#été 2023 #07bis | L’effluve des jours

Odeurs du matin

  • La bouffe. La friture. Une odeur de graisse froide, de grillé. C’est les œufs sur le plat dans le beurre, saler, poivrer, parsemer de gruyère râpé. Il y avait donc un frigo quelque part. Dans une chambre de 4×4 m à peine, il devait se situer à côté de la porte d’entrée. C’était peut-être aussi les steaks hachés, la graisse qui a sauté sur la petite plaque de gaz, pas nettoyée, la poêle pas lavée, toujours dessus. Et quelque chose de plus sucré ? l’assiette et son reste de sauce bolognaise ? le pot laissé ouvert ? le reste de pâtes dans un fond de ketchup ?
  • Vite, un café. La petite casserole en inox remplie d’eau, le gaz qui souffle, les bulles qui se forment au fond et se détachent, la vapeur qui serpente, le temps d’étaler la serviette en guise de nappe sur le bureau en guise de table, de préparer le bol et la cuiller, de jeter un morceau de sucre et la poudre de café soluble, de couper deux ou trois tranches de quatre-quarts, l’eau à gros bouillon, la casserole en fumerolle. Éteindre le feu, laisser refroidir un instant. Et il y avait souvent cette petite peau laiteuse, crémeuse, à la surface du café fumant.
  • Les fringues (non, pas des habits, pas des vêtements, ça pue), bon à jeter. Mais comme on n’a plus que ça à se mettre, aujourd’hui on baignera dans le tabac froid. (Et un peu de bière sur le jean, encore humide.)
  • J’allais oublier le mètre carré des toilettes, en face de celui de la douche au bout du couloir à ciel ouvert. Les toilettes publiques qu’on partage à cinq cousins, plus la petite famille qui habite là, dans la maison où nos chambres devraient se trouver. Et c’est juste à côté de la porte d’entrée. Pas besoin de faire un dessin, on sait ce que ça peut sentir dès le matin, surtout le dernier à se lever. On peut être un peu étonné de la force des choses, et alors on peut s’arrêter de respirer un instant, et de reprendre par à-coups. Mais on est surtout surpris de ce qu’on peut voir et qu’il va falloir nettoyer aussi avec du papier, du bout des doigts. On reprendra bien un bol de café dans la chambre, avant la douche.
  • Le gel douche, on l’aimait bien citronné. Le shampooing, au miel, très moussant. Le rideau à fleurs grises, loin du corps. Mais l’eau chaude créait un appel d’air qui le faisait se plaquer sur les jambes, les fesses, le dos, et une brume, surtout l’hiver, qui rendait le miroir opaque, la serviette humide avant de se sécher. À se demander si le grille-pain en forme de petit radiateur, qui ne fournissait pas en chaleur bien que monté à fond et siphonnant sûrement les watts de l’ampoule blafarde, n’était pas au bord de sauter.

Odeurs du soir

  • La petite place derrière la Victoire, le début de la grande rue piétonne, le monde devant le MacDo, les sandwicheries, paninis, kebabs. On va chez Mon ami ! Le nom de la boutique on n’a jamais su, mais le patron : Qu’est-ce que tu veux mon ami… ? Et j’te mets quoi dedans mon ami ? salade tomate oignon… ? Et la sauce mon ami… ? Et voilà mon ami, pour toi… ! avec la broche derrière qui ne s’arrêtera de tourner sous le brasero que lorsque le bloc de chair suintant sera vide, avec le grand couteau fin et les morceaux qui tombent dans le pain fendu, la main gantée, d’un bac à l’autre, jetant les dés de légumes frais avec quels éclats de lumière sur l’inox et les vitres tachées ici, graissées là-bas par les brins de frites dorés dont le bain d’huile derrière ne cesse de bouillonner, crépiter, fumer à gros panache.
  • Alcool, tabac. Mais non. On ne les sent jamais mieux que le lendemain matin, après le petit-déjeuner et le brin de toilette, sur les fringues frappées à froid. Le soir, la nuit, de la Victoire aux boîtes, d’une bouffe chez l’un, chez l’autre, à la soirée de telle ou telle promo, on baigne dedans sans rien sentir, comme on plonge dans le flot des paroles en palimpseste, des mots croisés fumeux, des flux et reflux d’images, de signes épars, enchevêtrés, lacunaires, absorbés dans l’instant et dont il ne restera rien, sinon un vague souvenir, guère plus épais que le voile limoneux insensiblement déposé par le feu du tabac et de l’alcool sur les fringues, la peau, la langue.
  • Sinon la première gorgée de bière avec ME, en terrasse du bar qui fait l’angle à la Victoire. Happy Hour, une pinte. On regarde les gens qui passent, les véhicules qui tournent, les bus qui braillent, le panache de fumée qui vole vers nous. En attendant les autres.

Fadeurs (saveur)

  • L’haleine au réveil. Une haleine de fauve, certainement, mais pas pour celui dont la langue, chargée, baigne dans ce qu’elle produit. On sent bien quelque chose, un petit relent, une faible radiation de ce qu’on a bu, fumé, parlé à l’excès, mais c’est assez neutre, plat. Rien à côté du teint pâle, de la barre en travers de la tête, ou des braises dans le ventre. Rien à côté de la soif et de sécheresse de la langue.
  • Les pelles qu’on se roulait. Avouons-le : en soi, les langues entremêlées, c’est toujours un peu écœurant. Surtout quand tu penses à la vie qui fourmille dans chacune d’elles, qu’on se transmet et qu’on brasse et qu’on lessive à coups de salive, plus importante que tous les mots du monde réunis et l’infini des significations. Ce n’est pas ce qui pouvait empêcher l’un, soudain, en boîte ou dans la rue, au bout du jeudi noirs, d’essayer de forcer la langue de l’autre. Un jeu musclé et idiot de poursuite et de lutte, d’effluves d’alcool et de sueur, qui se payait, en sens inverse, d’une olive ou d’une punition identique au crime lingual.
  • (Avec ME, le seul muscle, la seule force en jeu, c’est la langue même. Est-ce que les petits tours qu’on faisait durer ravivaient, derrière le tabac, le parfum d’huile d’avocat des cheveux sur le visage ?)

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

5 commentaires à propos de “#été 2023 #07bis | L’effluve des jours”

  1. Une splendide et un peu beurk ! description de garçonnière… Il n’y manque que les odeurs de chaussettes et de sous-vêtements. Mais on sent bien qu’il y a de la retenue dans ce décor très incarné. On appelle une pelle une pelle et ça appelle du vocabulaire dont il faudra se dépêtrer plus tard pour écrire des poèmes. Qui sait ?

    • Je n’ai pas pensé à la garçonnière, mais j’avoue que je n’en suis pas loin, malgré moi. — Et forcément il en manque. Je suis passé trop vite sur les vêtements, mais ç’aurait été peut-être vraiment trop beurk, à force… — Ben oui, une pelle. Heureusement, je ne fais pas de poésie. — Merci Marie-Thérèse

  2. Rétroliens : #été2023 #lire&dire | L’été à la marge 12 – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer