#enfances #04 | angine blanche (la peur de rater)

Elle ne se souvient pas avoir été malade. Bien sûr, elle aura été malade, elle l’a été, il y a un vague souvenir des maladies enfantines – infantiles –, ces noms de rougeole, scarlatine. Il y a eu des oreillons, aussi. Les otites. Bien sûr les rhumes et les grippes. Et ses maladies se confondent avec celles que ses frères auraient eues. La contagion, les successions. Quand l’un en sort, l’autre y plonge. Mais si le souvenir de ces maladies est oblitéré, ce dont elle se souvient par contre, c’est d’avoir feint la maladie.

Elle n’était pratiquement jamais malade jusqu’à ce qu’elle trouve comment faire grimper la température du thermomètre. Il s’agissait alors de thermomètres à mercure. Elle ne sait absolument plus comment elle l’a découvert, le truc, pour faire monter la température. Ça marchait avec les boissons chaudes. Elle se souvient du mouvement du tissu qu’elle frottait sur le bout plus fin du thermomètre, contenant le mercure. Il fallait faire attention à ne pas le casser. Sa mère ne la surveillait pas.  Elle lui plaçait le thermomètre sous le bras, plus tard sous la langue – avant ça, ça avait été dans les fesses, quand ils étaient bébés -, et puis sans doute, une fois le thermomètre mis en place, se dépêchait-elle de retourner à ses occupations, à l’une de ses nombreuses tâches ménagères. L’enfant alors avait le temps de faire remonter la température. Cela prenait un petit temps à ajuster. Ça pouvait monter un peu trop et alors prudemment secouer le thermomètre pour la faire retomber. Il fallait décider. La température avait-elle encore monté ? D’un degré, ou deux ? Ou trois ? Ou bien allait-elle mieux, était-elle sur la voie de la guérison ?

Le médecin était appelé. Le médecin traitant, le médecin de la famille, Anne, la gentille Anne. Elle grimpait avec sa mère jusqu’à la chambre de Blanche sous les toits où elle l’auscultait. Blanche devait s’asseoir sur le bord du lit. Remonter la chemise de nuit ou le haut de pyjama. L’embout rond et froid du stéthoscope passé sur la poitrine. Ce curieux de geste du médecin, une main placée sur la poitrine plate de l’enfant et frappée de l’autre, toc toc toc, tandis que l’oreille de l’adulte se penche vers le corps de l’enfant, semblant guetter la qualité du son rendu par la frappe, le petit choc sur la poitrine. La bouche devait être ouverte, une cuiller utilisée pour maintenir la langue, les « Aaah » qu’il fallait faire. Être couchée ensuite, sur le dos. La peau du ventre palpée. – Ça fait mal ? – Non. – Et là ? Anne finissait par prononcer son diagnostic : angine. Un certificat d’absence d’une semaine était dressé. N’est pas autorisée à suivre les cours. Angine blanche. Blanche en fut étonnée la première fois. Puis elle s’y habitua. Elle avait à chaque fois une angine blanche.

Et elle passait la semaine au lit. Elle écoutait la radio, lisait, probablement beaucoup, dormait, rêvait. A force de rester couchée, elle se sentait bien un peu faible et la comédie de la maladie n’était pas très difficile à faire. Elle ne devait pas se lever pour manger, sa mère lui montait un plateau. Elle mangeait, léger, seule. Probablement était-elle amenée à se lever pour rejoindre la table dès que la température avait suffisamment baissé et qu’elle se sentait suffisamment bien. Elle attendit, attendait des visites. Regarda beaucoup les étagères du joli rangement peint en blanc, qui longeait son lit sur toute sa longueur et comportait divers bibelots, sur l’étagère supérieure un grand cheval noir et sellé de brun, à hauteur de ses yeux, son réveil mécanique avec un petit personnage dont la tête oscillait au rythme des secondes. Quelques livres de la bibliothèque Rose et Verte. Les anciens livres de la Comtesse de Ségur. Elle se souvient des premiers romans russe découverts, Dostoïevski, Tolstoï. Ca, c’était plus tard, et ils ne se trouvaient pas dans sa bibliothèque, mais celle de sa mère, de ses parents.  

Il y eut une période où elle fût autorisée à dormir dans la chambre de ses parents. Sans doute, l’avait-elle demandé. Elle se couchait à la place de sa mère. C’est à ce moment-là, probablement, qu’elle en était venue à fouiller son armoire. Couchée sur le dos, il arrivait parfois que le temps soudain semble se ralentir. Elle entendait le temps passer au ralenti. Elle l’observait, dans l’espace autour d’elle, chacun des objets sur lesquels ses yeux se posaient. Son corps alors se mettait à s’agrandir, des morceaux de son corps, qu’elle percevait plutôt dans l’espace, lequel s’ouvrait en elle, dans son corps, et par-delà, tout à la fois dans la chambre et contenant l’infini,  certaines parties disais-je de son corps paraissaient se gonfler, tels des baudruches, puis se dégonfler pour aller remplir une autre partie de son corps. Elle flottait ainsi dans l’espace. Parcourue par ces mouvements lents de gonflements et de dégonflements qui allaient successivement occuper diverses parties de son corps. C’était agréable. Elle l’observait les yeux ouverts. Toujours, cela s’annonçait par le ralentissement du temps, et cela durait. Elle n’était pas pressée que ça s’arrête. Elle en parla à sa mère qui lui dit que c’était probablement la fièvre. Or, elle n’avait pas de fièvre, cela elle le savait. Ce ne lui fut jamais inquiétant. Cela n’arriva, pense-t-elle que là, dans ce lit de ses parents, à la place de sa mère.

Bien plus tard, un soir, alors qu’elle était seule au lit, dormant elle aussi, comme sa mère, du côté gauche, elle avait alors bientôt quarante ans, cela revint. Elle avait pensé à un truc précis, et c’était revenu. Elle avait pu à nouveau l’observer. Magique.

A un moment Anne, la femme médecin, parla à Blanche d’une opération des amygdales. Elle choisit d’accepter l’opération, ce qui lui permettait de décider que cela suffisait, qu’il fallait qu’elle retourne en cours. Cela avait duré deux ans certainement. Peut-être trois. Les trois dernières années de l’école primaire. Elle se souvient des moments où elle revenait à l’école. De ses retours, de l’accueil de la classe. Elle se souvient des galères pour récupérer les cours. Les cahiers qu’il fallait demander à prêter. – Tu me prêtes ? Je le recopie, je te le rends demain. Il lui semble qu’au début son amie était très empressée de l’aider puis qu’elle se fit réticente. La peine qu’elle en éprouvait. Il fallait demander à d’autres. C’était si difficile. Une année, elle fut si souvent absente, qu’à la fin du dernier trimestre, il y eut un conseil de classe pour savoir s’il était possible de la faire passer de classe. Elle avait été absente plus de la moitié de l’année. Ses résultats étant suffisamment bons, elle put passer à l’année suivante. C’est là probablement qu’elle se décida à arrêter, à en finir. Et se laissa opérer. Au sortir de l’opération, elle reçut une crème glacée.

L’histoire ne s’arrête pas complètement là. Il dut ensuite y avoir un moment où elle eut encore besoin de la maladie et feignit des douleurs au ventre, telles qu’elle se retrouva auscultée en urgence à l’hôpital. Là, couchée sur le dos, les jambes manipulées, pliées et dépliées, elle eut l’intuition des moments où il fallait dire qu’elle avait mal et fut opérée quelques jours plus tard de l’appendicite. Son père, alors absent, sur un joli papier avion bleu, si fin, un peu transparent, lui écrivit une lettre qu’elle lut dans son lit d’hôpital : Est-ce que le Docteur Bouquet ressemble à un gros bouquet ?

Le plus souvent, ces absences lui servaient à éviter les interrogations, les examens. Elle avait trop peur de rater. C’était pourtant une bonne élève, toujours deuxième de classe. Elle n’aimait pas beaucoup non plus les cours de gymnastique. C’est tout ce dont elle se souvient concernant les maladies d’enfant.

Son petit frère, lui, le cadet, était sérieusement malade. Devenu asthmatique vers l’age de 4 ou 5 ans. Il avait failli mourir quelquefois.

Ah non, elle se souvient également que son premier frère, arrivé alors qu’elle avait deux ans, le puiné, était né avant-terme, très malade. – Il ne va pas vivre, avait dit son père. Longtemps traité par des piqûres qu’une infirmière venait faire à domicile, il survécut, guérit, et la rejoint alors dans sa chambre.

Après cela, elle ne fut plus jamais malade. Tout du moins physiquement. Une santé de fer.

(Il n’est pas sûr cependant qu’elle soit jamais sortie de ce lit-là, où elle passait des heures seule, à lire, rêver, attendant de rares visites, éprouvant peu, mais se gardant des examens. Il n’est pas sûr qu’elle l’ait jamais dépassé.)

A propos de véronique müller

même si je perds le fil, je m'en sors plutôt bien mal.

3 commentaires à propos de “#enfances #04 | angine blanche (la peur de rater)”

  1. ton titre m’a frappée (j’en souffrait souvent quand j’étais « jeune fille », cette gorge sans cesse enflammée, un symptôme flagrant…)
    mais comment feindre l’angine ?
    les « probablement » rythment ton texte comme des suppositions qui construisent le récit et nous laissent dans l’incertitude, contribuent au flou encore autour du personnage
    je m’interroge sur ce besoin de mettre du gras dans le texte… comment pourrais tu faire autrement ? pourquoi ces mots-là ? quel sens ? ne pourrait il pas être contenu soutenu dans le texte-même ?

    autant de petites choses en retour qui rejoindront peut-être tes propres questionnements et tâtonnements…

    • La feinte de la maladie : elle disait sans doute qu’elle avait mal à la gorge ou aux oreilles. Mais surtout elle faisait grimper la température du thermomètre, c’est ça qui trompait le médecin. Et l’amenait a voir des maladies où il n’y avait pas.

  2. Bonjour Françoise ! Merci pour ton passage.
    Angine blanche, oui. Ou otite encore, ai-je lu dans une première version de ce récit (il y a 10 ans…)
    Cela ne se feint pas, non. D’où j’en déduis qu’elle voyait une là angine où il n’y en n’avait pas. Il n’y a pas d’autre explication. Car je ne souffrais pas de la gorge et je n’avais pas de fièvre.
    La seule fois où j’ai vraiment souffert, elle ne m’a pas crue, et je me suis retrouvée quelques jours plus tard avec une otite interne extrêmement douloureuse.
    Les « probablement », OK, je vais relire le texte en ayant ça en tête, merci.
    Parce que pour une fois, rien n’est flou. C’est très factuel, ce texte.
    Le gras. Oui, je suis persuadée qu’on ne me lira pas et j’essaie d’attirer l’attention du lecteur sur certains éléments… C’est vain, sans doute. Et peut-être dérangeant.
    Je pourrais y renoncer…
    Merci Françoise !