# Comédies h #00 | Prologue

C’est revenu comme un coup d’arrêt paradoxal : ne me dis pas que j’avais oublié. Impossible d’oublier, la preuve : ça revient. Reste à creuser. Retrouver le moment, le pourquoi, le sillon creusé jusqu’à aujourd’hui. D’autant qu’hier encore, au téléphone, j’avais cette voix ayant traversé quatre-vingt-dix années à la force d’un désespoir si grand, qu’elle est arrivée jusqu’ici, rescapée généreuse, jusqu’à correspondre à l’instant de l’écriture. Rachel, ta voix, je pense à toi. Mais le livre revenant ? Pourquoi s’est-il trouvé là, en embuscade, au beau milieu de l’adolescence ? Il n’avait pas à être là, pour toutes sortes de raisons. Sans doute un best-seller de l’époque. Il se trouve qu’à seize ans je débordais et cherchais tout ce qui dépassait. Alors je l’ai lu en entier, parce qu’il était dans la maison, en transit sans doute, dans son format de poche. Facile à subtiliser, à dévorer. Comme est dévorante l’adolescence. Ce qu’il a ouvert à l’intérieur, je ne l’ai pas mesuré tout de suite. Bien sûr, la guerre avait de nouveau éclaté dans une partie brûlante du monde, on en recevait les échos, à travers les journaux, les questions liées au Moyen-Orient. Mais surtout, dans le livre, j’avais embarqué avec les exilés, peut-être parce que je me reconnaissais dans cet impensable voyage : avoir quitté une patrie pour une terre inconnue, même si présentée comme élue. Ma douleur, je la vivais, mais la leur ? Il fallait absolument que je sache. Et j’ai cherché, commencé à comprendre, en entrant dans la fiction. Il fallait que j’en apprenne davantage. A ce moment-là, on ne parlait pas trop, on accusait le coup. De la guerre, tout le monde avait souffert. La génération suivante allait se consacrer entièrement à la reconstruction, et le reste serait enfermé dans de lourdes parenthèses silencieuses. Adultes au bois dormant, drôle de bois. J’avais la chance d’étudier, la curiosité d’esprit grandissait en même temps que moi. La vie ensuite a charrié toutes sortes d’événements mais quelque part, le livre est resté en filigrane, relayé par la voix d’un grand chanteur. Et le mot clé, le mot titre : Exode. Quel mot ! Inconnu mais avec monde à bout portant. Pas d’Internet à l’époque mais le désir de savoir. J’ai feuilleté tout ce que j’ai pu, lu le texte biblique initial, réfléchi, puis la vie m’a entraînée apparemment ailleurs. Dans une Maison d’Enfants, pour commencer. Enfants cachés, arrachés au pire. Puis tant d’autres. Ailleurs, c’est ici. C’est comme si rétrospectivement, comme je le disais hier à Rachel, se reconstituait le flux de la prise de conscience. Quoi au départ ? Un best-seller ? La conscience elle-même ? Va savoir. Ce qui est certain : depuis, la vie m’a menée et enracinée dans la maison des enfants sauvés, et de là, à deux reprises, Auschwitz . Puis la Maison, toujours elle, vivante, un vaisseau plein d’enfants sans terre promise . Et la voix de Rachel hier : tu es notre petite sœur, tu portes ce que nous portons.   Tout cela a commencé par un roman, dérobé dans la maison familiale.  Jamais pu savoir qui l’avait lu avant moi.   

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

2 commentaires à propos de “# Comédies h #00 | Prologue”

  1. Christine, le paradoxe de lire ce qu’on a pas vécu, notamment les grands chagrins et les grandes souffrances, n’est rien comparé à celui de les écrire , et c’est le chemin de ce texte qui pose ces questions cruciales auxquelles tu nous invite, « qui les a lu avant (moi) nous », en écho à « qui les écrite avant nous »,
    Bonne suite,
    Cat

    • Catherine, je viens de lire non seulement ce beau commentaire mais aussi ceux dont tu as éclairé tous les autres prologues, dans un impressionnant compagnonnage à égalité. Et dans un deuxième temps, une image: tous tes commentaires détachés de leurs supports se retrouvent ensemble, dans une sorte d’entrelacs-tableau qui est aussi miroir.