du tronc pour Tamise, tu joueras le 7 qui se maintiendra avec persistance de bière pression, des pluies de la brume – pour Ligure, divan Freud, nord-ouest s’affaissant de 4 à 6 et se calmant sur Prozac et Tranxène, des pluies des averses – enfin sur Sardaigne et golfe de Gênes, gêne persistante avec houle modérée Tu m’écoutes ? la bière sera belle avec de la moule par bocks de 8 à 10 en fin de nuit – voilà c’est terminé, je retourne chez ma mère, tu te démerdes pour le prochain bulletin demain soir, même heure même spectacle. »
Texte 8.2
  1. L’Enfant des limbes : « Que me raconte-t-elle ? Un rêve ou ce qu’elle vient de voir dans la rue ? Un événement du jour ou un événement de la nuit ? Quelle importance, du moment où elle le tient pour un événement et où elle cherche à me faire partager sa vision ? […] Il était une fois, oui, mais aussi bien mille fois ou nulle fois. Ça a eu lieu, ça pourrait avoir eu lieu, ça pourrait avoir lieu. Ça a lieu ailleurs, jadis, ça a lieu maintenant, ici. Cela est. »  || « Si là était la raison d’être du fléchissement de la mémoire ? “Je ne connais qu’elle.  Je ne connais que lui.” Tous les individus n’en font plus qu’un. Que ce soit celle-ci ou celui-là, je ne vois plus grande différence, les figures en viennent à se confondre, tout comme les temps à se mêler. Était-ce hier ? il y a un an ? En ce temps-ci, en ce temps-là ? Une seule certitude : ce sont des vies antérieures, sans autre précision. »
  2. (À l’heure des intelligences artificielles — capables de gérer l’antenne de la radio suisse Couleur 3 toute une journée, voix des animateurs synthétisées —, où tous les individus ne font plus qu’une machine, qu’un algorithme — façon de parler, on va dire une poignée, allez —, où la réalité devient aussi réelle qu’un rêve, c’est-à-dire relative à une surréalité — oui, mais laquelle ? —, alors, la vie, la vie qui nous attend, à venir — et c’est déjà demain —, la vie future sera vécue sur un mode antérieur ? sur un présent antérieur ? — l’autre nom de l’indicatif absent ?)
  3. Ces possibles, instants de la sensation en suspens, lumières, paroles, mouvements mêlés, glissés, renversés, amènent plutôt des souvenirs joyeux, paisibles. Est-il possible de les faire jouer dans un moment de tension, de choc ? (Cf. les « Photos-chocs » de Barthes dans Mythologies : « c’est cette majoration immobile de l’insaisissable — que l’on appellera plus tard au cinéma photogénie — qui est le lieu même où commence l’art » ?)
Texte 8.3
  1. || J’ai commencé en rêverie de promeneur de rivière, découvrant dans le lit à sec de petits murs effondrés et glanant, en images — j’aurais dû emporter un sac poubelle —, de nombreux déchets. Une dizaine de jours après, les pluies arrivant enfin, le lit retrouvait son niveau, et même la rivière débordait largement au point d’envahir les champs et de former un petit lac au pied du village. Il s’est retiré lentement. Mais les pluies n’ayant jamais vraiment cessé, et redoublant pendant quelques jours la semaine passée, le lac s’est reformé et il a fini par déborder, la rivière est devenue un fleuve torrentueux, coupant chemins et routes. Si bien qu’au pied des remparts du château, à Sauveterre, dans le parc on pouvait voir des canards nager. L’eau se retire maintenant. Les voies sont réouvertes. Et je me laisse emporter au milieu des petits lacs et des étangs, miroirs d’eau qui ponctueront et dédoubleront encore pendant quelques jours le paysage. Et si on dessinait et affichait les nouvelles cartes de ce pays émergé, éphémère ? Comment s’appellerait, là-bas, sur son îlot, ce village aux murs flottants sur lesquels on les lirait ? ||
10 « Un petit village, un vieux clocher Un paysage si bien caché Et dans un nuage le cher visage De mon passé » paroles de la chanson « Que reste-t-il de nos amours » par Charles Trenet photoperso © Will 20231215_123239

notes en #07

  1. Ryoko Sekiguchi se demande ainsi, dans La Voix sombre, où va la voix qu’on garde en mémoire dans notre corps : « Certaines voix ne nous quittent pas, font partie de nous, comme certains regards qui nous ont traversés. On ne les conserve pas simplement dans sa « mémoire », on les conserve dans son corps, dans la chaleur de son corps, bien que je ne sache pas exactement où. » En réponse, je me disais un peu facilement, voire bêtement : elles vont dans le corps du texte. Mais n’est-ce pas ce à quoi pense, au fond, Sekiguchi, lorsqu’elle avance plus loin qu’il existe « certains livres qui font surgir la voix de celui qui les a écrits », et qu’ « il arrive que le livre devienne un appareil émetteur d’autres voix que celles de son auteur » ? Cela dit, bien malin qui saura dire où se situe, ou s’inscrit, le corps du texte dans notre corps (sinon dans le désir d’écrire ?).
  2. Grenier, cartons en vrac, objets divers, inutiles, usés, cassés. Dans un chai, un hangar ou un autre, le garage de la voiture, celui de la mécanique, l’étable, l’écurie, le vieux pâr à gorets, ceux des poules, et même dans les carcasses de la Dauphine, la 4 CV sans siège, le TUB HY en mode couveuse, ou sur le Someca à trois pattes, la faucheuse à siège éjectable dans le chemin, l’extirpateur démantelé, la faneuse de l’espace. D’un coup de baguette « maginaire », tout un monde à inventer, des énergies à déployer, la matière des sens en action à creuser et enflammer, pour quel feu de joie ?
  3. (Étrange comme cette histoire (à peine) de vieil homme qui chercherait à écrire sur son enfance se fissure en moi.)
  4. || Le mur de façade de la petite Agnès, c’est surtout celui d’un souvenir effacé dans un étage virtuel de sa mémoire, où la géographie reste flottante, les paysages et les noms confondus. L’étage, la cave ou le grenier des contes et des légendes familiales, des mythes personnels. Là où ceux qui étaient là, parfois, peuvent apporter une pièce manquante pour un soupçon de réalité. De grandes sœurs par exemple, qu’on retrouve un jour de réunion de famille, et qui elles aussi allaient à la plage. « Ces deux sœurs qui étaient là avec la petite Agnès, et ce jour-là aussi avec l’Agnès d’aujourd’hui, lui ont rappelé qu’il ne s’agissait pas de Jonzac mais de Jarnac. Jarnac, village situé entre Angoulême et Cognac, à 36 km de Jonzac. Eh oui, immédiatement tout m’est revenu ! Avec mes sœurs, ça nous a fait sourire cette méprise, à cinquante ans de distance ! Alors tout s’explique maintenant, pourquoi le feu de Jonzac ne semblait exister que dans ma mémoire. Comment les deux noms ont-ils pu ainsi se mêler ? Je vois certains liens, des amis originaires de Jonzac qui m’ont rendu le nom de cette ville tout aussi familier que celui de Jarnac, venu lui de ma petite enfance : deux villages commençant et finissant par la même lettre mais tout aussi flous et imprécis l’un que l’autre dans ma mémoire car associés à seulement des bribes. Une région qui pour moi garde une grande familiarité parce que c’est tout ce qui me reste de tangible en lien avec mon enfance et mes parents », écrit Agnès. Donc, retour à Jarnac. |
  5. Herzog, en voix off de Grizzly Man (2005) : « Tout à son film d’action, Treadwell n’a probablement pas réalisé que les apparents temps morts, avaient une étrange, une secrète beauté. Parfois les images développent leur propre vie, leur propre éclat mystérieux. » Et l’on voit un sentier à flanc de montagne ou de colline, au milieu d’une végétation riche, de hautes herbes se balançant, dansant dans le vent. Combien de fois, comme ça, Herzog a-t-il laissé la caméra tourner, ou laissé son œil suivre ce qui dansait devant lui, même dans ses films de fiction, d’action ? Bien des images de la nature plus ou moins sauvage. Des animaux, des poissons dans la rivière que descendent deux évadés en guenilles dans Rescue Dawn (2006), une espèce de souris emportant ses petits sur le radeau d’Aguirre, la colère de Dieu (1972), la gueule des dromadaires s’abreuvant dans La Reine du désert (2015), les petits chats jouant sur un tas de livres et avec un médaillon dans Nosferatu (1979). Et cette espèce de tête d’on ne sait quelle bête, un faux air enfantin de Mickey, surgie de la terre et du pétrole, son grand œil noir tout rond en flammes, dans Leçons de ténèbres (1992). Pour une esthétique du chaos ? C’est d’ailleurs le point de désaccord d’Herzog contre Treadwell, dans Grizzly Man, lequel conçoit la nature de manière simpliste, harmonieuse : « Il avait l’air d’ignorer le fait qu’il y a des prédateurs dans la nature. Je crois que le dénominateur commun de l’univers n’est pas l’harmonie, mais chaos, hostilité et meurtre. »
Texte 7.1
  1. Sekiguchi : « Existe-t-il un présent concret et un présent abstrait ? Dans le temps qui demeure toujours insaisissable, nous glissons avec tout ce qui nous entoure, tandis que ces voix surgissent chaque fois à la pointe du présent. » Ce présent abstrait, les voix enregistrées, désincarnées, qui en constituent l’extrémité méridienne et zénithale — son seul mode d’être —, cela ne correspond-il pas à cet indicatif absent évoqué avec Benjamin (note 23) ?
  2. Structure — Levente est installé en France depuis près d’un an. Inscrit à Pôle Emploi, il arrive en fin de droits. Ne parvenant pas à trouver de travail, il va perdre ses allocations à la fin du mois. Mais il a anticipé et recontacté Médecins Sans Frontières. En fin de semaine, il saura s’il repart en mission quelque part dans le monde. Vraisemblablement, Gaza. Il s’agirait d’une mission de trois à six mois, avec une semaine de repos dans ce dernier cas, au milieu. Mais ce n’est pas ce qui était prévu. S’installer et finalement repartir, laisser sa femme seule, stopper la formation. — En Roumanie, il existe une déclinaison au cas neutre, qui manque fort au français — avec la polémique que l’on sait : « On apprend depuis l’enfance des règles prescriptives, façonnées par des grammairiens plutôt sexistes du 17e siècle ; on hérite de ces normes, comme la règle du “masculin qui l’emporte sur le féminin”. Mais il y a aussi la norme des usagers, qui font bouger la langue. Les revendications pour une langue plus égalitaire s’inscrivent dans cette nouvelle norme », selon Julie Neveux dans Les Inrocks —, consistant à utiliser l’article féminin pluriel et ajouter au nom le suffixe propre au neutre. Mais Levente avoue qu’il a un peu oublié la règle et qu’il ne sait plus très bien l’employer. Il n’a pas parlé roumain depuis longtemps. Lorsqu’il retourne voir ses parents, il parle hongrois.
  3. | Aujourd’hui, pour aller à la plage en partant d’Angoulême, on ne passe plus par Jarnac. On emprunte la nationale 141 à quatre voies qui contourne cette petite ville (près de 4 500 habitants, ce n’est plus un village, Agnès). Et il n’y a pas de feu à Jarnac. Mais avant, naguère, il y avait un feu. Et jadis, on traversait cette petite ville, et on tombait sur le feu. C’était dans le centre-ville, le virage à angle droit menant au pont de la Charente. Le feu a été remplacé par un sens giratoire (un disque blanc, au centre une sorte de dos d’âne fait de pavés blancs disposés en série de vingt-six cercles concentriques, cinq potelets noirs en métal à collerette blanche). Mais quel est donc, à ce niveau, le mur de la petite Agnès ? Le mur de la bâtisse à quatre étages, en pierres de taille ? Le mur sale et un peu décrépi de l’une des maisons aux volets rouges, à un étage ? Ou au-dessus de la boutique qui fait l’angle, au mur carrelé, de l’autre côté ? (Ou encore le mur du bâtiment démoli pour les besoins du sens giratoire ?) ||
  4. Portrait de l’artiste en saltimbanque : « le manque d’être qui s’attache à la nature illusoire de l’art » — « la culture la plus avancée, qui se croit exténuée, cherche une source d’énergie dans la primitivité » — « les saltimbanques connaissent le mot de passe qui conduit vers le monde surhumain de la divinité, et vers le monde infrahumain de la vie animale » — « cette domination joueuse du langage poétique, qui nous permet de transformer l’ombre menaçante du démon en un personnage disert, mais qui transporte l’agressivité du néant dans le tréfonds de notre rire » — « Tout vrai clown surgit d’un autre espace, d’un autre univers : son entrée doit figurer un franchissement des limites du réel, et, même dans la plus grande jovialité, il doit nous apparaître comme un revenant. […] L’entrée du clown doit nous rendre sensible ce pénible nulle part évoqué par Rilke, qui est le lieu de son départ, et qu’il a désormais derrière lui. »
Texte 7.2
  1. Dans la définition de barrer (par le CNRTL) on trouve aussi ce sens spécifique à l’art de la chasse : « “On dit d’un chien qu’il barre lorsqu’il balance sur la voie et la cherche à droite et à gauche” (Baudr. Chasses 1834). »
  2. Tim Severin, écrivain et explorateur britannique, a fait construire au début des années 1980 une réplique du vaisseau Argo, galère de l’âge de bronze. En 1984, fort d’un équipage d’Anglais, de Grecs, de Turcs et de Géorgiens, il prend la mer en suivant la route de Jason, de Volos (Grèce) à Poti (Géorgie), en remontant les Dardanelles et le Bosphore et longeant la côte turque sur le Mer Noire. — Quel genre d’homme est-on quand on cherche toute sa vie à éprouver la réalité des grands mythes, des odyssées légendaires, de Jason et ses Argonautes mais aussi, Marco Polo et Gengis Khan, Sindbad le marin, le capitaine Achad à la recherche de Moby Dick, et le retour d’Ulysse de Troie à Ithaque, à la rencontre des sirènes et en passant par Hadès (avec le même vaisseau Argo) !?
  3. De l’importance du nombre chez les petits enfants, quand on apprend à compter jusqu’à… dix… cent… combien ? Quand la quantité fait la qualité ? Ou plutôt, le souci de dénombrer comme un moyen d’énumérer, d’énoncer, à l’occasion de déchiffrer ce qu’on nomme en le comptant, de le découvrir comme appartenant au monde et c’est lui-même, au fond, qu’on baptise, petit bout par petit bout. À commencer par le nombre lui-même, les chiffres, leur série dans le bon ordre, la bonne grammaire, le bon rythme, tout un décodage. Une solution à l’acquisition et à la maîtrise du langage ? Je compte donc je parle ? (De là à numéroter ses notes…)
  4. Les barres verticales, pas seulement la lecture d’un doute, d’une hésitation entre les mots qui se bousculent, ni le menu déroulant de formulations au choix selon les goûts et les couleurs, mais pourquoi pas aussi la surimpression de situations différentes dans le temps (un peu comme l’historique des street view de Google Maps ?).
  5. || « Tout ce que l’on décore pour exprimer ses idées ou ses sentiments est nommé mural. […] Mural ça veut dire j’existe… et je laisse un signe qui me désigne. » Agnès Varda, Mur Murs. ||
  6. Structure — Émilie, pour une prochaine formation, en vrac | aide-soignante, arrêt (travail de nuit, saturation, déprime, isolation — on dit isolée ? ça doit venir de l’anglais) | depuis 2020 de l’aquarelle, autodidacte — je me suis mise à mon compte. Mais l’administratif, à la fin de la première année on me demandait de payer. Et quoi ? j’ai rien gagné ! —, a laissé tomber | des yeux bleus tout ronds, légèrement globuleux | depuis le bac j’ai des troubles. Elle s’est isolée | projet de retourner sur Saintes, avec sa fille | formation d’aquarelliste avec des tutos sur YouTube — des paysages surtout. Et puis une formation sur Angoulême avec Manu. C’est comme ça qu’il s’appelait ? | bac littéraire, fac de Lettres — le français ça devrait aller. C’est les maths plutôt | pas un sourire | pas mal de fumette, depuis longtemps. Et j’en ai fait des raves… | quelques amis à Saintes — on ira à la fin de l’année scolaire. Elle est en CP | BTS communication avant le DEUG, abandon | c’est les maths qu’il faut revoir surtout, mais toute une journée… | brune, coupe au carré échevelé, des lignes de visage assez douces, pas souriante | objectif : du travail — mais pas tout de suite, la formation ici c’est pour un sas de décompression | a essayé l’aide à domicile — il aurait fallu d’abord qu’on m’aide moi | le lieu où elle a dormi une seule fois : quelque part en montagne, dans une toile de tente, réveillée par le chant des oiseaux, et en sortant la tête un « serf » | fallait arrêter le développement personnel, ça virait religieux et je reprenais à fumer. Faut vraiment que j’aille avec ma fille à Saintes | si elle reprend trop vite : dépression, isolation | son visage est un masque derrière lequel on sent comme une enfant soucieuse de protéger contre elle, dans le creux de ses mains, un petit animal | elle prend sur elle — après j’en parle quand même | pas un sourire | toute une page pour la nuit dans la montagne | maintenant elle est suivie — il le faut.
  7. Le dernier élan de la lecture de Starobinski est impressionnant. Il opère une sorte de pirouette par laquelle l’interprétation symbolique du rôle des clowns et des acrobates (christique à son apogée) s’inscrit dans le champ du non-sens contre la société —un double saut même, lorsque ce champ s’élargit et gagne la société, quand les clowns et les acrobates disparaissent et se fondent insensiblement dans la masse, en chacun de nous, dérisoires : « Ils ont besoin d’une immense réserve de non-sens pour pouvoir passer au sens. Dans un monde utilitaire, parcouru par le réseau serré des relations signifiantes, dans un univers pratique où tout s’est vu assigner une fonction, une valeur d’usage ou d’échange, l’entrée du clown fait craquer quelques mailles du réseau, et, dans la plénitude étouffante des significations acceptées, il ouvre une brèche par où pourra courir un vent d’inquiétude et de vie. »
8 | Agnès et ses sœurs vont à la plage 1 | Google Maps, street view (sept. 2010) | copie d’écran le 06/12/2023
9 | Agnès et ses sœurs vont à la plage 2 | Google Earth, street view (mai 2022) | copie d’écran le 06/12/2023

notes en #06

  1. Sofiia, la jeune Ukrainienne dans la Structure, doit s’en aller. Il y aura comme un vide. Elle est pourtant d’un abord plutôt sec. Ses Bonjour et Aurevoir sont aussi chaleureux que des garde à vous. Mais elle le sait au fond, et s’excuse en les disant. Si les mots se dressent, se fixent, le regard qui tentait de les retenir fuit comme un petit animal. Les mots restent plantés là, en acteurs qui auraient oublié le texte, sans souffle. Rideau. Il y aura comme un manque. Sa chevelure de crins noirs élancée, son museau fin à peau blanche, ses yeux furtifs dont un cavalier, le port un peu raide du visage quand on la questionne, la fossette qu’il faut lui arracher. Ça va me manquer. Son assiduité, cette volonté d’apprendre la langue, la grammaire, sur écran et sur papier, d’écouter beaucoup, parler un peu, traduire, écrire si possible. Ça va me manquer. Les petits récits des week-ends à Angoulême avec son copain, un restaurant. Ses jeudis à faire le ménage, c’est son jour. Chaque jour quand sa grand-mère lui explique qu’il faut… qu’il ne faut pas. Que depuis plus d’un an au collège sa petite sœur parle mieux qu’elle. Qu’un petit frère vient de naître chez son père, à Cracovie. Sa mère dont elle ne parle pas. Elle lui manque. Et Odessa qu’elle voudrait retrouver. Les photos de ses promenades là-bas qu’elle me montrait. Des paysages urbains et des portraits d’inconnus. Elle n’a pas pris de photos depuis son départ avec la guerre. Elle va me manquer, Sofiia.
  2. On s’est mesuré à l’idée de f, de saisir et répéter « en une ligne et demie ou deux lignes, miniature ou orfèvrerie qui nous donnent tout à voir de ce qui émerveille justement parce qu’on le miniaturise, qu’on le tient à distance ». On a imaginé que celui qui s’y essaie n’y parvienne pas vraiment et se demande comment faire. Et voilà qu’on nous prévient, Jean Starobinski (soutenu par Baudelaire et Banville) : « Tout l’être intérieur, dans ces merveilleux instants, s’élance en l’air par trop de légèreté et de dilatation, comme pour atteindre une région plus haute. Mais cette euphorie, cet humour ne sont-ils pas inconsistants ? Ne leur manque-t-il pas le négatif, l’ombre et la matérialité, sans lesquelles la poésie n’est qu’une bulle de savon qui se perd dans l’azur ? » (Portrait de l’artiste en saltimbanque) — Ai-je été suffisamment lourd, compact, bas ? Rien de moins sûr. Mes considérations astronomiques sommaires, fût-ce à travers un personnage, valent bien une preuve cosmologique d’antan. Au lieu de l’exosphère, il aurait mieux valu explorer la lithosphère, l’écorce terrestre, l’humus.
  3. Cédric Tassan, de retour de son voyage en vélo, sac à dos, sac de couchage, au désert du Manguistaou, Kazakhstan : « La vie, elle est comme ça, c’est-à-dire que, on est dans une perpétuelle évolution intérieure, donc on a ses vallées intérieures et ses crêtes personnelles en fait, et l’idée c’est toujours d’aller chercher ce qu’il y a derrière, derrière cette première crête qu’on voit, cette première sensation qu’on peut, qu’on peut avoir, on a besoin en fait de bouger pour rester en vie, mais on a besoin aussi de bouger dans son cerveau, dans ses émotions, dans son ressenti, et c’est ces crêtes intérieures qu’il faut aller chercher. » — Walter Benjamin, chemin faisant dans le fragment des « Objets de Chine », Sens unique : « Qui vole voit seulement la route s’avancer à travers le paysage : elle se déroule à ses yeux selon les mêmes lois que le terrain qui l’entoure. Seul celui qui va sur cette route apprend quelque chose de sa puissance, et apprend comment, de cet espace qui n’est pour l’aviateur qu’une plaine déployée, elle fait sortir, à chacun de ses tournants, des lointains, des belvédères, des clairières, des perspectives, comme l’ordre d’un commandeur qui fait sortir des soldats du rang. »
  4. Mon rapport au récit ? Allez, avoue que t’as envie de t’en sortir avec cette pirouette : C’est le récit de ce rapport.
Texte 6.1
  1. Portrait de l’artiste en saltimbanque — Il y a longtemps que je voulais le lire. Même si, d’une certaine manière, je l’ai déjà lu et relu, ignorant totalement de quoi il retournait à l’intérieur. Le titre, tout est là, nécessaire et suffisant. C’est assez puéril, j’avoue. Cela dit, maintenant qu’il est entre mes mains, à nous les surprises. — « Cet intérêt, à n’en pas douter, admet d’abord une explication d’ordre extérieur : le monde du cirque et de la fête foraine représentait, dans l’atmosphère charbonneuse d’une société en voie d’industrialisation, un îlot chatoyant de merveilleux, un morceau demeuré intact du pays d’enfance, un domaine où la spontanéité vitale, l’illusion, les prodiges simples de l’adresse ou de la maladresse mêlaient leurs séductions pour le spectateur lassé de la monotonie des tâches de la vie sérieuse. »
  2. Une voix d’archive — ça doit correspondre à ça cette intuition de s’appuyer sur les voix des autres, une phrase, un fragment, une image, pour faire remonter les voix qu’on a au fond de soi, réelles ou imaginaires.
  3. (En parlant d’archives, Yoann Barbereau : « Le FSB me rendit un fier service. Après la séquestration et la noyade de mes archives, j’étais libre, désencombré des mots anciens, de leur parade inutile, j’étais lavé pour de bon. » Mais qui, pour moi, jouerait le rôle des services secrets étrangers, intérieurs ?)
Texte 6.2
  1. || Mon rapport au récit — Peut-être comme on part à la recherche de ce mur, de cet étage, de cette façade dans le souvenir d’un autre, d’une autre, Agnès, une petite fille trop vite grandie, un mur de passage, pour aller à la plage, un mur en passant, en venant d’Angoulême, stop au feu. Stop, en effet. Parce que d’où venait la petite Agnès ? — D’Angoulême. — Or, quand on arrive de là, par la route de Barbezieux, et qu’on veut se rendre à la plage, quelle direction faut-il prendre d’abord ? — Saint-Genis. — Et, de la route de Barbezieux à la route de Saint-Genis, combien de carrefours ? — Ça dépend, tu veux les principaux ou la totalité ? — Les plus importants. — Alors je dirais, cinq, mais le dernier se trouve à Saint-Germain. — Et comment se présentent ces carrefours ? — C’est surtout des ronds-points. Il y en a cinq aussi, dont un petit qui ne relève pas des principaux carrefours. — Et, combien de feux ? — Rien. — Et voilà… tout est là… quand on arrive d’Angoulême pour aller à la plage : on ne rencontre aucun feu. Et, sur la route de la petite Agnès, il y a de cela quelques années maintenant, quelques décennies même, pour avoir demandé aux plus anciens : il n’y a jamais eu de feu, il s’agit d’une première voie de contournement conçue avec des ronds-points. Même avant, par la route qui traversait la ville. — De toute façon, la petite Agnès n’était sûrement pas encore née. — D’où vient donc ce feu de la mémoire où se loge à l’étage un mur de façade ? — Peut-être qu’elle faisait une halte, la petite Agnès ? Il fallait peut-être rendre visite à une vieille tante ? Ou passer chez des amis qui venaient aussi à la plage ? Ou s’arrêter faire des emplettes au magasin qui faisait l’angle, près du feu, pour acheter une bouée, une pelle et un seau ? Ou juste le plaisir de repasser par-là, pour lui montrer à la petite Agnès que c’était là-haut que sa mère habitait, au pied du feu de la mémoire ? Il faudrait lui demander. ||
  2. Arlette Farge, Essai pour une histoire des voix au dix-huitième siècle : « Véhiculer du sens est une chose, et la voix crée de la vérité, car tout paysage vocal émis par quelqu’un est un appel, peu contrôlable, quoique chargé d’une musique qui l’identifie. Le grain de la voix dit tout autre chose qu’un écrit. » — « On existe par sa voix avant d’exister par le langage, qui lui-même devient puissance d’agir, puissance que les dominants ne reconnaissent jamais aux dominés. Le discours de haine, de défense, de peur, d’agression est une intrusion de la voix dans un monde qu’on désire dominer ou, au contraire, dont on veut se protéger. » — « Le corps en tremblements peut faire beaucoup, mais la tonalité vocale, en ce monde, communiquant par la voix, donne le signe le plus sûr de sa nécessité vitale. »
Texte 6.3
  1. Effarés ou effacés, c’est sensiblement la même chose ici, mais le premier dit aussi, surtout, la sidération qui accompagne et provoque, peut-être, la disparition avec l’autre.
  2. || L’autre jour, je suis allé voir Le Misanthrope de Molière, dans la mise en scène au goût du jour de Thomas Le Douarec. Décor minimaliste pour un salon contemporain aménagé en piste de danse. Des tubes verticaux électroluminescents changeant de couleur (blanc, rouge, bleu foncé, vert, jaunâtre, rose fuchsia, bleu clair) et dans le fond un mur blanc, panneau de bois ou toile tendue, changeant aussi de couleur de façon plus basique, dans le blanc, le rouge et le bleu (plus ou moins clair). Ces variations de couleur devaient servir à deux choses : marquer les changements d’actes et de scènes importantes, et faire sentir l’ambiance de ce qui se joue, donner à voir la tonalité affective du dialogue. De là, on peut imaginer que ce mur, en arrière-plan, constituait en quelque sorte le fond d’écran tout en nuances du fameux quatrième mur, invisible mais ainsi représenté, inhérent au théâtre de Molière. Or, à certains moments, les acteurs sortent de la poche un téléphone portable pour filmer l’un ou l’autre — et poster la chose sur un mur de réseau social (imagine-t-on) : ce qui apparaît sur le petit écran est simultanément visible sur le mur du fond, en grand écran : l’acteur sur scène devient spectateur tandis que le spectateur dans la salle, placé du point de vue de l’acteur, se retrouve projeté sur scène : au niveau de la représentation et de la perception s’opère ainsi comme une inversion des rôles : le quatrième mur n’est pas simplement brisé, au sens où l’acteur s’adresse au spectateur, il reste d’autant mieux en place qu’il se fait le support d’une porte battante. Ou dispositif passe-muraille par lequel, l’espace d’un instant, la scène et la salle, dédoublées, se confondent sur petit et grand écran ? Comme une image qui saute ? ||
  3. (Je voulais prendre une photo, malheureusement, dans le noir, impossible de sortir le mobile dans la pochette intérieure introuvable.)
  4. C’est comme si les voix des autres, leurs voix intimes qui me sont étrangères en un sens, m’aidaient à mieux trouver les miennes, à gagner en intimité autant qu’en inventivité (un pléonasme ?). Merci donc à Anne, Bernard, Brigitte, Camille, Catherine I, Catherine II, Christine, Christophe, Danièle, Élise, Françoise, Huguette, Jean-Marie, Marie, Marion, Nathalie, Noëlle, Patrick, Piero, Stéphanie et Ugo.
  5. Éric Chevillard, dans son blog L’Autofictif (fragment n° 5519) : « Le changement de genre est désormais possible, mais il nous est toujours interdit de changer d’espèce. Or la prison cellulaire humaine, violente et surpeuplée, devient de plus en plus sordide. » Ce ne sont pas les images de guerre dans la bande de Gaza (entre autres, mais c’est là que se massent les caméras et les micros, l’est de l’Ukraine en fond d’écran et sonore, pour le reste, débrouillez-vous) qui lui donneront tort. Mais, avec les vidéos de Timothy Treadwell sur les ours, Werner Herzog montre, dans son film Grizzly Man, comment le miracle peut s’opérer (symboliquement pour nous, mais peut-être pas si simplement pour Treadwell). Herzog présente ainsi la chose : « J’ai découvert un film sur les extases humaines, et les troubles intérieurs les plus sombres. Comme s’il y avait en lui le désir de s’échapper de sa condition d’homme, et de se lier avec les ours. Treadwell est parti à la recherche d’une rencontre primordiale, mais en faisant cela, il a franchi une frontière invisible. »
7 | Passe-muraille | vidéogramme © Centre des Congrès de Haute-Saintonge sur le mur Facebook (24/11/2023) | copie d’écran 02/12/2023

notes en #05

  1. L’ami Christophe entend dans quelques-uns de mes textes une voix « dédoublante, perturbatrice, presque étrangère (avec son langage à elle en tout cas — idiolecte ?). Trois épithètes, une parenthèse, je crois que le compte y est. Car, moi, j’ai trois narrateurs en tête :
    1. le premier, général, qui raconte l’histoire de cet homme — je dis homme à cause du il, j’aurais peut-être aussi pu écrire elle, je ne crois pas que le personnage soit vraiment marqué sur le plan du genre ; disons que il recouvre simplement un personnage — qui veut écrire certains souvenirs d’enfance — pourquoi, on ne sait pas, on s’en fiche, c’est le comment qui l’intéresse ;
    2. le deuxième narrateur, c’est ce personnage qui s’exprime lui-même — facile, c’est en italique ;
    3. le troisième niveau de narration est placé entre guillemets et contient ces barres verticales un peu encombrantes : ce sont des extraits de ce qu’a écrit le personnage, des essais ;
    4. (là où ça se corse, c’est quand les niveaux se dédoublent, si on veut, se perturbent, se contaminent : l’italique avec les citations, comme des projections de ce qui va ou pourrait être écrit ; la reprise des barres verticales par le narrateur omniscient (?) ; le surgissement de brefs passages en italique dans son récit).
    • Tout cela fait-il comme si, alors, Christophe, « il n’y avait de « perdu » que trouvant refuge et écho en nous — la perte, nous en sommes les receleurs, les porteurs, les véhicules » ? de la même manière que l’un des trois niveaux de narration peut trouver refuge dans un autre ?
  2. Le coup des barres verticales, et quelques mots qui s’enchaînent, pourrait aussi correspondre à un menu déroulant : l’icône de trois barres horizontales, et quand on clique une guirlande de mots se déroule : ce serait la même chose, mais dans le sens de la lecture — un vrai poète conserverait le sens de la chute.
  3. Eraserhead, de David Lynch — Dans ce film où l’enfant apparaît sous forme de nourrisson et d’alien, dans un univers de ville industrielle abandonnée, sombre et clos, j’en veux presque à Lynch d’avoir filmé une chienne et ses petits en train de la téter à cœur joie, en se bousculant, queues en trompette. Il a beau glisser un fond sonore glauque fait d’échos de soufflerie et de gémissements gluants, je vois bien qu’il s’est trompé de casting. Du moins, il n’aura pas prévu la résistance des petits chiens qui semblent jouer en tétant. Sauf à créer un contraste avec la vie de famille et d’alien à venir des personnages. — D’une certaine manière, Animaland vs. Inland Empire.
  4. || Un blockhaus du mur de l’Atlantique, dans la forêt, près de la plage, ce n’est pas une simple lubie. J’ai vérifié et trouvé dans le blog de Béatrice Fleury, Des Murs à lire, la mention du fait, vraisemblablement dû à une avancée de la forêt sur la plage. Moi, j’imaginais plutôt une retraite du bunker dans la forêt à cause de la montée des eaux, rongeant et noyant petit à petit ceux qui se sont enfoncés dans le sable, et de l’afflux de touristes qui ne cessaient d’entrer, sortir, monter dessus, et d’y aller de leur trace avec un canif ou des bombes de peinture. Pourtant, les bombes, il en aura vu d’autres. Quoi qu’il en soit, on trouvera surtout dans le blog bien d’autres murs se prenant pour des livres. ||
  5. Mais quelle nostalgie me pousse à ressortir, pour le relire, ce vieux cours de M. Moussaron, il y a une vingtaine d’années, que j’avais bien mis au propre à partir de notes aujourd’hui disparues (des couleurs différentes pour les titres de parties et sous-parties, les extraits d’œuvres photocopiés, découpés et collés, les citations plus courtes en noir dans le cours en bleu) : L’Opération poétique ? Il doit manquer l’introduction. Le cours s’ouvre avec cette citation de Paul Valéry au sujet de la fonction du poète : « Un poète est le plus utilitaire des êtres. Paresse, accidents du langage, regards singuliers, — tout ce que perd, rejette, ignore, élimine, oublie l’homme le plus pratique, le poète le cueille, et par son art lui donne quelque valeur. »
  6. Structure — Levente, son visage de matou chauve aux yeux clairs, gris-bleu — quand il prononce son prénom d’origine hongroise, impossible de ne pas entendre dans son accent le mot italien levante — il vient de Transylvanie, il a parcouru le monde en travaillant pour Médecins sans frontières, de l’Afghanistan à Haïti en passant par l’Afrique noire — il était responsable logistique des sites humanitaires pour tout, même les déchets — à Leclerc, l’annonce de responsable réception marchandises consistait en fait à décharger les camions et ranger la marchandise dans l’entrepôt — à Lidl, on l’a envoyé à la centrale d’achat pour une évaluation, il n’a pas été retenu, peut-être à cause de son français — niveau master, un bachelor Ingénierie des Industries légères (genre textile), il n’a jamais travaillé dans ce domaine — c’est en aidant ses parents à s’installer en Transylvanie, dans la région où l’on parle le hongrois, dans un endroit où il n’y avait accès ni à l’eau ni à l’électricité, et pas de moyens de communication autres qu’un chemin, qu’il a voulu continuer dans cette voie — c’est en signant avec MSF qu’il a rencontré sa femme, une Française — Roumain, sa langue maternelle est le hongrois, il a appris l’allemand, il communique en anglais avec sa femme, ils sont habitent près de Chalais — il a appris le français en ligne avant de venir s’installer en France, des visios pour parler, il n’a pas vraiment eu l’occasion d’écrire — dans la petite description d’un lieu où l’on n’a dormi qu’une seule fois, les quelques erreurs d’orthographe et d’accord n’empêchent pas de le comprendre — une nuit quelque part en Afghanistan, dans un container.
  7. Et si on se retournait, au pied de notre Mur ? si on faisait un demi-tour comme ça, pour savoir ce que le mur voit, de la chambre d’un labyrinthe ou d’un désert ? — J’ai fait un rêve. Martin était là, tout près de moi. Martin, dit le Lutteur Roi, qui me soufflait à l’oreille quelque chose. Martin et son page, un autre Martin, qui lui tenait un livre. Il me lisait quelque chose, le nez dans l’oreille, comme le faisait mon ami le Beg les grands soirs d’ivresse. J’étais penché sous le capot de ma voiture, la vielle Fiat, à la casse depuis longtemps. Je jetais un œil dans le moteur, les mains noires comme de l’encre. Je venais d’installer une batterie neuve, mais la Fiat ne démarrait pas. Plus de contact, problème de démarreur. C’est lui que j’essayais de trouver, quelque part dans le moteur. Derrière, dessous. Les Martin tout contre moi. Et toute une assemblée là, devant. Les visages en suspension, flottants, en mosaïque sur le pare-brise, de frères et sœurs. Ça scintillait, ça se déformait. Il y avait des visages-bougies, des visages-fusibles, des visages-crics, des aérateurs, des filtres, des clignotants, de désembuage, de jauge, des accélérateurs, d’ouverture, de vidange, des avertisseurs, de rhéostat, de charbon aussi, tous des visages clés à un moment donné. Sauf les charbons, des visages noirs, aveugles et muets. Il y en avait 206, précisément. Je ne les ai pas comptés, mais je le savais. Pas de visage-démarreur en revanche, dommage. Et les Martin, livre en main, nez dans l’oreille, me racontaient les histoires des Mondes sauvages du Sud, des espèces de brèches l’iPhone furtif, de rapport au récit ou l’inverse, mais lequel, de chiffres en série pour une arithmétique décalée, de la couverture qu’elle est allée chercher pour recouvrir ses genoux, de ces papiers dépliés du coq à l’âne, du boomerang multicolore en forme d’ailes de butor, de recomposition permanente, d’une page-écran en forme de rouleau compresseur infini, de la bouteille en verre pour s’en jeter une gorgée, de celle qui connaît « une présence arrachée à l’absence », de sites sans lien, de Will Web pris dans la toile qu’il a tendue, d’un sacré délire métaphysique, du sanglier commun qui prend son temps, de la grande presse de réel et de fracas, de quelque chose qui se passe, mais quoi, du petit livre rouge en U qui fait F, du petit frère explorateur de sa disparition, de celle qui voit « son poids, ses images, son odeur ». Quoi d’autre, que j’ai oublié ? Et les visages scintillaient, s’intensifiaient, éclairaient le moteur. Et je voulais leur répondre, et je leur répondais d’ailleurs tout en cherchant le démarreur, mais les mots n’étaient pas vraiment les bons. Ce n’était pas ça, c’était toujours à côté de la plaque. J’avais oublié aussi de parler des blocs, des briques alors que je sentais que c’était important, de dire que les briques, aujourd’hui, ne sont plus aussi uniformes qu’un beau paragraphe, qu’aujourd’hui elles sont plus légères, alvéolées, aérées. Et les charbons absents tournaient sur eux-mêmes, visages girouettes de plus en plus rapides. Certains ne tenaient pas, se décrochaient et tombaient dans le moteur, d’autres s’envolaient, et d’autres disparaissaient en un éclat de soleil fugitif dans le pare-brise. Je me penchais toujours un peu plus à la recherche du démarreur, en écartant les durites et ne me demandant où se trouvait Éloge du carburateur dans ma bibliothèque. Mais rien. J’ai fini par apercevoir la plaque signalétique du moteur, en gros comme zoomé, avec beaucoup de chiffres et quelques lettres. Et je me suis retrouvé devant la page des Martin, pour ces quelques lignes : « Ne contorsionne pas ta personnalité. Tu es parfaite telle que tu es, avec tes maladresses et tes hésitations. On manque d’écrivains qui trébuchent, se taisent, ne savent pas. » Et le livre est devenu noir et friable comme du charbon. Le rêve est tombé en poussière.
  8. (Principe de réalité : la 206 tombe en miettes.)
Texte 5.1
  1. || Avec la pluie, les lichens ressortent sur les murs de la maison, ici d’un vert noir, là d’un rouge brun. Pourquoi ces différences, je ne sais pas. Mais je vois que les murs, ici ou là, abritent une vie microscopique. Ce sont, en quelque sorte, des microbiomes : des environnements spécifiques grâce auxquels des ensembles de micro-organismes, ou microbiotes, peuvent vivre. De là, j’imagine comment on pourrait décrire de près, ou de plus loin, la vie que mènent les murs de la maison. Et le projet s’appellerait Murobiome ou Murobiote. ||
  2. Miroir, mon beau miroir, il m’a fallu du temps pour trouver la brèche, l’entaille : « L’histoire qu’ils ont montée ne tient pas debout, ils le savent, alors ils en ont trouvé une autre, et ils en profitent pour affaiblir d’autres cibles. C’est toujours le même bourbier, et plus c’est confus, plus tu es coupable. Peu importe de quoi. Ils entassent la paperasserie juridique pour construire un maquis que bientôt plus personne ne sera en mesure de déchiffrer. Les illusionnistes se camouflent comme ils peuvent, et ils préparent la condamnation qui arrive ! » (Yoann Barbereau, Dans les geôles de Sibérie)
  3. Ton rapport au récit ? Je crois qu’il se trouve là, exactement sous nos yeux, en plein — tiens, la jolie faute de frappe qui m’a d’abord fait écrire plain — dans les lignes et pas entre : dans ces petits récits d’atelier fragmentaires, largement entrecoupés de notes plus diverses et éparses les unes que les autres, éclatés : un rapport de taille, en lambeaux, en miettes, l’une après l’autre et chacune trois fois rien — ex nihilo ?
  4. (Et alors oui, cette phrase de Françoise, comme jamais : « Ce livre n’est pas un livre c’est un secret, une présence arrachée à l’absence. »)
Texte 5.2
  1. Comme au cinéma — Et vous, dans votre texte, dans vos merveilles enfantines et puériles, une poignée comme mille et une, éclatées dans la dérive de leurs continents, n’y a-t-il pas eu un moment où ça vous a serré le cœur, où vous y avez cru et ça a bien failli vous arracher un mouchoir en papier ?
  2. Parfois, je ne parviens pas à énoncer ce que je veux exprimer : j’écris, j’efface, je réécris, j’efface, j’essaie encore et je supprime. Ce sera pour une autre fois. Ou pour le lecteur. Voilà.
  3. De l’émerveillement : la pointe de l’instant vécu qui remonte ou le moment du souvenir l’enveloppe ?
  4. Yoann Barbereau, Dans les geôles de Sibérie : « Que dire ? Que seul importe le moment de beauté où la littérature rend la vie plus intéressante que la littérature ? » — Quelqu’un d’autre l’a dit aussi en prenant le chemin opposé vers le même point de chute ?
Texte 5.3
  1. Dans mon rêve éveillé (n°89), j’ai aussi entendu que le moteur était trop chaud, qu’il fallait le mettre à refroidir — « C’est la galette de Kolobok ! » précisaient les Martin —, et se méfier, dans le manuel d’entretien de la Fiat, des listes numérotées qui ont l’air de fournir une série d’instructions tirées d’un rapport académique trop strict. Tout cela était trop réglé, manquait de jeu. Et l’on me conseillait de jeter un œil aux cylindres. Mais aussitôt, je reçus un télégraphe des Martin où l’on objectait en commentant la liste sans fin du manuel : « numérotation des paragraphes : … ce qu’elle indique de l’itération, du … +1, de l’un-en-plus, de la machine pensante, jouissante pensante | de ce qui s’accumule, de l’un qui chasse l’autre et de ce qui se répète, de l’infime et l(’/es) infinie(s) variation(s) | ce qui traque la répétition, ce qui compte, l’intelligence en moins — ce qui compte s’atteindrait par hasard | … aussi l’humilité de ça, ce qu’elle désigne du non-sens, ce qu’elle autorise aussi, mine de rien | … | une mesure à l’excès, se mesurer à l’excès, une mesure de l’excès, un excès mesuré | … | l’écriture fixe, ralentit le flot, le flux | face à la démesure, la mesure des paragraphes, la prise un par un | plus un, quitte et double ». Et un visage charbon sur le parebrise, dont la vitesse de rotation augmentait de façon exponentielle, implosa.
  2. Mon rapport au récit ? — Dans un documentaire racontant la recherche d’Emanuele Arioli pour reconstituer le roman de Ségurant ou le Chevalier au dragon, on rencontre des archéologues et des archivistes, des conservateurs et des universitaires, on va dans des bibliothèques, des châteaux, des ruines, des sites de fouilles, on nous montre des tessons de verre post-romains, des morceaux de poterie méditerranéens, des pierres couvertes d’inscriptions aux monogrammes élaborés, des pierres runiques, mots et dessins mêlés, des fresques, des manuscrits brûlés et illisibles, une lampe de Wood à rayons ultraviolets, un dispositif d’imagerie multispectrale, la légende arthurienne nimbée de Chanson des Nibelungen et de mythologie viking, les enluminures médiévales prolongées par des illustrations contemporaines, etc. Et si ma relation au récit s’inscrivait dans cette perspective archéologique — déjà évoquée par ailleurs dans un récit-photo (notes 83 et 91) —, d’une quête d’autant plus éclatée qu’elle convoque des éléments très divers sans lien d’évidence ni entre eux ni avec le récit qui se profile dans un horizon brumeux ?

6 | Murobiotes : le rouge, le noir | photopersos © Will | 20231121_112210, 20231121_112336

notes en #04

  1. « Pitt, le philosophe, dit qu’il est dans notre nature de sacraliser et fétichiser des choses, parce que nous sommes des êtres sensibles, en quête de l’infiniment grand. Je crois que ce besoin élémentaire et romantique se retrouve dans tout fétichisme. Nous voulons tous préserver une part du monde dont nous avons rêvé enfant. Un univers féérique peuplé d’êtres et d’objets magiques qui nous parle et nous émerveille. » — C’est la conclusion de Ronja von Rönne dans son émission Streetphilosophy, « Fétichiste, et alors ? » Jusqu’à présent, elle n’avait pas parlé de l’enfance. Alors, le fétichisme : une manière de renouer avec son âme d’enfant ? Ou sa conclusion : une façon de fétichiser l’enfance ?
  2. || Petit exercice de recherche des liens que propose un mot-clef dans un site en particulier, avec mur sur Arte — soit, dans la barre de recherche : « mur site:www.arte.tv ». Le tout premier lien est une série finno-suédoise de 2003 en huit épisodes, White Wall : « un mystérieux mur blanc fait d’un matériau inconnu est découvert dans les profondeurs du plus grand site d’enfouissement de déchets nucléaires au monde ». Le deuxième lien est une série de sept documentaires de la rédaction d’Arte Reportage, une compilation explicite à travers le monde sur les « Mur-barrière, barrière frontalière, mur de séparation, barrière de sécurité… » (dont la Palestine en 2013 et Israël en 2010) : Des Murs contre les hommes. ||
  3. Jusqu’à quel point peut-on imaginer que les freins, les obstacles à l’écriture participent de sa mise en œuvre, de sa montée en puissance, comme le retardateur d’un appareil photo peut le faire et son déclenchement toujours surprise ?
  4. Le patois n’est pas une langue, comme le breton ou le basque, ce n’est pas un dialecte ou un parler, comme le picard, le normand, le wallon. Le patois dérive, a priori, d’une langue dont il diffère principalement par l’accent, avec lequel il peut la faire chanter cette langue, ou la manger et c’est alors une sorte de pâté. En saintongeais, manjher se dit en avalant le g pour un j atone tant le h s’expire.
  5. Je ne l’ai pas prémédité. Découvertes, de Ionesco, est un livre dans lequel il tente de saisir les premiers mouvements de la pensée au plus profond de la prime enfance, bien en deçà de l’acquisition de la langue. Un vœu tout à fait pieu, mais l’essai vaut pour la langue qu’il déploie, et qui creuse, creuse sa vanité. Par exemple : « Hélas, il est évident que je n’ai et ne puis avoir de souvenirs tout à fait précis sur les débuts de l’évolution de ma propre pensée. Il me semble que, tout au début, il y avait devant mes yeux du rien, puis du rien coloré, puis une certaine diversification des ombres, des lumières, des couleurs, des nuances, puis de l’espace habité, puis des formes différentes dans cet espace, nombreuses, puis du moi, du pas tout à fait moi, du non-moi puis encore plusieurs non-moi. » (Et ce, à l’infini ?)
  6. J’aimerais bien écrire, un jour, un livre qui s’intitulerait Générique de fin, dans lequel on lirait pourquoi et comment j’ai choisi telles chansons et tels morceaux musicaux qui mettraient en scène mes obsèques. (Je dis je, mais je ne parle pas forcément de moi. Toi aussi tu le dis.)
  7. || Pas de fumée sans feu. Pas de labyrinthe sans mur. ||
  8. J’ai écouté très tôt du rock à guitares saturées, du larsen en tous genres, assis derrière la chambre du tonton où je n’avais pas encore le droit d’aller parce que c’était trop fort. Près d’un demi-siècle après, je connais toujours mal le vocabulaire des effets musicaux que j’ai retrouvés dans un entretien de la revue Magic avec Jim Jarmusch : « C’est quoi ton cocktail favori pour tripper et faire tripper l’auditeur ? — J’adore le feedback, c’est un peu ma signature. J’utilise beaucoup le delay sur les guitares, et la saleté en règle générale, avec de l’overdrive. J’ai aussi recours à la modulation pour transformer le delay. Ma recette idéale, c’est une combinaison de delay, de modulation, de réverb et de saturation. Mais le feedback dépasse tout le reste. J’adore sa musicalité. Quand tu réussis à le rendre mélodique et lyrique, c’est incroyable. » — Et quand tu comprends de quoi il retourne vraiment, musicalement, avec une guitare ou un clavier, image tout ce qu’on pourrait faire littérairement, d’un clavier à l’autre.
  9. (Je devrais peut-être demander à Laurent, quand il accompagne les scansions de f à la guitare, des explications techniques, exemples à l’appui ?)
  10. Structure — perte d’Amorce — hier soir, réunion d’équipe avancée d’une semaine (ça m’arrange), en mode congrès — qu’est-ce qu’on fait à la place d’Amorce ? investir le champ des entreprises, le monde du travail — merde ! — où il est question du travail, du travail concret, du lien entre l’école et le travail, la formation et le travail, les jeunes et le travail, la valeur travail — ben merde ! — ah le concret… à force de le vouloir toujours le mettre sur le devant de la scène, de cacher l’abstrait derrière lui, de faire comme si la théorie n’existait pas avec la pratique… ben y a pas plus abstrait que ce mot — j’croyais que c’était le travail qui faisait la valeur ? — merde alors ! — et voilà, j’vais encore être obligé de rénoncer, j’énonce et je renonce en même temps, j’écris en raturant simultanément — tu fais ça souvent ? — seulement en cas de coup dur, quand j’ai des idées, des choses un peu abstraites à dire — quand tu penses pas ce que tu dis ? — plutôt quand j’suis pas sûr, quand j’anticipe les contre-arguments de ceux qui seraient pas d’accord — en somme, une façon d’être dialectique ? — non, contradictoire, et assez lâche — ah ben merde alors ! — tu sais que le petit journal Le1 se posait la question : « Le travail, pour quoi faire ? » — ah ? et ils répondent quoi ? — j’sais pas, j’ai pas lu, mais j’suis sûr que faire du travail une « valeur »… — au lieu d’un labeur — … ça arrange bien ceux qui imaginent en être les propriétaires et l’offre à la mesure de leur demande, avec parcimonie… — mesquinerie — … dans un esprit de famille et peut-être honneur de la patrie… — horreur de la chose — … merde ! tu m’fais manger ce que je veux dire… ! — ce que tu veux rire ? — … bref ! ça arrange bien parce que, avec la valeur travail, tu peux faire le boulot pour le travail lui-même, par plaisir ou par devoir moral, et à tout prix si tu veux… — des clopinettes à moindre coût, moi j’en peux plus — … et en boucle en quelque sorte… — avec des espèces de nœuds au cerveau — … merde, mais tu vas m’couper comme ça longtemps ? tu peux pas la fermer ?! — ah… ça c’est de la revendication de classe ! — ouais, salaud de prolo ! — ben moi j’dis non, non moi j’veux voir juste après, un pas de plus, et à mon tour je rénonce que le problème avec le travail c’est pas tant d’en avoir, de le faire et que ça ait du sens, c’est d’exister, exister et être, bordel ! — ouais ! et la tendresse bordel ! — ben tiens à ce propos, tu savais que le mot congrès ça voulait dire « union sexuelle » ? étonnant non ? — voilà en tout cas qui est très concret… — j’te l’fais pas dire, il s’agissait même, je cite, d’une « épreuve légale faite en présence de témoins (chirurgiens ou matrones) pour constater la puissance ou l’impuissance du mari lorsque sa femme réclamait pour cette raison l’annulation du mariage » — oh ben merde ! — attention, même si c’est pour savoir si ça bande ou pas, c’est du droit, c’est la loi, c’est très abstrait ça — oui mais ça bande ou ça bande pas, y a pas de secret, y a pas besoin de la loi pour le savoir — ah, les biopouvoirs… — mais enfin, de quoi on parle ? il est où le travail ? — ben nulle part, il s’agit d’exister, d’être — et la réunion d’équipe ? Amorce ? la Structure ? — euh ben… pour te dire non, ça m’a pas vraiment fait… — rêver ! rêver ! — salaud de prolo ! — merde !
  11. Mais s’il s’agissait plutôt d’une distension dans le rapport aux objets ? d’un rapport différent à la durée et aux variations de lumière ? et encore plus, de l’importance d’une suspension du corps ? ( f )
Texte 4.1
  1. (C’est bon ? la fièvre est passée ? on peut se remettre au travail ? — C’est vrai qu’il était pas bien hier soir, et depuis quelque temps, ces vertiges et ces nausées, ces petites chutes de tension soudaines.)
  2. Sinon, j’ai retrouvé ce que disait Derrida, à propos des trous dans le corps du texte : « Quelle que soit leur longueur d’origine, les passages disparus sont signalés, au lieu même de leur incinération, par un blanc de 52 signes                                                                                         et cette étendue de la surface détruite veut qu’elle reste à jamais indéterminable. Il peut s’agir d’un nom propre ou d’un signe de ponctuation, de l’apostrophe seulement qui remplace une lettre élidée, d’une lettre ou de plusieurs, il peut s’agir de phrases brèves ou très longues, nombreuses ou rares, parfois elles-mêmes à l’origine interminées. Je parle évidemment d’un continu chaque fois de mots ou de phrases, de signes qui manquent à l’intérieur, si l’on peut dire, d’une carte, d’une lettre ou d’une carte-lettre. Car les envois totalement incinérés n’ont pu être indiqués d’aucune marque. J’avais d’abord pensé à garder des chiffres et des dates, autrement dit des lieux de signature, mais j’y ai renoncé. À quoi eût ressemblé ce livre ? Je voulais avant tout, en effet, telle fut une des destinations de mon labeur, faire un livre — en partie pour des raisons qui restent obscures et, je crois, le resteront toujours, en partie pour d’autres que je dois taire. Un livre au lieu de quoi ? Ou de qui ? »
  3. (Moins de notes qu’il disait… quand tu vois le nombre de caractères pour un blanc…)
  4. Et sinon, le groupe Catastrophe, le premier album La nuit est encore jeune, dans la chanson « Occhiolism, (n.m.) », le texte introductif (qu’on lit avant de répéter le mot, en anglais, ad libitum) : « Occhiolisme : conscience de l’endroit exact d’où l’on s’exprime aussi bien que de la petitesse de sa propre perspective, si bien qu’on ne peut tirer aucune conclusion sur quoi que ce soit, ni sur le monde, ni sur le passé, ni sur la culture. Parce que notre vie a beau être une anecdote épique et singulière, elle demeure un échantillon unique. Et l’on finira, peut-être, par découvrir qu’elle n’était qu’un essai pour une expérimentation autrement plus folle se déroulant dans la pièce d’à côté. »
  5. || Parler aux Domaine des Fossés, c’est observer en arrière-plan un érable en feu en ce moment. Derrière une fenêtre, évidemment. Mais dans le temps de la parole, la vue en mode périphérique, qui dit qu’il ne s’agit pas d’une affiche sur un mur ? Ou d’un fond sur un écran géant ? ||
Texte 4.2
  1. Ionesco, Découvertes, contre Nicolas Boileau : « Rien ne se dit que ce qui est impossible à dire. Ce qui se dit clairement se conçoit malaisément et les mots pour le dire arrivent très difficilement. » — Petit rappel (ou petite info) pour ceux à qui la référence à l’Art poétique (Chant I, v.147-154) de Nicolas Boileau échapperait : « Il est certains esprits dont les sombres pensées / Sont d’un nuage épais toujours embarrassées ; / Le jour de la raison ne le sauroit percer. / Avant donc que d’écrire apprenez à penser. / Selon que notre idée est plus ou moins obscure, / L’expression la suit, ou moins nette, ou plus pure. / Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, / Et les mots pour le dire arrivent aisément. » Ionesco avait raison, mais je le trouve un peu dur avec Boileau qui, assez conscient que la clarté et la liberté de l’expression ne vont pas sans quelque difficulté à lever pour la pensée, me semble plus proche de Ionesco que celui-ci ne le crût.
  2. (Personnellement, j’aime bien ce vers, bien que je ne sache pas l’appliquer : « Ajoutez quelquefois, et souvent effacez. »)
Texte 4.3
  1. f, relisant Maurice Blanchot, quelques pages de Faux pas, offre en quelques lignes un beau et vigoureux prolongement à Agnès Varda qui nous invitait à préférer l’invention à l’imitation (avec Simon Cinéma) : « il n’est pas besoin de dire que l’esprit d’invention et l’effort de rupture supposent une recherche terriblement exigeante de la nécessité, un éloignement de tout arbitraire, une conscience implacable pour rejeter toute image ou toute création non justifiée, en un mot, un contrôle et une domination extrême. »
  2. || Le passage de Faux pas, à l’endroit d’une critique en bonne et due forme du monde de l’édition — ancienne maintenant (il y a quatre-vingts ans), mais toujours d’actualité (peut-être pour quelque temps encore) —, m’a refait penser au travail d’Anouk Kruithof, aux murs de livres et de couleurs — en particulier à cette performance en vidéo où l’un des murs ne cesse de s’effondrer et de se reconstituer — du projet Enclosed content chatting away in the colour invisibility. ||
5 | photoperso © Will | 20231114_155019

notes en #03

  1. Sens unique : « De nos jours personne n’a le droit de s’entêter sur ce qu’il “sait faire”. L’improvisation fait la force. Tous les coups décisifs seront portés comme en se jouant. »
  2. Il pleut, un peu, beaucoup, etc. Allez savoir comment, le soleil est parvenu à percer la masse pluvieuse. Les vieux pruniers, qu’une rafale n’avait pas encore eu le temps de secouer, scintillaient de toutes parts comme des cristaux.
  3. Établissage — « Il consiste à produire un produit – ici une montre – en divisant le travail en petites entités indépendantes et très spécialisées, pour n’assembler le tout qu’au dernier moment, dans un atelier appelé “comptoir”. » (Le Petit poussoir) | « Il comporte généralement les opérations suivantes : réception, contrôle et stockage des ébauches, des parties réglantes, ainsi que des autres fournitures du mouvement et de l’habillement ; remontage ; réglage ; posage du cadran et des aiguilles ; emboîtage ; contrôle final, avant emballage et expédition. » (Sensagent – dictionnaire) | « Intermédiaire entre le marché et la production, l’établisseur commande à un réseau très dense de sous-traitants, eux-mêmes organisés selon des logiques hiérarchisées de sous-traitance, les diverses parties constitutives d’une montre (boîte, mouvement, cadran, parties de mouvements, etc.) qu’il fait assembler dans ses ateliers, parfois appelés comptoirs, et qu’il écoule ensuite sur divers marchés. » (Wiktionnaire) — Maintenant, pour la métaphore de l’établissage du texte… qu’on se débrouille.
  4. On peut lire, sur le site Open Edition Journals, dans l’article « La petite fille qui aimait trop le langage », d’Émilie Drouin — merci Emma — : « D’un point de vue linguistique, nous ne considérons pas l’écart à la norme comme un défaut de compétence linguistique, mais plutôt comme une forme de performance du langage, puisque l’écart correspond simplement à la façon individuelle qu’a un locuteur d’interpréter la langue. Nous nous attachons donc aux théories sur l’énonciation, reliant l’énonciation en tant que performance langagière à la performance, plus globale, de l’identité de soi. » C’est l’énonciation en forme de Miroir d’encre, pour reprendre Michel Beaujour. Et quand ce miroir est barré ou troué (pourvu que les deux choses ne se recoupent pas), en forme de quoi (à défaut de soi ?) est l’identité ? (Est-elle seulement en forme ?)
  5. ((Imagine ça : texte barré, texte troué… — Total fiction.))
  6. Et pour la fiction hebdomadaire, qu’est-ce qu’on gravit ? — On ne garde pas tout, mais on s’y sera éveillé. — Chouette.
  7. C’est relativement, et même totalement, idiot. Dans la perspective de l’Atlas Sauveterre, la relecture de la table des matières du fichier regroupant, dans l’ordre chronologique, les textes écrits l’année passée me donne du fil à retordre. Plus de la moitié des titres me disent plus rien de leur contenu. Et c’est gênant. Tout ce temps passé à écrire. Un atelier fou de 40 jours, l’été 2022. Autant de nuits quand on s’y met le soir. Et finalement 80 journées à faire le tour du petit monde de Sauveterre, parce qu’on n’est pas des machines. Le tout bien rangé dans l’ordre, et réduit à une table des matières qui, finalement, résiste à elle seule, refuse de livrer les secrets oubliés de l’écriture. Oui, c’est gênant, troublant. Et d’autant plus que ça te renvoie à la question de fond, et que personne veut se poser, quand tu prends un crayon ou quand tu t’installes devant ta machine, au clavier — personne, alors que ces gestes, pourtant, la reconduisent chaque fois, mine de rien, cette question : Je sais écrire ou je sais pas écrire ? — Es-tu bien sûr que la question se pose en ces termes : écrire ou ne pas écrire ? Il y a peut-être de ça, mais tu sais aussi qu’il y a autre chose, à côté. Au-delà, peut-être. Et qui ne relève pas nécessairement, pas simplement, de l’écriture. — Oui, quelque chose du chant, mais pas trop haut. — Et même sans mots, ça suffit. Tu sais, comme quand on fredonne un air, quand on le bourdonne. De la musique sans instrument, juste avec la voix. Juste la voix, aux lèvres fermées, à mots perdus, quand elle musique en silence. — Qu’est-ce qui te rend si nostalgique ? Tu auras beau dire, l’écriture ne sera jamais là où on l’attend. Tu sais bien, ça commence au dernier mot, et c’est un chant de sirènes. Tu te souviens, Benjamin ? « Qui voudrait compter les signaux d’alarme dont est pourvu le monde intérieur d’un véritable écrivain ? Et “écrire” ne signifie rien d’autre que les mettre en action. »
texte 3.1
  1. Éric Chevillard dans L’Autofictif, texte 5540 (fragment 2e) : « Qui lit beaucoup depuis l’enfance vivra toujours dans un double récit, celui de son existence concrète et celui de la littérature, ce qui signifie aussi bien qu’il évolue dans un double temps, une double chronologie dont sa biographie définitive devrait tenir compte. Il risque évidemment de trouver le récit de sa vie propre décevant et le réel vulgaire par rapport à la fiction. Ce sera en partie de sa faute : il aura jeté dans le rêve et les spéculations la moitié de ses forces vives. » — Et quand on s’est mis à lire sur le tard, dans les derniers sursauts d’une enfance trop ado/ulescente en rupture avec le monde et ses murs invisibles partout qui barrent l’avenir dès le présent, qui constituent autant de trous d’air, d’appels du vide, et participent d’une existence à la chronologie rompue, éclatée, abolie, et c’est ce qu’on recherche dans certains livres inconnus, dans telles phrases illisibles et l’on ne sait quels mots barbares, pour une vie parallèle qui n’est pas la nôtre, mais, au fond, celle dont parlait Henri Michaux, de « mon ennemi plus fort que moi » ?
  2. (Et alors… Benjamin, polyclinique : « On coupe dans les linéaments précautionneux du manuscrit, le chirurgien déplace des accents dans les entrailles, brûle les tumeurs malsaines du langage et insère un mot étranger comme une côte en argent. »)
  3. ((Barrés comme ça, à la verticale (l’image de la casse) comme à l’horizontale (vraies fausses biffures), troués pour rien (que disait Derrida déjà ?). Des textes et des sorties de route.))
  4. || Je suis au pied de ce mur que je ne retrouve pas. Ce mur qui soutient l’étage furtif des souvenirs confus d’Agnès, de passage à Sauveterre, du temps où elle hésitait encore à écrire hasard avec un z. Ce mur au pied d’un feu sans correspondance avec l’itinéraire. « Dans ma mémoire il ne s’agit pas d’un feu situé à un très grand carrefour, mais plutôt d’un feu de priorité pour une rue à droite qui était une rue ordinaire, de celles qu’on trouve un peu toutes semblables dans ces villages autour de Cognac, dont les maisons ont un étage, se touchent et sont dans ma mémoire en pierre claire. Cela plaiderait plutôt pour ce que vous appelez le « petit feu ». Nous passions à Jonzac pour aller au bord de la mer, mais, de cela non plus, je ne suis plus très sûre… » écrit Agnès. Mais le petit feu, pour moi, ne mène qu’au centre-ville. Il en constitue même une porte resserrée. À moins d’habiter non loin d’elle, rien à voir avec un axe de passage, plus ouvert, pour aller à la mer. Le grand feu. — D’où venait donc Agnès ? Le savoir pourrait me donner non seulement une réponse définitive quant à la nature du feu, petit ou grand, mais aussi m’indiquer l’axe de sa direction, son vecteur océan (un autre mur de l’Atlantique ?). ||
  5. Structure — J’ai commencé la journée en faisant tourner la parole sur les choses (infra)ordinaires de la semaine passée, quelques notes pour une mise au propre libre avec Word, Writer, ou en ligne. Elle s’est terminée sur un courrier formel, standard, avec du travail pour les mois à venir : « Il s’agirait par exemple de : « grille d’entretien » « Test de positionnement » « Grille d’évaluation » « Plan de formation » « Procédures/modes opératoires »… Tout ce qui concerne le positionnement, la définition de parcours individuel, l’entrée en formation, le suivi, les évaluations intermédiaires et finales. L’objectif étant de mettre en commun tous ces outils, les formaliser, les standardiser et les ranger. » Tout ce travail à faire déjà au placard…
  6. Je me suis attelé à la relecture du premier texte de l’Atlas Sauveterre. Après l’atelier fou en 40 jours, c’est une sorte d’introduction assez fantasque, censée donner le la. Mais je dois dire que la correction n’a rien de drôle. En matière de la, je déchante. Et comme souvent, quand je ne comprends plus et ne me souviens plus de ce que j’ai voulu faire — d’autant qu’il y a bien une année que le fichier reste en plan —, les bras m’en tombent et je suis piqué au vif. Mais je suis néanmoins parvenu à renverser la chose en l’intégrant directement dans le texte, là où il était illisible — en repensant à ce que disait Laurent Mauvignier, « qu’est-ce qui m’empêche de prendre le fait que j’m’en fous, comme un élément de mon livre ? », et à ce que Benjamin a écrit au sujet de la capacité à « transformer la menace de l’avenir en maintenant accompli ». Tant pis si cette pseudo-introduction devient plus foutraque que fantasque, tant pis si le texte doit disparaître, cette première relecture n’ayant peut-être pour seule fonction que de donner l’élan initial de ce qui relève, aussi, de l’écriture. — Alors c’est reparti comme en 40 ?
  7. || Le coup des barres verticales, je me demande si ça ne provient pas de cette idée du Mur apparue dans l’été. Mais je dois avouer que les enfants lui résistent. Trois petits textes et maintenant presque rien. (Mais tout est dans cette fissure, presque.) ||
  8. Il suffit de poser quelques mots. Il y a eu les premiers, qui n’ont pas encore pris. Et il y a depuis tous ceux qui tournent autour. Et si on les répétait, en changeant de point de vue ?
texte 3.2
  1. Structure restante — Perte d’Amorce. Licenciement possible. Que dit la direction ? Je souhaitais vous informer… Je tiens à féliciter… Comment ça s’est passé ? Une structure de la Creuse. Aucun local de formation. Juste une adresse fantôme ici : la mairie. Que dit la direction ? Néanmoins, et sans attendre… il nous faut anticiper… Ainsi, je vous propose d’avancer… Personne pour vérifier l’adresse ? Personne pour vérifier qu’il n’y a personne. Légal ? Le dossier est passé comme une lettre à la poste. On a perdu l’action. Plus d’Amorce de Parcours. Définitif ? Que dit la direction ? Je crois en notre capacité à surmonter… Ensemble nous pouvons continuer à faire grandir… Ces valeurs doivent nous guider… nous animer dans les défis à venir. Infinitif.
  2. Structure en souffrance — Stéphane ne veut pas sortir de la formation. Il est arrivé le 10 novembre 2022, il a terminé hier, 9 novembre 2023. Il lit beaucoup mieux. Mais il a toujours refusé d’écrire. Il voudrait rester. Il pense revenir dans six mois, après le délai de carence. — Un délai de carence… une période de temps pour un manque, une insuffisance délaissée, différée, dispersée dans cette période. Et c’est donc précisément ce temps-là qui manque ?
  3. J’ai terminé la lecture de Sens unique. Bien des choses éclairent ma condition, plus que je ne saurais le faire, tant Benjamin a su entrevoir l’avenir à la lecture de ce que l’explosion des techniques a fait à l’homme de son temps. Mais bien des choses m’échappent aussi, tant les images fourmillent parfois, crépitent. Il faudra y revenir. Restons-en pour l’instant sur cette image : « Le jour est, chaque matin, comme une chemise propre sur notre lit ; le tissu, incomparablement fin, incomparablement épais, d’une prophétie bien propre nous va comme un gant. Le bonheur des prochaines vingt-quatre heures dépend de la manière dont nous savons la saisir au réveil. »
texte 3.3
  1. Oh, le vertige et l’ivresse… et pourquoi pas l’être et le néant tant qu’à faire ?
  2. Et maintenant, Eugène Ionesco, Découvertes, sur une conception de l’œuvre qui est peut-être, désormais, un nouveau lieu commun, ou en passe de l’être — mais comme le pire n’est pas sûr, profitons encore de ce discours avant qu’il ne soit trop tard : « C’est bien cela, une œuvre : une série d’interrogations et puisqu’il y a construction on peut la considérer comme une architecture d’interrogations. Si tout pouvait s’expliquer, il n’y aurait pas de discours. Toute œuvre doit être une mise en question. Comme on dirait : une mise en scène. Au bout du compte, il n’y a pas de réponse à donner. En tout cas, il n’y a pas de réponse définitive. Ainsi, ce n’est pas la réponse qui éclaire, c’est la question. »
texte 3.4
  1. Moins de notes, mais les enfants sont bavards, non ? au moins à part soi ? et surtout si leur manque les mots, obligés de les inventer, de les mettre en œuvre dans une certaine attitude, en postures forcées, gestes gauches, mimiques étrangement neutres, grimaces furtives, pleurs de rires, cris de jouissance, plaintes sans fin, ponctués de soupirs ? — J’énonce, et renonce à, cette réflexion sans véritable corps à en m’appuyant sur le récit de Boris Cyrulnik, issu d’un récent podcast de la librairie Mollat, concernant « l’expression » des enfants dans les orphelinats roumains, du temps du vampire Ceaușescu : « Un enfant privé d’altérité, ben il est excentré sur lui-même. Il se balançait tout le temps, il se balançait, il suçait son puce, et en cas d’émotion trop forte il se, il se griffait ou se tapait la tête par terre ou contre les murs, avec une violence qui me faisait peur, j’avais peur, j’avais pe… ça c’était… le bruit ! de ces enfants se tapant la tête contre les murs c’était… j’avais peur, je me disais, mais ils vont, ils vont s’assommer. Et j’ai réagi, naïvement, c’est-à-dire que je prenais les enfants pour les empêcher de se taper la tête contre le mur, parce que j’avais pas compris que, ils souffraient moins en se faisant mal physiquement, ils souffraient moins que, avec une souffrance psychique provoquée par la privation, la solitude, la privation d’altérité. »
  2. (Et nous ? D’une façon ou d’une autre, au plus haut de l’enfance et du petit sac de mots sans éclat du langage, il a fallu se cogner la tête contre les murs quand on n’avait pas les billes pour exprimer le désir, le besoin de l’autre qui nous étaient refusés, du fait de sa résistance ou de son absence. Et aujourd’hui ? Que reste-t-il en nous de ces petits fantômes butés contre les murs impénétrables ? Comme Cyrulnik dans le récit de son souvenir, de petits balbutiements, de petites ruptures éruptives, de brusques bifurcations sous le feu de l’affect ?)
  3. ((Il faudrait écrire ça, Un Sac de mots, avec l’image du sac de billes. Mais si c’était ça, justement, que Joseph Joffo avait glissé dans Un Sac de billes, des mots enroulés dans la terre cuite, le verre coloré ou l’apparence de porcelaine des billes ? Il faudrait relire ça, avec l’image des billes de mots.))
  4. Au centre des congrès hier soir, La Délicatesse (la pièce de Thierry Surace adaptée du livre de David Foenkinos). Il y avait l’actrice seule sur scène, au centre d’un rectangle de lumière symbolisant une tombe. Elle portait une étole blanche qui renvoyait cette lumière si fort qu’elle éblouissait, aveuglait presque, quand dans tout le reste du spectacle l’éclairage était plutôt faible, ou feutré. — C’est joli ce mot, feutré. On aimerait que l’écriture restitue de temps en temps ce genre d’ambiance.
texte 3.5
4 | Agnès va à la plage | Google Earth, street view juil. 2022 | copie d’écran le 12/11/2023

notes en #02

  1. Retour de l’animal — « Le sentiment qui domine dans l’aversion qu’on éprouve pour certains animaux est la crainte d’être par eux reconnu quand on les touche. Ce qui s’effraie au tréfonds de l’homme, c’est la conscience obscure qu’il y a en lui quelque chose qui vit, et qui est si peu étranger à l’animal répugnant que celui-ci pourrait bien le reconnaître. » (Walter Benjamin, Sens unique)
  2. Précis de conjugaison — Pour un indicatif absent : « Quand un être très proche de nous meurt, il y a, dans les changements des prochains mois, quelque chose qui, croyons-nous remarquer — quelque plaisir que nous aurions eu à le partager —, ne peut se déployer qu’en son absence. Nous finissons par le saluer dans une langue qu’il ne comprend déjà plus. » (Walter Benjamin, Sens unique)
  3. || Mur de l’économie — « La saleté et la misère élèvent autour d’eux comme des murs qui seraient l’œuvre de mains invisibles. » (Walter Benjamin, Sens unique) ||
  4. Kassessa — C’est le titre d’un nouveau disque « pensé comme un manifeste pour marginalisé·es et incompris·es de tous bords », dont l’auteur se joue des genres et des styles, « retour au rap des débuts […], chanson française affranchie […], new wave […], pop-punk […], tout un éventail de musiques noires (africaines ou américaines) », en maniant la plume comme personne, de « cette écriture hyper-frontale frôlant le flux de conscience ou l’écriture automatique ». À côté, page du magazine en vis-à-vis : « Enregistré dans sa maison familiale en dix jours chrono, Nouveaux Dinosaures fait la part belle aux textes ciselés qui savent traiter du quotidien, des moments simples (Silence), sans tomber dans le chromo sépia dégoulinant de sentimentalisme. » — Et si, en fait, le chromo de notre époque était dans cette manière de manifeste en tous genres ? et si le quotidien était ce qu’il y a de plus marginal et incompris ? si on parlait de moments simples dans un style hyper-frontal ? et ça déborderait, mais là sans rien kasser ?
  5. Structure — de formation et de sa personnalisation. Ce qui fait, par exemple, que l’autre jour, nous sommes allés voir, via Google Earth, où se trouve sur la carte du monde Boundiali, la ville où vivait la jeune Assita avant son départ (à travers le Mali, l’Algérie, le Maroc, la Méditerranée, l’Espagne). Nous nous sommes approchés au plus près de la terre battue des routes rouges, quelques axes goudronnés, et nous sommes descendus en quelques rares points de street view (la mairie, la poste, une station-service, un hôtel, le tribunal, un carrefour, une boutique colorée). Il faut du temps pour tout cela, pour le navigateur, trouver le site, chercher la ville, se déplacer sur la carte en zoomant avec la molette, à gauche, à droite avec le pointeur, et ce bonhomme inconnu qu’on ne lâche pas d’un clic et qui se déplace comme Superman si vite qu’on se retrouve ailleurs, totalement perdu, avec des lignes partout au lieu des points. — Et puis, de là, du point que chacune, chacun, a choisi pour se poser, on s’essaie à une description, en faisant le tour du lieu, en prenant des notes sur une feuille de papier, on dresse la liste de ce qu’on voit tout autour, de ce qui se passe, de ce qu’on retient pour le mettre au propre avec Word (l’homme assis à l’entrée de la boutique, sur une marche, qui parle au téléphone ; les dizaines de boîtes, de sachets en plastique, de sacs à main de pacotille ; le toit de tôle ondulée ; un fourbi sans nom au fond ; deux femmes assises sur un tabouret, elles font une tresse à un ou une enfant ; l’échelle déstructurée ; une lumière inutile). Comme un atelier d’écriture. — Mais aujourd’hui, il a été question de formalisation et de standardisation. Je me demande s’il ne s’agit pas là du gage nécessaire à la qualité quand l’objectif vise la quantité. Je me dis surtout que le Fordisme, après l’industrie de l’automobile, désormais avec l’ingénierie de l’autoformation (l’APP, Atelier de Pédagogie Personnalisée, est devenu un label, un « concept » formalisé et standardisé), a encore de beaux jours devant lui. (Ce que Jóhann Jóhannsson montre à sa façon, harmonique et spectrale, avec Fordlândia, sa houle chorale de cordes atonales à la limite, entre autres timbres d’instruments sonores non identifiés, désaccordés peut-être, trafiqués, bidouillés, fondus en série comme pour une seule voix ?)
  6. Pour l’essentiel, un geste sorti d’où, de la pièce dans laquelle se situe un meuble, d’un objet insignifiant qu’il contient, peut-être un coffret, une boîte, une trousse, renfermant quoi dedans, trois fois rien, une pièce de métal gris léger, et le visage de qui ? Mais une fois là, ce qui était attendu de ff, vraiment ? — se sera accompli : « Chercher, ouvrir, explorer. »
  7. || Retour en enfance — … « la terre est pleine des objets les plus incomparables qui s’offrent à l’attention et à l’activité des enfants. Des objets les plus appropriés. Les enfants en effet ont une propension particulière à rechercher tous les endroits où s’effectue de manière visible le travail sur les choses. Ils se sentent irrésistiblement attirés par les déchets qui proviennent de la construction, du travail ménager, ou du jardinage, de la couture ou de la menuiserie. Ils reconnaissent dans les résidus le visage que l’univers des choses leur présente à eux seuls. » (Walter Benjamin, Sens unique, de-ci de-là) — De là, les photos d’un mur en ruine dans un lit de rivière à sec ? et tout ce qui s’ensuit dans l’inventaire de quelques déchets trouvés dans la Seugne ? ||
  8. (De là, aussi, le garage tout en longueur sans fond, la cave taillée dans la roche couverte de toile d’araignée, le grenier bazar de cartons et de revues, un hangar ou un autre et un engin remisé pour l’espace, la grange aux becs aveugles béants, la vieille écurie de la meule à eau plafond troué… entre autres.)
  9. ((Ne pas oublier : que les enfants rêvent tout haut les mille et une vies qu’ils s’inventent. C’est la seule manière de les vivre.))
  10. Dans la zone du souvenir, deux meubles sont en concurrence : chez Lulu, une sorte de placard bricolé en contreplaqué, verni mais toujours rêche, brut ; et à Belleville, rue Baudelaire, une grosse armoire à vitrine moulurée, de petits motifs, des sujets complexes. Deux enfances différentes ? Peut-être. Mais les deux meubles ont en commun une ouverture de portes aimantées un peu dure. Voilà qui devrait pouvoir les imbriquer et former un étrange monument à tiroirs où se glisser, entrer par ici, ressortir là-bas.
Texte 2
  1. Benjamin (encore) : « On peut prendre dans son lit les livres et les putains. » Et comme ça par treize fois, sur « les livres et les putains », même combat. — Aragon (page soixante-neuf) : « Moi aussi, je semblais avoir à jamais rejeté une certaine résolution romanesque des choses, en détruisant les cent enfants de mon esprit, avant d’avoir atteint le seuil du bordel comme mythe et représentation. »
  2. (De là, de cette mort annoncée en hécatombe — la mort auto-immune de l’enfant aux mille et une vies, de ces mille enfants, à travers les petits mensonges et les traîtrises latentes répétés des adultes (faites-moi confiance), de l’adulte en puissance qu’il se sait, pour le sentir d’abord avec l’âge, devenir —, le fond de méchanceté ?)
  3. J’ai repensé aux photos animées dans Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain. J’ai relu aussi « le flacon » de Baudelaire. Je me suis aidé d’un schéma simple de cheminée sur Pierres-info (un site où une sorte de Méduse vous observe) — Et bloc-paragraphe, ou pas : des sauts d’images, des plans-séquences à petites coupures, pour un texte évoluant en déphasage ?
  4. Atlas (du Grand Robert) : « Recueil de cartes géographiques (du nom donné par Mercator au recueil qu’il publia en 1585 et dont le frontispice représentait Atlas). […] Par ext. Recueil de cartes, planches, plans, graphiques, tableaux… joint à un ouvrage. » — Je me demande s’il ne s’agit pas de cela, pour Sauveterre. Emma procède en partie sur ce schéma (en le détournant, sa géographie et pleine d’histoires). Ma première réorganisation des textes cherche à entrer dans Sauveterre, fût-ce par la force d’un accident (une voie suidée), avant de commencer à parcourir le monde qu’elle recouvre. — Et voilà comment retomber sur les pieds de f : « Chercher [trouver], ouvrir [en force ou non], explorer [dans tous les sens possibles]. » Sauveterre : pour un supplément à L’Atlas des mondes imaginaires ?
  5. Chaque fois qu’une barre apparaît, que la casse de la langue intervient, il faudrait comprendre que chaque case contenant un mot ou une expression n’existe que relativement à une case vide : il faudrait lire en chaque barre le vide en puissance sur lequel se soutiennent ces mots et ces expressions au choix — comme dans un texte à trous ? —, et, d’une case à l’autre, de synonyme en nuance, moins une recherche de précision qu’une avancée, qu’un élargissement — comme une trappe qui s’ouvre ? —, du vide sous mes | nos pieds. (Ça change de la charnière à ressort double action du point médian battant.)
  6. (Le Casse de la langue : peut-être comme on parle du casse du siècle, voilà qui ferait un joli titre d’essai pour je ne sais quel sujet.)
  7. Agnès Varda dans Les Cent et une nuits de Simon Cinéma : « Imite pas. Invente ! — Oui un vent nouveau ! — C’est la nouvelle brise après la Nouvelle Vague. Vous me faites des courants d’air. Qui disait ça déjà ? »
3 | Boundiali | photosphère © Banda Abdoul (juil. 2022) sur Google Maps (vu le 30/10/2023)

notes en #01

  1. Dans une note de Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, de Louis Aragon : « la fonction consciente est celle de la main adulte, l’enfant parle au loin, quelque part où se fait la convergence du souvenir et de l’invention. »
  2. Géraldine — à propos des appels répétés aux parents absents, de plus en plus fort : « Ils ne sont plus qu’un écho à la fin du texte (le protagoniste les prononce-t-il vraiment ?). » Je m’aperçois que ces appels, en italique, signalant un discours direct, entrent dans le jeu des quelques lignes, elles-mêmes en italique, du texte trouvé par défaut. Si bien que, d’un côté, ils articulent le souvenir, ou l’imagination, à l’invention de l’écriture ; de l’autre, l’auteur qui essaie de se souvenir cède d’une certaine manière son écriture à l’enfant, à sa parole, à ses appels, peut-être aussi à ses parents silencieux — de sorte que, tandis que l’effort du souvenir se réalise au présent (de celui qui veut écrire), celui de l’écriture, lui, s’effectue à l’absent (de l’enfant du souvenir) ? J’ai bon, ou je me suis perdu ?
  3. Véronique — qui m’a fait rire avec ses « olala » et un air de « si j’aurais su, j’aurais pas venu… » — remarque que « les textes s’emmêlent, les superposer, croiser, filer, tisser, coudre ». Alors c’était donc ça l’intuition de la barre verticale qui segmente à tout va le texte : qu’il y a là plusieurs textes : qu’en chaque segment se trouve un texte, un texte à trouver ; des segments, des sections formant des cellules, des cases, des compartiments, et toute une palette de bouts de phrases dans laquelle on piochera à l’envi ? ; et on le trouvera là, « le personnage à l’œuvre d’un nouveau texte » ?
  4. || L’autre jour, j’ai affiché — on dit poster, je sais, mais, bien que dématérialisé, il s’agit d’un Mur — une série de photos retraçant une série d’explorations du lit de la Seugne, à sec. Imagine-t-on à quel point le fait de se retrouver là, au milieu des arbres, protégé du vent qui pourtant soufflait, dans une voie dégagée comme une route, plus ou moins large, plus ou moins tortueuse, cahoteuse, plus que moins au-dessous du niveau du sol, absolument seul — à moins de te recentrer au niveau de la nature, avec les palombes, le faisan qui glapissait, courant en aval, le héron qui s’est envolé, le frelon qui a fait trois petits tours avant que tu détales, les mouches, les moustiques, les araignées d’eau dans les flaques (peut-être des résurgences de la rivière souterraine), les ragondins trop à découvert, et tout ce que tu n’as pas vu, tout ce que tu ne connais pas (la végétation au premier chef) —, sent-on à quel point — même si, évidemment, cela a bien dû arriver mille et une fois à l’échelle des temps géologiques, des cours d’eau à sec (et il n’y a qu’à voir ce qui se cache sous les sables et les massifs du Sahara) — la réalité dépasse la fiction ? Il faudrait donc aller plus loin dans l’exploration, mais je suis limité. J’aimerais bien, comme Justine Émard l’a fait avec la grotte Chauvet et les rêves des astronautes (Hyperphantasia et Somnorama I) qu’on scanne le lit de la rivière, d’une écluse à l’autre (2 km ?), qu’on le modélise en 3D chaque fois qu’il se retrouve à sec, au fur et à mesure de mon avancée et de mes arrêts pour une photo, durant un bon millier d’années, et on superposerait les scans, on les enchaînerait dans le temps, ma dépouille et ma dernière photo incrustée là à un instant t0 insignifiant, pour un film d’une minute disons à vingt images par seconde, et l’on verrait quel être longiligne bouge, fluctue, se contorsionne doucement dans tous les sens de sa sécheresse. — Et si on en faisait un folioscope ? Une minute, 20 IPS, soit 1200 feuilles (autant d’années). En somme, une bible. ||
  5. Totalement emporté par la réflexion d’Aragon sur la première phrase d’un roman : « cette hypothèse que, au début de la création, phrase de réveil, incantation initiale, incipit de telle ou telle nature, le bizarre ou le dérisoire des mots surgis joue en moi le rôle de ce qu’on appelle aujourd’hui un échangeur, m’oriente sur une route inattendue de l’esprit et, par un geste détourné, me détermine, homme ou créateur, dans l’invention de vivre ou d’écrire. » — Et mieux, complètement halluciné, sur la dernière phrase d’un roman à travers le néologisme desinit (au lieu d’explicit) : « il ne me déplairait pas qu’on y entendît le sens de désinence grammaticale : après tout, la dernière phrase d’un livre joue le rôle de la syllabe désinentielle au bout d’un mot, marquant le cas dans les langues à déclinaison. Rêvez-y. »
  6. (Et, l’une dans l’autre : « Tandis que la dernière phrase n’est rien par elle-même, elle n’est dernière que s’il y a toutes les autres, avant. Et puis, pour la comprendre, il faut que quelqu’un, avant, lui ait donné le la. La première phrase est un diapason. La dernière, c’est la centième, la trois centième, la millième vibration du diapason, qui ne sait que son commencement. » Ce qui signifie donc, inversement, que « le roman se termine, est terminé je veux dire, précisément lorsque son commencement se trouve être une fin »)
  7. Véronique — se demande aussi où se trouvaient papa et maman. Je dirais qu’ils étaient dans le tas de sable.
  8. Camille — a vu « presque graphiquement l’agnosie de l’enfant qui appelle ses parents ». — Agnosie (selon le Grand Robert) : « étym. 1915; empr. all. (1891); «  ignorance  », 1838; du grec agnôsia «  ignorance  ». | psychol., psychiatrie. Trouble qui empêche de reconnaître les objets, sans altération apparente des sensations. | Certains malades sont incapables de reconnaître par le toucher seul la forme et la nature des objets. Cette impuissance a été excellemment décrite par Freud sous le nom d’agnosie, par Wernicke et Meynert qui la baptisèrent asymbolie. P. Voivenel, in Mercure de France, no 417, 1er sept. 1915 (in D. D. L., ii, 12). » — Sur un plan graphique, je finis surtout par percevoir dans cette « syntaxe débridée » (par les barres) les divisions d’une casse, des cassetins, ces petites loges dans lesquelles se trouvent les caractères d’imprimerie remplacés ici par des mots, des groupes nominaux, des bribes de phrases, des courtes et des longues, à combiner, permuter, couper-coller, (dés)articuler. Peut-être que « ça ouvre au poème », mais alors c’est celui de Camille.
  9. (Il y a aussi « tes mots comme une batterie », qui m’ont renvoyé à l’écoute du dernier Explosions in the sky, End.)
  10. || La série de photos sur la Seugne à sec (Story Seugne #1) se veut une tentative de récit. Les déchets dont j’ai parlé n’apparaissent pas. J’imaginais pour eux quelque chose de beaucoup plus neutre, relatif à l’inventaire. Comme les objets qu’on peut trouver au Musée de la Préhistoire des Eyzies-de-Tayac. Et puis je me suis souvenu, dans les murs du CAPC de Bordeaux, des objets communs d’une jeune fille sous vitrine, sorte de détournement par l’ici et maintenant de la muséographie tournée vers le passé et l’ailleurs. Je suis allé sur le site du musée pour connaître précisément le titre de l’œuvre et le nom de l’artiste, si possible. Et j’ai trouvé : Christian Boltanski, L’Inventaire des objets ayant appartenu à la jeune fille de Bordeaux (1974). Une autre recherche m’a permis de découvrir un petit document explicatif dans lequel Boltanski décrit son projet artistique général, dès 1969 : « Garder une trace de tous les instants de notre vie, de tous les objets qui nous ont côtoyés, de tout ce que nous avons dit et de ce qui a été dit autour de nous, voilà mon but. » L’entreprise est bien sûr parfaitement impossible et totalement folle. Et pourtant, je la trouve incomplète. Il y manque tous les moments de nos absences, toutes ces choses qui nous ont manqué, ce que nous n’avons pas dit et les non-dits des autres qui n’en pensaient pas moins. Mais là n’est pas l’essentiel. Du travail de Boltanski, m’intéresse surtout ce que j’aurais pu faire (Story Seugne #2) : l’inventaire de quelques déchets trouvés dans la Seugne, n’appartenant plus à personne — sinon à la rivière même, si on lui donne quelque droit, ou à celui qui les a trouvés, même sans les rapporter chez lui. | Un inventaire photographique, comme celui des objets ayant appartenu au jeune homme d’Oxford (1973). Chaque image serait accompagnée d’une note désignant l’objet d’origine, indiquant ses détails (dimensions, formes, couleurs, matières, temps de décomposition, possibilités de recyclage — quoi d’autre ? des essais de reconstitutions des vies des objets ? des déchets qu’ils sont devenus au fond du lit de la rivière à sec ?). Reste à savoir si les pierres de taille, provenant peut-être d’un mur en ruines, servant à consolider les rives, mais ayant fini par se desceller et glisser sous la force des eaux, doivent intégrer l’inventaire. ||
  11. Aragon : « l’arrière-texte… l’incipit m’ouvre l’arrière-texte, ou peut-être n’est-il que le trou de la serrure par où je regarde ce monde interdit. Sitôt que je pense l’un, je pense l’autre. »
  12. Trois portraits croqués, trois femmes nées à la fin du dix-neuvième siècle : la mère Fissou, la mère Richard, la mère Chapeau. Trois brefs portraits pour une structure figée parce que constituée dès l’enfance, emportée avec soi comme par devers soi, et restée dès lors inchangée, comme solidifiée, inclusion dans résine transparente, dit f.
Texte 1.1
  1. Et me voilà à ressortir mes dictionnaires de patois saintongeais et consulter le Dicopoitevin en ligne (via Lexilogos).
  2. Avant de trouver la résine transparente et le précieux fossile, il a préféré procéder à un travail de terrassement, d’extraction, de déblai, de fouille — en archéologue de la mémoire ?
  3. Walter Benjamin, Sens unique, « Poste d’essence » : premier fragment d’un livre dans lequel s’inscrit ainsi, en abyme, la méthode d’écriture de tout le livre, fragmentaire : « L’efficacité littéraire, pour être notable, ne peut naître que d’un échange rigoureux entre l’action et l’écriture ; elle doit développer, dans les tracts, les brochures, les articles de journaux et les affiches, les formes modestes qui correspondent mieux à son influence dans les communautés actives que le geste universel et prétentieux du livre. Seul ce langage instantané se révèle efficace et apte à faire face au moment présent. » — Ainsi dit, ainsi fait. Et jusque dans le titre où, dès le début, l’image attendue de la pompe et du carburant (et tout le monde industriel et ouvrier en arrière-texte ?) est renversée au profit d’un sens figuré, littéraire. Mais comme on parle d’abord littérature, c’est là le sens littéral de l’expression, au lieu de sa nature.
  4. L’image de la casse et des cassetins, il fallait la réinvestir. Il faudra surtout la réinventer. La barre, en cadrant, bloque, coupe, vide. S’il s’agit de piocher dans les cases d’à côté des formules équivalentes, synonymes en quelque sorte, aucun intérêt. Cela permet de jouer sur les variations, les mutations changeantes, la dégradation aussi, d’une image — on pense aux coups de pinceau impulsifs de Bacon. Mais il faudrait aller chercher dans les cases plus loin, tout en haut ou tout en bas. Ou dans l’autre casse, derrière. La casse aux cases vides. — En même temps, ce n’est pas moi qui écris : c’est le personnage qui essaie à partir d’un texte qu’il ne retrouve pas.
  5. (Est-ce qu’il rejoint ce qu’on peut lire chez Nathalie Sarraute dans Enfance : « J’essaie seulement de retrouver à travers ce que je percevais en lui ce qui se passait en moi quand mon cartable au bout de mon bras je dévalais l’escalier, courais vers l’école » ? Est-ce qu’il essaie également de saisir ce qui se passe en lui au moment d’écrire ça, qui revient, quand c’est là, quand ça se représente ? Quand ça se présente même, parce que ça a toujours été là, depuis le moment où ça s’est réalisé il y a de ça… mais c’est resté là aussi, tapi dans sa réalisation, dans son instant présent, en attendant comme une virtualité l’instant de son actualisation par le souvenir, l’oubli fondamental, l’imagination essentielle pour le pallier ? Et donc d’une tout autre façon, ça ?)
Texte 1.2
  1. « Docteur A. et mères Machin » : ce n’est peut-être qu’un titre ponctuel pour s’orienter dans un blog, voué à disparaitre dans la perspective du livre, mais le fond de méchanceté que j’ai évoqué (ailleurs), lui, demeure.  
  2. Quand même, ce premier fragment de Benjamin. L’image du titre attendue finit par apparaître à la fin du texte. Elle est quelque peu différente de ce qu’on attendait, poste valant pour « emploi », essence pour « huile », mais l’arrière-monde de la force ouvrière est là. Le poste d’essence ne désigne pas l’objet industriel dont on se sert, mais caractérise un sujet ouvrier au travail et, disons, par rapport à ces « quelques gouttes sur des rivets et des joints cachés qu’il faut connaître », en service libre.
  3. (Étrange conjonction, la lecture du passage m’a renvoyé à ce mot du père de la pianiste de jazz récemment décédée, Carla Bley — entendu l’autre jour dans une chronique radio qui lui rendait hommage —, un conseil : « Écris moins de notes. ») (Aïe !)
  4. Et voilà : quelques jours de bonnes pluies et petit à petit la rivière se remplit.
1 | photoperso © Will | 20231018_184027
2 | photoperso © Will | 20231028_182850

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

20 commentaires à propos de “#enfances #lire&dire | L’Heure de goûter (ou comment faire l’enfant) – 9”

  1. Rétroliens : #enfances #01 | Docteur A. et mères Machin – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

  2. Rétroliens : #enfances #02 | Bûcher à tiroir – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

  3. Rétroliens : #enfances #04 | Lit-vaisseau – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

  4. Hello Will, J’avais pensé que je pourrais lire le 4.2 et le 4.3
    mais non.
    J’ai lu le 4.1, j’ai pensé que tu étais beaucoup plus jeune que moi (le clavier d’ordinateur).
    Enfin, ces textes sont très bien.
    Je commente mal aussi parce que je perds la mémoire, ce qui me terrorise. Je perds la mémoire et les mots.
    J’ai fait une recherche Google sur le blanc de 52 signes (sur mon téléphone). Ça a donné un résultat qui n’était pas très parlant.

    • « Jusqu’à quel point peut-on imaginer que les freins, les obstacles à l’écriture participent de sa mise en œuvre, de sa montée en puissance, comme le retardateur d’un appareil photo peut le faire et son déclenchement toujours surprise ? »

    • C’est un clavier qui devait ressembler à un ordinateur des années 80… un MO5 ou TO7. Ca remonte un peu… — Je n’ai pas non plus une très bonne mémoire, je compense avec un peu d’imagination pour rejoindre les souvenirs qui s’agglutinent et font comme s’il n’y en avait qu’un. — Oui, Derrida et ses syncopes formatées à 52 signes, sur le Net ça doit être difficile de trouver une référence (j’ai fait chou blanc moi aussi jusqu’à présent). — Merci Véronique (et non : il n’y a pas de mauvais commentaire)

    • Il n’y a qu’un seul et même texte à chaque fois, c’est simplement qu’il est coupé en plusieurs parties dans et par les notes. 4.1 renvoie donc au texte dans son ensemble, je n’ai pas besoin d’intégrer un lien pour les autres fragments — sauf si je trouve le moyen de renvoyer directement aux fragments concernés).

  5. « Sauveterre : pour un supplément à L’Atlas des mondes imaginaires ? »
    Tu as raison, tout tient des les cartes et l’obsession pour moi de leur(s) superposition(s) successive(s) où la fiction (incarnée par Emile Gaboriau, par exemple) devient la clef d’entrée indispensable à la lecture réelle de la ville de J. aka Sauveterre.

  6. numérotation des paragraphes : j’aime ce qu’elle indique de l’itération, du + 1, de l’1 en plus, de la machine pensante, jouissante pensante. de ce qui s’accumule, de l’un qui chasse l’autre et de ce qui se répète, de l’infime et des infinies variation(s). ce qui traque la répétition, ce qui compte, l’intelligence en moins (ce qui compte s’atteindrait par hasard)
    j’aime aussi l’humilité de ça, ce qu’elle désigne du non-sens, ce qu’elle autorise aussi, mine de rien.
    François parlait au zoom d’hier d’excès. je pensais à une mesure à l’excès, se mesurer à l’excès, une mesure de l’excès, un excès mesuré. affrontement certes à l’excès, mais par l’écriture, mise au sol de l’adversaire. l’écriture fixe, ralentit le flot, le flux.
    face à la démesure, la mesure des paragraphes, la prise un par un.

    • Voilà une réflexion à laquelle je ne saurais mieux dire, et qui fait un beau numéro de pensée comme je les aime. Poursuivre dans le sens de la critique le plus loin possible, non pour la faire tomber, mais pour retrouver le sens plus profond, peut-être, de ce qui est critiqué. Très salutaire. Merci Véronique !

  7. je viens me perdre chez toi, avec délices, souvent sans laisser trace de mon passage, je viens grignoter une note ou deux comme une petite souris qui se carapate au moindre bruit
    ta gigantesque toile savante dans laquelle j’ai retrouvé un « tu »… mais qui c’est ?
    il faudrait que je me noie davantage pour le savoir, alors je reviendrai…

    • Je, tu, il… (elle, plus rarement), moi aussi je me perds parfois avec le personnel. — Mais viens quand tu veux, quand tu peux, grignoter, avec ou sans trace. J’ai le même défaut, fuite comprise quand ce que je lis fait trop de bruit pour ne pas se remettre l’ouvrage sur le métier. — Je comprends aussi qu’une souris préférera toujours aux notes de papier une bonne cucurbitacées 😉 Impossible de lui en vouloir. Il m’est bien arrivé de préférer jouer à cache-cache avec des ragondins dans un lit de rivière à sec.

  8. Rétroliens : #enfances #05 | photo de famille – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

  9. Rétroliens : #enfances #03 | La renverse – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

  10. Rétroliens : #enfances #07 | Fort du Caisson – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

  11. Rétroliens : #enfances #08.1 | Bonhomme de feutre – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

  12. Rétroliens : #enfances #08.2 | Parc du pré – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

  13. Rétroliens : #enfances #08.3 | Béquille Bécot – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

  14. Rétroliens : #enfances #09 | Tohu-bohu de chambre – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

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