#enfances #07 | Fort du Caisson

« Au fond du grenier, derrière le conduit de la cheminée. Ou bien tout au fond. La première fois ça devait être là. Ça devait être là qu’il l’avait trouvé. Au fond, où se trouvaient deux buffets de guingois, patinés, les portes entrebâillées aussi impossibles à fermer que difficiles à ouvrir. Des bahuts remplis de linge, de vieux draps mités, des couvre-pieds poussiéreux, et de la vaisselle fissurée et ébréchée. Des rangées de tuiles d’un côté, des chaises de l’autre, des caisses de grosses bouteilles et des cantines dessous. Des chaises paillées au dos défait, à l’assise éventrée, un pied cassé. Des cartons de magazines dessus, des Salut les copains. Le tout recouvert d’une grande bâche en plastique noir, d’une bonne couche de poussière et d’un grand réseau de toiles d’araignées qu’un courant d’air faisait presque toujours flotter, et d’une ombre perpétuelle, le volet de la lucarne étant condamné. Devant, un tas de planches | poutres | chevrons | tasseaux, instable, et un rideau de trois ou quatre sacs en toile de jute rembourrés d’on ne sait quoi, pendus à une poutre, en interdisaient aussi l’accès. Il a dû trouver l’espèce de pupitre, un caisson rectangulaire de bois à plan incliné, parsemé de trous, d’un côté ou de l’autre. Mais c’est contre la cheminée, au milieu du grenier, qu’il l’aura retrouvé la dernière fois. Avec, dans les trous, un rétroviseur fissuré, un gros entonnoir en aluminium, des lampes | tubes de TSF, une manivelle, deux clignotants orange et un gros feu rouge attachés à de petits piquets | barreaux, une baguette de bois fichée dans une guenille trouée pour drapeau, un petit parapluie bleu, des dominos en bois et de vieilles pièces disposées ici et là, quelques trous restants. Ce n’était plus un pupitre, mais une console. Table de mix | réglage | calibrage | étalonnage | quantification | redimensionnement, et presque tout le grenier réaménagé au fur et à mesure de la construction sans cesse modifiée, agrandie, de cette table et de la découverte de fonctions nouvelles, toujours plus précises peut-être, liées à ce qui venait s’agencer autour du caisson, graviter autour de la pierre chaude du conduit de cheminée, l’hiver, dans le grenier des glaces, un portemanteau surmonté d’un drap pour une sorte de tipi, une table de chevet à un tiroir et quoi dedans ? un siège de voiture en skaï noir entaillé, le garde-manger rempli de vieux journaux, une lampe bancale dessus, abat-jour vert à fanfreluches, un pistolet sans barillet, une corbeille en osier, un paravent à trous, un mini télescope, pour un coin salon : petite chaise en paille sans barreau, tas de boîte à chaussures et service à café avec verres dépareillés, des cartons de linge, de vaisselle, de revues, des bocaux et des cantines vides, une antenne de télé raccordée par un circuit de train électrique, une mini télé Radiola, une malle fermée à clef et quoi dedans ? dessus, une machine à écrire enrayée au ruban qui tache, et tout un complexe de cartons rapportés de l’autre grenier, dépliés, emboîtés, assemblés en galeries et vestibules, tunnels et sas, des trous pour judas et meurtrières d’où partaient des flèches en bois sans embout en caoutchouc, se fichant sec dans le fort d’en face, et les pendus aux toiles de jute. »

En lui, pendant qu’il écrivait ces lignes, se formait l’image du navire de Jason, le vaisseau Argo, doué de parole et de voyance, son mât étant fait du bois sacré du sanctuaire oraculaire de Dodone, où les prêtresses interprétaient, sous les chênes et le vent, le bruissement des feuilles. Les barres de lettres de la machine, doigts de fer emmêlés sous le double coup hasardeux d’une main pleine d’encre, puis d’un doigt, délivraient une série de caractères, une poignée d’initiales de mots et de signes pour une phrase, un message à reconstituer, un ordre à gueuler dans l’entonnoir pour toute une troupe fantôme en soi, aux aguets, mettant en branle un dispositif d’engrenages, de leviers, de ressorts, d’articulations à réinventer, d’un domino lumineux à une pièce sauteuse, du tipi de téléportation à l’arc électrique du parapluie, d’une page de journal froissée, éjectée, un signal, à la queue en trompette du chien télégraphe qui arrive en trottinant | piétinant | petassant et pimant d’un côté, flairant de l’autre, la truffe dans un recoin, aboyant, à la recherche d’un passage dans le réseau en carton, et Attention les gars, serrez les rangs ! cerbères en vol de coucou, je répète, cerbères en vol de coucou, deux unités fauves. Parez ! — Ouah neguène ! Ouah neguène ! Bien reçu. Plan bouclier quantique via maille code. Maille code, maille code pour armurier des boucles. Parez ! — Armure en boucle au bloc mon pote ! maille code actif, parez à barrer les parapluies, c’est parti mon kiki à Troie… un de Troie : q-e-t-d-c T.

notes sur l’établissage du texte

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

5 commentaires à propos de “#enfances #07 | Fort du Caisson”

  1. Rétroliens : #enfances #lire&dire | L’Heure de goûter (ou comment faire l’enfant) – 7 – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

  2. (et elle lisant ces lignes se trouve à l’extérieur de la ville dans le long pré-fabriqué à poules où se tassaient les décors en pièces, les accessoires, les costumes… les lampes . Elle les entend : Puck à Tristan ou Mélisande à Victor tandis qu’une guinde jetée des cintres, comme une drisse balancée d’un mât heurte son crâne… ). Beaucoup aimé voyager en « caisson « . Merci

    • Je me disais bien qu’il manquait deux ou trois ou d’innombrables choses. Je croyais que c’était dans les recoins flous et sombres de ma mémoire, mais non : c’est bien dans la mémoire des autres que ça se trouve. Merci Nathalie.

  3. qu’est ce qu’il ne faut pas faire pour voyager loin !
    en tout cas j’ai fouillé moi aussi et je ne sais pas exactement ce que j’ai trouvé dans ce dédale, un vieux garde manger rempli de journaux peut-être, aussi cette petite chaise sans barreaux qui m’a parlé soudain de l’enfance…
    tu nous conduis si loin et sans effort (cette fois…)

    • Sans effort, sans effort… à la lecture peut-être. Je serais tenté de dire que je ne l’ai pas fait exprès, mais vu le travail que ça m’a valu, quand même, non, je ne le dirai pas. — Merci Françoise.