#été2023 | La tempête du siècle

#00-La tempête

#01-Le terrier

#01bis-La grande enclume

#02-Une espèce de mère

#02bis-Dalle béton

#00 | La tempête

L’homme qui parle ne s’adresse pas directement à moi. Je ne comprends pas vraiment ce qu’il dit mais je ressens un malaise, une gêne face à son détachement. Dehors c’est la tempête. Je perçois que c’est grave. Nous n’avons plus d’électricité. Il fait froid dans l’appartement. Le vent souffle si fort qu’on a l’impression que les fenêtres vont s’ouvrir. J’ai peur. Maman a peur. Papa n’est pas rentré. Il est dehors en pleine tempête. Je referme le livre. Je le sers entre mes mains. Je me souviens de la couverture jaune et bleue. Du sable à ses pieds. De l’océan derrière lui. Il ne regarde pas l’horizon. Il ne regarde pas les vagues. Il porte un costume qui jure avec la plage et ça me fait du bien. Depuis trois ou quatre ans, je n’ose plus me mettre en maillot de bain parce que je me trouve trop maigre et que des filles du collège se sont moquées de moi à la piscine quand j’avais douze ans. Ce livre commence donc bien. Enfin quelqu’un qui me comprend. Enfin quelqu’un qui ose aller à la plage tout habillé. Comme moi.

En ouvrant le livre je remarque que le nom de Pougnand est écrit en haut à droite sur la première page. C’est le nom de famille de la mère de mon père. Ce livre appartenait à sa grand-mère. Mon arrière grand-mère. Elle est morte quand j’avais neuf mois. Il m’en a beaucoup parlé. Elle l’a élevé comme son propre fils. Elle lui a appris à lire. Je n’y avais pas prêté attention tout à l’heure. C’est étrange comme tout se mélange dès les premières phrases. Je dois lire pour essayer de ne pas trop penser à lui mais tout me ramène à cette foutue tempête. Je ressens l’angoisse de ma mère. Elle n’est pas comme d’habitude. D’habitude, elle l’aurait lourdement accablé. Elle lui aurait reproché son manque de franchise, de délicatesse à son égard. Au contraire, elle me dit que si mon père ne rentre pas c’est qu’il doit être au travail, que c’est un garçon sérieux, un homme de devoir et qu’il aide certainement les gens à se mettre à l’abri avec ses collègues. Que c’est son rôle, mais qu’elle le connait, il ne se mettra jamais en danger, il m’aime trop pour prendre le moindre risque. Je me souviens encore des premières phrases. Des larmes coulent sur ses joues. Je fais comme si je n’avais rien remarqué. Je reprends ma lecture. Maman est morte de peur. Alors je lis pour ne pas penser que papa pourrait mourir écrasé par un arbre. Étrangement, malgré le bruit du vent, l’obscurité et le monologue quasi incessant de ma mère que je n’écoute plus, je parviens à me concentrer sur ma lecture. Je veux lire ce livre même si je ne comprends pas tout. Je veux le raconter à papa quand il rentrera.

Il finit par rentrer vers deux heures du matin. Maman s’est endormie sur la canapé. Bercée par la tempête ou épuisée par l’angoisse. Mon père me fait signe de la main de ne pas la réveiller. Il me dit qu’il est tard. Que je devrais déjà dormir. Il m’embrasse sur les cheveux comme il le fait toujours et il part se coucher. Je regarde la lueur de sa petite lampe-torche s’éloigner dans le couloir. C’est presque surnaturel. On ne parle de rien. Il ne me raconte rien. On n’a même pas évoqué la tempête. Je lui chuchote très fort le titre du livre que je viens de lire. Il se retourne. Je crois qu’il me sourit. Cette nuit-là un homme est mort écrasé par un arbre à deux cents mètres de la caserne. J’ai pensé mon père va mourir aujourd’hui. Ou peut-être demain si le vent souffle encore. Enfin je ne sais plus très bien ce que j’ai pensé mais j’ai rouvert le livre. Je l’ai relu pour voir si la tempête allait continuer. Ça a duré longtemps. Je me souviens encore des premières phrases.

#01 | Le terrier

Un jour, Il a récupéré le bureau d’enfance du père. C’est une table modeste maculée de taches d’encre. Son grand-père a refait l’un des pieds dans un bois plus clair et un peu tordu. Il est bas. Ses genoux cognent contre le tiroir. C’est désagréable et la plupart du temps Il a mal au dos. Il doit se contorsionner pour trouver une position confortable. Il aurait pu acheter un bureau plus esthétique. Le genre « bureau d’écrivain » qu’on trouve dans les revues qui font des dossiers sur la panoplie des grands auteurs. Il n’en a jamais voulu. Ce bureau le relie aux motifs de son histoire familiale. 

Le terrier donne sur le jardin. On a l’impression que la pièce se loge dans le sol. C’est une maison de ville avec un coin de campagne à l’arrière. C’est là qu’il aime travailler. C’est là qu’il aimerait écrire. On a vue sur les remparts de la ville et la cathédrale. Tous les dimanches matins les cloches sonnent. C’est beau et ancestral. D’immenses arbres coupent la vue en deux. Il aime s’allonger sur le petit canapé-lit installé derrière le bureau pour les regarder bouger. Parfois il contemple la cime des arbres avec sa fille. Elle dit que les arbres dansent. Il a peint les murs en vert. Un vert végétal presque kaki. Il voulait faire entrer le vert du jardin dans son bureau. Son terrier. Comme une extension de la nature à l’intérieur. Au sol les vieilles tommettes lui rappellent que la maison en a vu d’autres. Il aime qu’elle soit pleine des histoires d’avant. 

Parfois il parle à son bureau. Il le personnifie. Il en fait un être vivant. Il a même pensé écrire une histoire sur sa vie. Sa naissance dans une forêt, la violence de la découpe, la curiosité de la transformation, sa renaissance en bureau et toutes les vies qu’il a croisées avant de se retrouver là avec lui. Il lui raconte souvent les histoires de timbre-poste et de forage du vieux Faulkner. Ils évoquent ensemble la maison d’enfance du père. Il vit en périphérie depuis qu’il est à la retraite, il n’a plus de logement de fonction. Il a dû louer dans l’urgence une maison située en zone inondable. Si la rivière déborde, ils devront dormir dans le canapé-lit. Il ne pourra pas le supporter.

#01bis | La grande enclume

J’écris des textes. Je suis obsédé par la forme. Le style. Le style c’est l’écart. Le principal sujet de la littérature c’est la littérature elle-même. Le poncif j’y vais tête baissée. Je fonce dans la grande enclume. Le grand chamboule-tout de la fête foraine c’est moi. J’y crois. Je les crois quand ils me disent que je suis le prochain Rimbaud. Je me hisse en avant sur mes godillots. La pointe des pieds c’est pratique ça permet de faire plus grand. Les premiers mots avec elle dans la grande place qui tourne à bord de l’eau j’y crois dur comme fer. Ça parle d’air, ça parodie — Prout ! avec des histoires de mains fraiches et sensuelles. Vous savez bien les oreillers au début. C’est tout en images et en allégories. En rimes internes et allitérations. La grande vie le grand style la grande littérature ! dans l’ordre que vous voudrez mais faut que ça dégouline ! ça dit l’air ses mains fraîches comme l’étreinte invisible et sensuelle d’une senteur automnale au cœur de l’hiver des larmes métronomiques sur la pente escarpée d’une nuque raidie par les heures d’insomnie passées à vouloir un tout petit bout du monde les marches enfin interminables rieuses aux regards silencieux mais pourtant éloquents un corps gisant se love dans ce calvaire aux allures de jeux du cirque il ne semble pas souffrir sa condition il regarde la petite princesse jouer à la marelle en faisant rugir ses couettes trop longues tel le fléau d’un barbare sanguinaire il passe ses mains burinées le long de ses cils en broussaille la valse de ses doigts le clapotis de ses pieds la cadence il hume l’odeur cramoisie des errances prochaines bientôt la brise légère empourprée dans ses chiffons indigènes soufflera le verrou de ses menues menottes au sol lui y verra la clef… argh ! quand est-ce que ça s’arrête ?… on n’en peut plus des textes comme ça… on aimerait bien écrire autre chose mais tout a déjà été écrit, déjà dit, les ponts sifflent on vous dit !

#02 | Une espèce de mère

La tige d’un jonc est droite et flexible. Elle s’arrache d’un coup sec. Le sol de la maison est constellé de fissures. Les rhizomes traçants ont permis aux bambous d’envahir la cour. C’est peut-être pour ça qu’elle tient encore debout. La porte est recouverte de condensation. L’hiver il faut mettre une guenille sur le carrelage et colmater les fenêtres. C’est une grande pièce à vivre avec une table de ferme vissée au milieu. Des chaises recouvertes d’un simili cuir bordeaux sont disposées tout autour. Dans un coin, entre le réfrigérateur et la panière à pain, le fusil du père est triomphalement rangé dans une housse en tissu marron. Ça sent bon le chien mouillé et la soupe paysanne. La cuisine révèle le potentiel du lieu par dissonance ; le petit salon de lecture où crépite un feu de cheminée, les vitraux de la porte d’entrée, les carreaux de ciment en damier vert et blanc, les moulures, les hauts plafonds fissurés, l’énorme escalier qui donne sur deux étages, les grands paliers vides, les six chambres, le plancher en chêne qu’il faudrait poncer, le grenier enfin. Pas du beau. Du vieux. Du solide. La roche sur laquelle est bâtie sa maison. Ici, dans le fauteuil, face à la fenêtre, elle regarde son fils manger. Son bras repose sur l’accoudoir. La télévision est allumée. Ils ne se parlent pas. Il dort souvent chez elle depuis qu’il fait des réserves. Ça lui laisse plus de temps loin de sa bonne femme. Elle se dit qu’il n’est jamais vraiment parti. Que c’est grâce à la maison qu’elle le tient sous sa coupe, qu’elle préserve l’essentiel. Tant qu’elle vivra, sa bru n’habitera jamais ici. Ou alors il faudra la tuer. Elle sourit. Elle incline son dossier. Les filles-mères sont de mauvaises mères. Tout le monde sait ça mais personne n’ose le dire. Elles couchent avec le premier venu et après elles viennent chialer quand elles sont en cloque. C’est comme ça. On ne dit rien de nos jours. On accepte tout. Il faudrait même les plaindre. À la télévision on nous rabâche tous les jours que les mères célibataires ont une vie difficile. Les mères célibataires n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Les mères célibataires se privent pour élever leurs enfants. Les mères célibataires souffrent. Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre. Les bonnes mères couchent avec leur mari. Point à la ligne. Elles ne baissent pas leur culotte devant n’importe qui. Il a fallu que cette petite trainée, cette salope de marie-couche-toi-là, décide de jeter son dévolu sur mon fils. Il avait quinze ans de moins qu’elle à l’époque. Il était mineur. Elle avait trente-cinq ans la garce. Et après on dit que ce sont les hommes qui sont tous des détraqués, comme si ça ne lui suffisait pas de s’afficher avec le cousin de la famille quand elle était gamine, il les lui faut tous, ces filles-là n’ont aucun honneur, aucune morale, c’est tellement excitant de se taper un petit jeune, alors le cousin du père de son bâtard, ça donne plus d’allure au tableau, et mon idiot de fils qui l’a épousée, on ne se marie pas avec une fille-mère, pire que du chienlit cette espèce-là, une fille-mère, et l’autre qui va témoigner à la télévision en mille-neuf-cent-soixante-huit pour raconter qu’elle est tombée enceinte par accident, c’est pas croyable des filles comme ça, elles pensent peut-être qu’on fait des drôles par l’opération du Saint-Esprit, on ne l’avait pas prévenue soi-disant, et puis quoi encore, on ne parle pas de ces choses-là, encore si elle s’était mariée avec lui, elle n’aurait pas accouché d’un petit bâtard, la honte de cette famille, mais il fallait qu’elle se venge, qu’elle prenne mon fils pour se rapprocher de l’autre et de son sang pourri. Moi je dis que ce genre de fille ne mérite pas d’avoir des enfants. Je suis d’une espèce de mère en voie de disparition. Elle regarde son fils assis à la place de son père. Elle pense à son mari. Elle fait son signe de croix.

#02bis | Dalle béton

On y accède en suivant une ruelle étroite et étouffante. Déjà on aperçoit le palier du premier étage qui surplombe le parc du lieu qu’ils appelaient entre eux le château. Des branches s’étendant comme des bras lui fouettent le visage, griffent ses joues, écorchent ses oreilles. Les fenêtres très hautes s’ouvrent sur les arbres. Au loin, derrière le mur en pierres de taille qui affleure l’étroit passage, par-delà le chien-assis qui fissure par endroits depuis le temps, il distingue nettement les mouvements circulaires de ses feuilles qui mouchettent le ciel de petites formes elliptiques. Le chêne est une masse aux proportions qui lui semblent gigantesques, avec toutes ses nuées tentaculaires, toutes différentes, mais formant une seule et même couverture sombre, des branches qui font bloc dans l’espace, comme une rangée de dominos ou une armée de lianes, avec en perspective la cime fantasque des bambous de la cour où avait jailli autrefois le cri de douleur du frère. Il est tout petit quand il marche. Il ne se tient pas droit. Il oscille un peu. On lui reproche souvent d’être bancal. On le menace. On le gronde. S’il le faut on lui mettra un balai dans le dos pour qu’il se redresse. L’air atterré, il tourne dans la rue des Frères. Il y a là le marché des Halles, tout près du cinéma qui longe le parking qui a remplacé le parc. Ils s’y promenaient souvent avec leur père. Il portait aussi un pardessus râpé, comme dans la chanson. Il s’obstinait à vouloir le mettre tous les jours avec de vieilles bottines fourrées en cuir noir. Il tapait le sol des centaines de fois dans la journée pour retirer la terre de dessous ses chaussures et c’était un vrai passe-temps de le regarder faire. Parfois sur l’un des bancs du parc, il se déchaussait et pouvait inspecter le bout de ses pieds plusieurs minutes durant, devant ses fils fascinés par ses orteils qu’il tordait ou aplatissait comme du caoutchouc. Puis il remettait ses godasses et il sortait de sa poche son opinel pour retirer la terre séchée de ses semelles. C’était son premier travail avant le pétrissage, le moulage ou le façonnage. Il arrosait. Il bêchait. Il élaguait. Le parc est une vaste dalle de béton désormais, avec des lignes blanches tracées au sol pour symboliser l’emplacement des véhicules. Il ne reste plus à sa contemplation que ce qui est invisible et insaisissable. Il passe toujours par l’arrière de la maison. Il entre dans la cour comme un ridicule petit Tarzan qui se serait égaré dans une jungle.

A propos de Camille Bréchaire

Camille Bréchaire vit et enseigne la littérature à Angoulême. Il lit et écrit dès qu’il le peut.