#enfances #05 | photo de famille

notes sur l’établissage du texte

La photo se trouve à portée de main, dans une grande enveloppe de papier kraft glissée au bout d’une rangée de la bibliothèque entre le dernier livre renversé sur la gouttière et le montant en bois. Sur la façade ensoleillée du chai, entre des volets en bois fermés et une niche, se détachent trois silhouettes assises au pied du mur sous un cep de vigne nu qui zèbre la façade comme un éclair, s’élevant droit pour virer d’un côté en zigzags. Il y a là son oncle, jeune mécano en bleu de travail, sa mère, pas encore majeure peut-être, elle porte un pull sûrement bariolé et une jupe, chose qu’il ne lui a jamais connue, et entre les deux, serré, mains sur les genoux, son autre oncle, un enfant. Ils sourient. Il le sent. Il devine les traits. Car la photo est mauvaise. Elle est floue, elle a viré au sépia, il est moucheté de points blancs. On n’aperçoit pas les yeux et les pieds sont fondus dans l’espèce de bouillonnement en noir et blanc des plantes longeant le mur. Les mains ont l’air de moignons, de membres fantômes. Mais il sent, il sait les sourires.

Et quand on montait dans le marronnier en face. De branche en branche, le plus haut possible, ou se suspendre, se balancer, la tête en bas. Le grand bac à côté du puits, son fond d’eau gelée pour une mini-piste de glace. Un, deux, trois, quatre | cinq, les coups de la pierre sur la paroi du puits en tombant. Le cercle blanc au fond, avec une tache noire, qui se trouble | s’ébroue | s’ébruite. Les flaques d’eau gelées qu’on brise. Enfiler les bottes des grands. Marcher avec les galoches du père Fissou, à faire claquer les cailloux.                                                         À cache-cache dans le chai, à se faufiler entre les barriques, à se glisser sous les tonneaux, à se hisser pour retomber dans le foudre. Par la trappe dans la cuve, le noir total, la voix dedans, l’écho vibrant | timbre | fibre de la voix. Le barricot de vinaigre, le robinet couinait. La tête sous la presse où le jus de raisin ruisselle pour en boire un peu, les joues et les cheveux collants, sucrés, acides.                                   la tranche de pain grillé | la crème du lait dorée | la couche de sucre en poudre                                                                À jouer au ballon contre le mur. Une balle de tennis, une balle rebondissante multicolore, l’extension du chien en l’air. Coup franc, du carrefour, à trente mètres de la porte de garage : arrêt de la boîte aux lettres ! S’éclipser dans le garage, se glisser dans la 4CV | R10 | R12, manipuler le volant, manier le levier de vitesses, actionner les boutons, les molettes, passer en vitesse lumière. Dans la Gordini, suspendu aux tubes.                 Les tas de cartons dans le grenier en reconfiguration permanente de cabane | palais | blockhaus, avec une malle, une cantine, un rouet cassé, un sac plein de mousse, le garde-manger, un tas de fringues, une collection de journaux, des draps mités pour une tente de Touaregs | un tipi.                          Pour quel totem ?                                                         Les cartes postales des vacances. Les cartes de Noël, la montagne, la forêt, un chemin, un chalet, la neige, pour une histoire furtive sur un fond noir en ronde-bosse et des grains argentés, bris de glace sur le bout des doigts. Les images d’Épinal du calendrier du facteur, les petites cartes en deux ou trois couleurs des villes du coin. Dans les lettres de Lulu, un dessin. Un petit bonhomme en coquilles de fruits de mer. Parfois un chien. Et toutes les guirlandes qu’on se met autour du cou, quand ça frémit | frétille | frissonne | feurlasse. La mousse pour la crèche, fraîche, tendre, joufflue, au pied des arbres. Le murmure de la rivière. Le moulin en bois pour un filet d’eau, emporté à la première vague de pluie. Le cerf-volant en forme de losange au-dessus des arbres, pendu au fil du téléphone. La remontée du cadran rotatif jusqu’à la butée, avec le doigt, le bruit des impulsions, des chiffres et des lettres.                                                                                Croque-vacances | Speedy Gonzales | Dare Dare Motus                                                                 Dans l’écurie qui tombait insensiblement en morceaux, dans l’étable, sous un hangar | « sous l’balet », sous une tuile : ces trois têtes noires au bec jaune, à piailler, « à bader la goule ».                                    Dans la chambre à lumières et couleurs, les spots, les néons, les tubes, en rythme avec la musique. Le crépitement du saphir au début du microsillon. Et quand on sautait, le rebond sur le disque, la chanson fendue | rayée. S’enrouler dans l’épais et grand rideau à œils de paon, caché, disparu. Au fond des armoires entre les robes et les pantalons, enfermé, entre un peu de poussière et un sachet de lavande. Les vestes flottantes, les robes fantômes. Au fond des tiroirs, les bricoles des tontons, de maman, mamie, les enfants d’avant | d’antan | du temps. Le bureau à tambour.                                  Le chien sur ses gardes, pattes avant écartée, le chien qui détale, le chien qui ne veut pas lâcher le ballon crevé | la balle | le vieux torchon | la penille | une godasse. Les tout petits chiens dans le chai, les gémissements | couinements, à se pousser, se marcher dessus. En pelote à l’heure de la sieste.                                             la tête sur les genoux | des miettes de pain sur la joue | « à confesser les guerlets »                                          Les grands albums photo, le rouge et le vert, les clichés en noir et blanc, les bords dentelés, un mot illisible au dos. Les lieux d’ici avec des voitures anciennes, des visages disparus, des chiens inconnus, les enfants qu’on devine.                                                       Qui pour la photo ?                                                      Les vieux autocollants de foot sur la porte de placard. Les doigts dans le Vicks. Les Eaux de Cologne, rose, vert, bleu, pastels. La main dans la graisse à traire. Pétrir la pâte collée aux doigts. Le goût de farine et de sucre, l’odeur de fraîchin un peu écœurante. Faire le flan tout seul, passer au four de la cuisinière. Les bûches par la trappe, la danse des flammes jaune orangé. La braise rougie à blanc quand on souffle, souffle, souffle.                                                             Flocons de neige par la fenêtre. La gelée saupoudrée sur le sol brillant, scintillant, la moire du soleil dans les branches nues. La dentelle d’ombre flottante, le balancement des branches. Les têtes courbées des peupliers. Le frétillement du feuillage, les feuilles en face claire | sombre | claire | sombre | claire, ou la moire du vent. Le tourbillon de poussière | la sorcière.                                             Le tiroir sous la fenêtre, le nécessaire de couture, des fils de toutes les couleurs, les dés à coudre sur tous les doigts d’une main. Caché sous l’évier, à côté de la bouteille de gaz. L’odeur de lessive. Le paquet Bonux, la main dedans à la recherche du cadeau, toute blanche.                                      au coin du feu à tisonner | la grille sur la braise | chapeaux chinois au beurre                                                    Pieds nus dans la remorque remplie de grains de blé. À sauter dans les bottes de paille, de foin. Les déplacer, faire un trou, construire un mur | rempart | château, bataille de tirs à l’arc. Repli | disparition par la trappe du râtelier. La soie du museau des vaches, le souffle de Margot dans le cou. Dans la narine noire, humide, brillante, sa langue rose et râpeuse.

Un souvenir, comme ça, en appelait un autre, en sautant d’un lieu à un autre, d’un objet à un animal, sensations, formes et couleurs mêlées. Ça avait l’air sans fin. Et ça débordait largement le cadre de cette vieille photo. De ce pied de mur sous le soleil, glissé là parmi eux, peut-être comme le rêve lointain et nébuleux de ma mère pas tout à fait sortie de l’enfance, il s’essaie à : « la cloche de midi | Dada tirant sur la corde orange | l’harmonium essoufflé | la chaire aux marches bancales, à monter | descendre | monter | tirer sur la corde | à la une à la deux | tirer | sauter | tirer | emporté | envolé | à vélo derrière Dada dans la côte | Pirate juste devant sur la petite route | à fond dans la descente vers la base | le vélo de course trop petit | la structure en bois du vaisseau fantôme | une toile de corde verte pour voile ouverte au vent | l’autre à cogner le montant métallique à grands coups | code | signal | appel du jour ». Mais comment bien saisir et organiser ces éléments apparaissant les uns après les autres et constituant une chaîne, une ligne, mais incohérente et pas simplement, pas véritablement une ligne mais, aussi, plutôt, un réseau épars dont les points nodaux, au fur et à mesure de leur apparition par libre association, seraient instantanément reliés et à ceux déjà présents, et à d’autres, absents en apparence, mais bel et bien là quelque part, en puissance ? Il avait beau feuilleter son recueil d’études sur les liste et effet liste, il ne voyait pas par où commencer. Le problème lui semblait aussi insurmontable que celui les astronomes cherchant à donner forme à l’univers quand le monde se trouve dedans, infime, pris dans la masse d’autant plus vaste et noire, extensible et rétractable en chacun de ses points, que les étoiles semblent briller à la même place pour toujours. La photo sous les yeux, il se souvenait la première fois, peut-être, où il l’a découverte dans son enveloppe, au fond d’un tiroir du bureau à tambour.

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).