#enfances #08 I Un puzzle ?

Longtemps je n’ai connu de l’argent que sa version Monopolysée. Liasses de papiers blancs d’une taille standard de billets de banque, sur lesquels sont déclinées au milieu d’un graphisme serré et coloré les sommes de cent en bleu, cinq cents en rouge, mille en gris, cinq mille en marron et peut-être… dix mille en violet, et cinquante mille en rouge.  Nulle part il n’est question de francs ou de dollars ou de livres mais c’est évident pour nous quatre que ce sont des francs. Bien rangés dans une boite en carton avec des petites maisons en bois teinté vert et des maisons plus grandes, rouges, censées représenter des hôtels. Maisons et hôtels de Paris. D’un Paris qui se limite à une vingtaine de rues et quatre gares. Et ce sont les gares qui me fascinaient. Là étaient mes seules ambitions – posséder une gare – tandis que nous étions installé.e.s sur le tapis en sisal de la chambre des enfants. (Les parents prenaient l’apéritif). Posséder une gare… une gare à Paris ! C’était se donner les moyens de partir… mais ma patience au jeu s’arrêtait dès que j’avais obtenu gain de cause. Les maisons s’accumulaient sur le plateau créant des conflits entre propriétaires et moi je me retirais en attendant de passer à table.

Si je devais parler des plaisirs de la table je pourrais en faire un livre assez conséquent mais je ne pourrais parler de poireaux. Pourtant le mot en lui-même emplit la bouche de sonorités rondes agréables à la cavité buccale… Poa – rô … cette écriture exotique éloigne le cauchemar, certes, mais le poireau a une odeur, a un goût, a une consistance. Et l’odeur frappe les narines, se répand dans le cerveau, excite les neurones de la répulsion, et aussi les autres, et la bouche ne peut plus être accueillante, elle se ferme, elle reste fermée et quand sous les menaces elle s’ouvre c’est pour un aller-retour du poireau. C’était le lundi. Chaque semaine.

Et chaque semaine, dès que l’école reprenait, reprenaient les essayages des vêtements de la grande sœur pour les réajuster à ma taille. A l’origine ils avaient été achetés solides et confortables, pouvant être utilisés sur plusieurs années. Le premier manteau qui n’était pas de seconde main qui m’ait été donné de porter était une authentique Canadienne beige, pour enfant de six ans – Coupe droite confortable – Toile imperméable de l’armée de l’air – Col chaud en mouton – Fermeture boutonnée finition cuir – tandis que commençaient à apparaître sur les pistes enneigées les premiers anoraks colorés qui permettaient de ne pas être engoncé.

A propos de Claudine Dozoul

Se balade entre écriture et pratiques artistiques diverses. Animatrice depuis longtemps d'ateliers d'écriture.