#enfances #01 | Sarraute & M. Bilit

C’est un de ces beaux soirs d’été. De ceux où le ciel, vide de nuage, laisse la lumière blanche et puissante de la lune étendre les ombres loin derrière les corps. Grand-mère m’a expliqué que la lune n’a pas de lumière et que c’est le soleil qui y reflète la sienne. Son explication ne m’a pas plu et je persiste à ne pas voir la lune comme un simple astre froid et éteint. Ces soirs là, nous sortons. Pour boire la limonade chez Eugène et Jeanine. Eugène est le frère de grand-mère. Le plus grand. Nous logeons le bois qui mène à la ferme. La terre sombre du chemin transpire la chaleur de la journée et mes pas soulèvent les parfums des pierres poussiéreuses. A cette heure Eugène et Jeanine prennent le frais sur le pas de la porte. Leur silhouette se découpe dans le rectangle de lumière jaune de la porte d’entré. Peu à peu se précise. Grandit. Nous prenons place autour de la table unique de la maison. Elle sert à tous les repas. Robuste et massive. Aussi longue qu’Eugène et Jeanine qu’ont eu d’enfants. C’est comme si j’étais assise à la table d’un roi. Une de ces tables où, dans les films, les deux convives assis chacun à une extrémité doivent parler presque en criant pour s’adresser la parole. Grand-mère parle très bas, d’un ton apaisé. Eugène l’écoute, silencieux. Mon frère aspire bruyamment le fond de son verre. Douce et prévenante, la main de Jeanine aux doigts épais et aux ongles cernées de terre, remplit mon verre aussitôt que je l’ai vidé. Un papillon de nuit volète autour de la lampe qui éclaire la table. Le verre colle sur la toile cirée. Jeanine et Eugène sont assis face à moi. La lampe éclaire seulement le bas de leur visage : la moustache d’Eugène a t elle toujours été grise ? Ou noire comme celle de papa ? Les sept filles d’Eugène sont depuis longtemps toutes parties travailler en ville. J’aurais voulu un garçon, dit Eugène. Quelques mots épars surgissent du flot de là conversations. Ils s’effacent bien vite dans les recoins sombres de la cuisine. Le sommeil me gagne, bercé par le doux ronronnement du chuchotement des voix. Et le sucre dans mes veines me tourne un peu la tête. Sur le chemin du retour, la fraicheur de l’air est une caresse fraiche et apaisante. Je marche en avant. Quelque part derrière mon dos le paon dans la cour, chante une dernière parade. L’odeur d’étable et de foin frais imprègne les joues rugueuses de Jeanine sur lesquelles je dépose un baiser. Elle m’accompagne dans la nuit. La lune accroche des ombres interminables aux marronniers de l’allée de la ferme. C’est le père d’Eugène qui les a plantés. Je marche, heureuse et fière comme si je descendais l’allée majestueuse qui donne accès aux châteaux.


L’été dure peu. A la rentrée nous avons déménagé. Notre voisin se nomme Monsieur Cordier. Je l’ai lu hier sur la boîte aux lettres. Avant hier je l’appelai le voisin. Enfin je crois que je l’appelai ainsi. Peut-être que je ne l’appelai pas du tout. Maman m’a à peine laissé le temps de lire son nom. Les lettres écrites en bleu sont minuscules et placées très haut sur les rangées de petits panneaux de bois percés d’une fente ou le facteur glisse le courrier. Maman est toujours trop pressée depuis que nous avons habitons rue du Cloître. Pourtant elle n’est plus obligée d’aller travailler à la blanchisserie. Papa gagne beaucoup d’argent au ministère. C’est pour cela que nous avons déménagé. Pour qu’il soit bien à l’heure le matin devant les grands bâtiments gris du ministère. A deux rues de chez nous. Maman à du temps. Elle ne connais personne dans notre nouveau quartier. Pourtant, dans le hall, elle me presse. Elle me tire par la main dans l’ascenseur. Injustement, m’interdit d’appuyer sur les touches des étages. Sous prétexte que je ne suis pas assez grande. Je lui tourne le dos et regarde toute la hauteur des escaliers défiler au travers de la fente, entre les deux portes. L’ascenseur sursaute, les portes s’ouvrent. Sur notre palier, odeur collante d’urine. Face à moi, monsieur Cordier, avec son chien en laisse. Il est sur le palier, devant sa porte d’entrée. Il est toujours là. Je ne l’ai jamais vu ailleurs. Je le soupçonne de guetter notre arrivée pour prendre la laisse et la décision d’aller promener son chien. Il faudra que je demande à papa à quelle race appartient son chien… Il n’est pas très beau. Monsieur Cordier non plus. Le chien aboie souvent. Ça agace un peu maman. Nous passons devant lui sans lui dire un mot.


Monsieur Kouvchevnikov est le nouveau patron de papa. C’est ainsi que papa le salue, le dimanche, lorsque nous le croisons au parc. Enfin, seulement les dimanches ou papa ne travaille pas. Et cela n’arrive pas si souvent. Papa a toujours un dossier de retard ou un compte rendu urgent à rendre. Il est au travail presque tous les dimanches. Ce nouveau travail l’épuise. Maman n’a pas l’air de s’en rendre compte. Papa n’a pas droit à la moindre petite erreur sans qu’elle s’emporte et se mette à crier. Alors, les dimanches sans travail, c’est un peu jour de fête et papa m’emmène promener au parc. Je le soupçonne d’éviter maman. Dimanche denier, ils se sont disputés tout le temps qu’à duré le diner. Maman lui reprochait de ne pas être là le dimanche. Elle a buté sur le nom du patron de papa, a bégayé puis a fini par dire: ton patron. Je pense qu’au travail, papa doit s’entraîner à prononcer le nom de son patron. Il le prononce impeccablement. En séparant bien les syllabes. Parce qu’il sait que les rares dimanches ou il ne travaille pas et qu’il m’emmène promener au parc, nous croisons son patron. Il devra lui dire bonjour et pour rien au monde il ne voudrait écorcher son nom. Monsieur Kouvchevnikov est toujoursau niveau des pelouses. Celles où il est autorisées de s’assoir, courir, ou s’allonger. Elles sont après l’immenses serre des plantes tropicales. J’adore aller promener au parc avec papa. Et j’adore traverser la serre. Il y fait très chaud et très humide. Au point qu’i est difficile de respirer. Ce que je préfère c’est le coin des plantes carnivores. Papa m’ expliqué que lorsqu’une mouche se pose sur le sommet de la plante, la feuille se referme immédiatement emprisonnant la mouche entre ses dents végétales et molles. C’est fascinant. Il n’y a jamais de mouche dans la serre et je n’ai jamais eu la chance d’assister à un tel spectacle. Nous sortons et prenons la direction des pelouses. Monsieur Kouvchevnikov joue au ballon. Si on me demandait de le décrire, par exemple si à l’école je devait écrire une rédaction sur le sujet : à quoi ressemble le patron de votre père? J’écrirai: c’est un homme rond. Comme le ballon avec lequel il joue. Il a trois enfants. Des enfants ronds. Ce dois être ses enfants. Deux ont des mêmes cheveux blonds et bouclés que lui. Le troisième est brun. (Je suis moins sur qu’il soit son fils). Il a un nom étrange et papa ouvre grand la bouche pour ne pas oublier de syllabes quand nous le croisons au parc.
En rentrant, papa s’assied un instant sur le banc de l’abribus. Pâle et en sueur. Comme une mouche qui vient d’échapper de peu aux sucs verts tendre et aux dents pointues des plantes carnivores dans la grandes serres aux vitres baignées de soleil.

A propos de Géraldine Queyrel

Vend des rêves dans la vie réelle Rêve de fiction le reste du temps. Son blog : antepenultiemefr.

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