#enfances #09 | Tohu-bohu de chambre

Tohu-bohu. C’est le mot qui lui vient à l’esprit s’il devait qualifier sa première chambre d’enfant, celle dont il ne reste presque aucun souvenir mais demeure pour cela même, peut-être, la chambre de la mémoire naissante. C’était d’ailleurs pas une chambre, juste une pièce à vivre. Et c’est pas vrai, il y avait bien un abat-jour, une espèce de plat : « une grande assiette blanche, bleutée, renversée, aux rebords ondulés comme des vagues, et l’interrupteur à côté de la porte d’entrée, du côté de la cheminée, en plastique noir | porcelaine, avec bouton à rotation qui fait un bruit de verre pilé | bouton levier en laiton, et le fil électrique courant sur le mur, un autre plafond le long du chevron apparent. »

Et le paravent, pure invention. Peut-être provient-il de chez la cousine Séverine, de sa chambre où on jouait à Qui est-ce ? sur son lit, comme un lit de camp, une couverture vert pâle, dans un espace étroit, à peine plus large que la fenêtre qui donnait sur la terrasse (un petit salon de jardin en bois, un parasol, où on allait goûter, du pain au chocolat, de grands verres de Tang Orange acidulé), à peine plus large que le paravent en bois aux étranges motifs chatoyants et volubiles. Le rideau bleu ciel à grosses fleurs, un mélange des gros motifs floraux de l’armoire | penderie en tissu à zip et du lourd rideau bleu à œils de paon de la chambre de Ben. Un rideau psychédélique qui servait de support pour le son et lumière, rock à fond, de l’espace sono et masquait derrière l’espace nuit : « lit bateau dans un coin, matelas épais à gros couvre-pied rouge bordeaux, une cheminée bouchée, manteau marbré et sa rangée de cassettes vidéo — avec le temps une petite bibliothèque devant la cheminée, puis un placard, mais la rangée est restée —, l’armoire massive pleine de linge touchant presque le plafond, des plaques de polystyrène zébrées, une fenêtre sans volet donnant sur un géranium. »

Où se trouvait le lit de ses parents ? Forcément là, à côté, au pied du lit à étage au fond de la pièce, tubulure bleu ciel, où il dormait, en haut contre le mur. Pourquoi du bleu comme ça dans cette pièce ? Quand il déménagera chez Lulu, il sera bien marron, le lit à étage : « dans le coin de la chambre et derrière le chai, un coin de mur froid, une plaque de salpêtre, à côté du grand lit, une table de chevet en bois entre les deux, réveil à oreilles clinquantes et grincements de charançons, la corde à tirer pendant le long du mur pour allumer ou éteindre la lumière, une ampoule sans abat-jour, et une croix en bois brun assez large, une autre plus petite sur la petite cheminée au milieu de la chambre, à gauche, un crucifix, Jésus gris sur une croix noire, des bibelots sur le manteau — dont une vierge blanche remplie d’eau bénite, sa couronne pour bouchon, un scapulaire à liserés bleus flottants, une boîte musicale en forme de Sacré-Cœur | Mont Saint-Michel en plastique chromé, avec un bouton à rotation derrière pour une ritournelle traditionnelle aiguë et métallique, mais laquelle ? une poupée assise peut-être, quoi d’autre ? —, la cheminée est bouchée par une plaque en bois dans lequel s’enfonce le tuyau d’un petit poêle à bois en fonte devant — et combien de fois on s’est brûlés à la plaque vitrée, écran devant lequel on restait parfois à regarder les flammes danser —, en face une grande armoire en bois marbré, verni, avec un grand miroir pour discuter ou se disputer avec celui | celle | prince·sse | sorcier·ère | monstre qui se cachait sous les vêtements trop grands, troués parfois (odeur poisseuse), de la petite armoire à côté de la cheminée aux portes coulissantes, et dans la penderie à s’enfermer dans le noir, se faufilant au milieu des vestes, pantalons, robes, mites — une chambre à chemise de nuit ? —, ressortir nu·e comme un ver, à se glisser sous la pendule en face, derrière la porte — clef en main pour la remonter les poids en forme d’obus, les chevauchant, s’élevant avec eux, jusqu’au cadran à s’accrocher aux aiguilles tournant en sens inverse —, ou sauter par la fenêtre en face du lit — dehors quel soleil ! »

Je crois qu’il y avait aussi, sur le conduit de la cheminée, un portrait en noir et blanc de la mère de Lulu, la mère Fissou. Elle devait avoir une vingtaine d’années, vingt-cinq peut-être. Et elle se trouvait dans la chambre d’à côté qu’il fallait traverser pour sortir de l’espace nuit, avec soixante, soixante-dix de plus, installée dans un fauteuil avec Al Zheimer, qui prenait sans vergogne de plus en plus de place, et jusque dans son lit pour finir. La saloperie ! ça dans un petit lit en fer qui couinait au moindre mouvement, et elle arrêtait pas de bouger la mère Fissou, et va savoir ce qui l’animait comme ça, ce qui la hantait pour brasser du vent comme ça, à montrer du doigt va savoir quoi au plafond avec des mots inconnus, souvent en forme de plaintes et de râles, on aurait dit, à geigner… Des années durant, ce lit contre un mur porteur derrière lequel se trouvait la cheminée, chaud l’hiver. Et le petit lit de Lulu au fond, calé dans un coin, la tête contre un mur de briquettes qui s’effritait et on sentait de petits courants d’air. Un petit lit en bois clair au cadre sans réel chevet, un matelas en mousse fin, presque un lit de camp. À côté, la table de chevet assortie pour un verre d’eau et des plaquettes de médicaments. Un petit placard dans l’autre coin, une télé dessus. Et dedans il y avait quoi ? Au moins le décodeur. Et quelque part, plein comme vide, le puissant pot de chambre.

Au milieu de la pièce à vivre c’est bien une table en formica, mais les chaises n’étaient pas molletonnées, pas en skaï, pas fendues. Elles étaient soit assorties à la table, assise et dossier à bords ronds en panneaux de particules plaqués en blanc, bleuté, des pieds de métal chromé et toujours un dans le vide sûrement, chaises à trois pattes. Soit paillées. Et sur la table, va savoir pourquoi cette image, une bouteille de bière brune, un litre. Et d’où lui vient aussi cette chaise à l’assise rouge moelleuse bien que crevée, de la mousse jaune ressortant de la plaie ? Y avait-il un buffet dans un coin ? La cheminée était toute simple, sans bûcher, à même le plancher on aurait dit, aux jambages hauts et fins, frêles presque, et comme retirés au plus près du mur, supportant un manteau squelettique et sa corde à linge. Une cheminée effacée en somme, et d’ailleurs il n’y a pas de feu. Où se trouve le feu ? Qui l’allumait ? Maman ? Papa ? Mais eux aussi, ils sont où ? Y avait-il une grille de protection ? Au moins pour le petit Miraut, tout fou. Et la tortue, sous une des deux fenêtres. Comment elle s’appelait ? La tortue, dans un bac avec de la salade. Quelques feuilles.

notes sur l’établissage du texte

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

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