# enfances | #06 silence

Il reste la voix jeune je ne peux pas entendre la dernière voix je crois entendre une voix mais c’est un visage que j’entends. Le visage sur cette photo. Les photos se bousculent sans que je les aie appelées, là à côté de la chienne tous les deux, là en vacances son short sur des jambes maigres, celle de la communion ou celle du mariage. La dernière photo aussi agrandie et multipliée pour se souvenir, les pommettes rouges dérangeantes. Je crois entendre une voix mais je ne distingue pas de mots. J’en veux à cette voix qui n’a pas averti, pas appelé, pas réclamé, retenant un fleuve bouillonnant dedans découvert trop tard rien n’est passé par ta voix, garder en toi l’indicible. Je me souviens de la voix de celui qui ne parle pas, une voix sans intention d’en dire plus, évitant les mots du sensible, du sentimental, comme méprisant ces mots inutiles. Les cris de la colère sont restés parce que rares ou parce que violents ou parce que j’ai retiré les mains de mes oreilles ou parce que je n’avais pas les mains sur les oreilles ou parce que ce n’était pas pour moi cette colère parce que la colère était contre lui elle ne sortait pas souvent et elle était contre lui. La voix de colère je ne comprenais pas les mots. J’ai détesté la voix qui parlait à mon adolescence la voix raisonnable la voix de l’évidence la voix qui sait la voix que je n’arrive pas à contester trop puissante pour laisser la place. Pas un registre grave plutôt un peu nasillarde et ce débit si rapide. Pour manger les mots. Ne pas être entendu. Une voix de l’utilitaire, du pragmatique, du concret. Pourtant je n’ai pas rêvé cette longue histoire racontée à la fin des diners, tout le monde suspendu à tes lèvres, une métamorphose le temps d’un conte, ta voix ici douce, lente, ménageant ses effets, ses silences, j’ai oublié l’histoire, je crois n’en avoir jamais compris le sens soit à cause de mon jeune âge soit à cause de ma surprise en découvrant cette voix comme un secret. La voix qui n’a pas dit ce que je n’ai pas entendu, comment entendre ce que la voix n’a pas dit, finalement je n’ai rien entendu et je n’ai rien compris avant que tu te taises brutalement et là c’est comme si la voix pouvait enfin se faire entendre librement.

A propos de Isabelle Charreau

j’arpente plus facilement les chemins de terre que les pavés de la ville, je fréquente l’atelier pour le plaisir comme des gammes, sans projet de partition