#été2023 #03 | Dessiner des oiseaux

Photo Juliette Derimay, janvier 2021

Comme je vous le disais tout à l’heure, Jacques ne me parlait pas souvent de ses élèves, de ses activités, … En général, il considérait son travail de professeur de dessin comme quelque chose de purement alimentaire, une façon payer les nouilles comme il disait, de financer le reste de sa vie, la partie créative de sa vie, ses dessins à lui, papier crayons et le temps qu’il y passait sans s’occuper du reste, assurer sa part de participation aux besoins de la famille, la partie matérielle.

Mais comme je vous le disais, je me souviens très bien de John, parce que lui a été un élève très particulier de mon mari. Jacques l’a pris au départ comme on accepte n’importe quel élève au mois de septembre, pour l’argent et presque de mauvaise grâce. Il devait avoir une dizaine d’années, je ne me souviens plus exactement en quelle année il a commencé à venir ici pour les cours. Il disait qu’il aimait dessiner, mais qu’il aimait seulement dessiner les oiseaux. Dès le début il voulait dessiner les oiseaux et rien d’autre et ça énervait Jacques parce que mon mari avait ses petites recettes pour apprendre le dessin aux enfants, il avait ses cours prêts et il n’investissait pas beaucoup de temps dans la création d’autres cours, et même rarement dans l’amélioration de ceux-ci, les cours étaient une obligation, parfois une corvée pour Jacques. Enseigner n’était pas sa vocation. Mais comme je vous le disais, John, dès le départ rechignait à dessiner autre chose que des oiseaux, il fallait toujours que Jacques lui explique quelle technique de dessin ça allait lui permettre d’améliorer. Mais il le faisait presque avec enthousiasme pour lui. Comme je vous le disais, ils se sont très vite attachés l’un à l’autre. John était doué et Jacques se retrouvait un peu dans ce gamin têtu et déterminé dont les autres se moquaient à cause de son prénom et de ses longues heures passées seul dans la forêt et dans la nature autour de chez nous, dans les montagnes plus tard, pas bien à l’école non plus puisqu’il ne voulait, déjà à ce moment-là, pas faire grand-chose d’autre que du dessin. Pas bien dans ses études, pas bien dans sa famille aussi. Comme je vous le disais, la famille de John a très vite cessé d’être une famille., sa mère était quelqu’un de très spécial, elle était très belle, mais un peu volage. Certains disaient qu’elle avait la cuisse légère comme on disait de mon temps, mais je n’aime pas beaucoup cette expression, c’est quand même un peu vulgaire, vous ne trouvez pas. Enfin, elle n’est pas restée longtemps au village, à peine quelques années, ensuite les parents de John ont divorcé quand il avait à peine deux ou trois ans et elle est partie s’installer en Angleterre avec un homme qu’elle avait rencontré en ville où elle allait travailler tous les jours. Elle a laissé John et son père et beaucoup de doutes quant à l’identité du vrai père de l’enfant d’ailleurs, car John était blond et son père très brun. Mais laissons cela, ce ne sont sûrement que des ragots, comme je vous le disais. Son père était charpentier, il travaillait très bien, et travaillait beaucoup, il n’était pas souvent à la maison et John a très vite appris à se débrouiller seul pour à peu près tout, mais quand il pouvait, son père emmenait John dans la forêt, dans la montagne, il l’emmenait voir les animaux, observer les étoiles, camper avec la tente, parfois même sans la tente, à la belle étoile. Le père de John ne s’est jamais remarié. Même si la rumeur lui prête quand même quelques béguins à droite et à gauche, le père et le fils ont toujours vécu seuls, tous les deux dans la maison là-bas, celle qui est derrière le grand noyer au bord du chemin. Comme je vous le disais, son père est mort quand John avait à peine seize ans, il est tombé d’un toit. Alors jusqu’à sa majorité, John a dû aller vivre avec sa mère et son compagnon du moment, dans les Hébrides je crois, ces îles écossaises qui font le bout du pays avant l’océan Altlantique, la dernière terre avant l’Amérique. Pendant ces deux années, comme je vous le disais, John n’allait plus beaucoup à l’école et ça a été une grande source d’ennuis avec sa mère. En revanche, il a toujours écrit à Jacques, lui envoyait des dessins, des croquis, des esquisses, Et Jacques le conseillait en retour, ils discutaient techniques, perspectives ou matériel dans de longues lettres que j’ai gardées, comme je vous le disais, tout ça est dans un carton dans le petit chalet là-bas, à côté du grand cerisier. Comme je vous le disais à la mort de Jacques, j’ai eu de moins en moins de nouvelles de John. J’ai su qu’il était entré en France et qu’il avait vite arrêté les études pour travailler comme garde dans une réserve naturelle en Bretagne où les oiseaux sont protégés. Mais comme je vous le disais, il y a un moment que je n’ai pas reçu de lettre. Il écrivait encore des lettres en papier, souvent avec des dessins, toujours des dessins d’oiseaux, ou des dessins d’arbres, de rochers, de mer, mais toujours un oiseau quelque part. Comme je vous le disais, je me doutais qu’il lui était arrivé quelque chose. Jamais John n’avait manqué de m’envoyer un petit mot, souvent même un petit quelque chose, un dessin, une jolie photo ou une babiole pour Noël et pour mon anniversaire. Et cette année, rien. Sa dernière lettre date du mois de mars de l’année dernière, tenez, elle est ici. Il parle de quelqu’un qui vous ressemble un peu

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.