#été2023 #05 | Sur le champ

Il n’a pas fallu le lui dire deux fois : la plus grande bibliothèque municipale du Royaume à sa porte – ou quasiment, au marché de l’horloge à côté pas loin – et pas réalisé jusque là qu’il s’agissait d’une bibliothèque une bibliothèque ! Le parc l’herbe verte envie de la fouler aux pieds sentir le frais une micro fraction de seconde peut-être, les gouttelettes invisibles mais présentes s’écrasent en particules fraîches, c’est l’appel du pied l’appel de l’eau, et les rayonnages qu’elle imagine une fois la porte franchie. Monumentale la porte à hauteur de ce qu’elle est capable d’imaginer comme plaisir comme jouissance d’entrer dans ce lieu protégé la succession des rayonnages la lumière qui infuse elle imagine à l’intérieur comme le compteur ami du jour qui décroît à l’appel du muezzin sur la table lissée de bois épais et sombre comme la forêt qui se dresserait devant elle de livres reliés épais un peu comme le bois de la table, le bois d’un navire ébène qui l’emporterait – ou la ramènerait – vers le pays qui l’habite poussant de ses racines sourdes les branches à élaguer des vies vécues, ou à vivre encore — c’est pourquoi la voix la sonne d’un coup comme une masse à peine a-t-elle pénétré dans le parc – même si elle ne comprend pas ce qu’il lui dit elle comprend qu’elle ne peut pas entrer, qu’elle ne pourra pas entrer peut-être même jamais entrer bras en l’air figé de surprise brutalement dans l’impulsion qui la portait vers l’avant en une marche décidée : la plus grande bibliothèque municipale du Royaume, et les rayons lisses et les reliures dorées couvertes de lettres de calligraphie de la belle écriture des songes des écheveaux tissés par les écrivains encore vivants d’avoir écrit, gouttelettes de vie invisibles mais présentes qui s’écrasent en particules denses – danse sous la langue des mots qui ont survécu – puis la main du garde sur son bras, il a peur pense-t-elle qu’elle ne cherche à avancer encore à se rapprocher de la porte monumentale ouverte sur un péristyle très haut où circule le vent où se dépose le sable teinture ocre des jours autour de la bâtisse gigantesque et muette – statufiée elle est à sa surprise livrée à l’indicible, la langue n’a jamais autant été une barrière, comment lui dire juste entrer juste comment juste les horaires ? elle a tout faux, le regard est inflexible c’est non c’est demi tour on ne plaisante pas avec ce type de regard –مافي مشكل machi mochkil elle sait dire, pas de problème. Elle fait demi- tour,

il s’interrompt pour la regarder s’avancer d’un pas décidé les Européennes marchent comme ça à grands pas, elles ont l’air de toujours savoir où elles vont elles ont l’air de toujours décider où elles vont et comment. C’est rare d’en voir dans les parages. Celles qu’il voit vont au marché de l’horloge juste à côté. Pas souvent à pied. Elles ont leur propre Dacia ou arrivent en taxi. Il y a un problème avec l’arrosage, des tuyaux bouchés par le sable et les pétales de bougainvilliers tombés d’un seul coup, c’est pas normal même s’il y a du vent il faut qu’il vérifie trouve les tuyaux bouchés le parc doit rester intact comme neuf comme quand le bâtiment a été terminé, blanc et reflet des grandes vitres des deux tours coniques, c’est beau il a presque l’impression d’être devenu quelqu’un d’un peu important parce que c’est lui qui s’occupe du parc il y dort il y vit il y a sa place dans la ville et elle et les gens comme elle quelle est leur place dans la ville quelle est sa place à elle qui voudrait bien rentrer on dirait dans le plus grand bâtiment vide de la ville c’est pas important qu’il soit vide parce que c’est important qu’il soit là la ville grossit s’enfante génère du parpaing des compteurs électriques en longues rangées monocordes gagnées sur le sable qui se venge en tourbillonnant dans l’air et l’air est jaune le ciel très loin derrière l’empilement des nuages du sable – mais dans le parc de la bibliothèque l’herbe est toujours verte et les arbres aussi douchés trois fois par jour dans le silence des murs de la grande bibliothèque vide – bientôt inchallah il y aura des livres à l’intérieur c’est ce qui se dit depuis un moment déjà il était encore à l’école quand on a commencé à en parler des livres qui allaient bientôt arriver – elle a eu l’air surprise ne s’attendait pas à la main du gardien sur son épaule et de surprise elle a levé un bras elle a dit stop mais c’est le gardien qui lui disait stop elle a mis un peu de temps à comprendre elle ne parle pas la langue d’ici sans doute pense peut-être que tout le monde ici parle la sienne. Elle fait demi-tour.

A propos de Isabelle Dartiguelongue

Prof de français, je parle chinois aussi, et j'aime quand les deux langues se catapultent. Prof de FLE aussi. J'aime les mots, et courir, et danser - et ici, à Tiers Livre, c'est la valse des mots, les miens, les vôtres. Me sens chez moi, même si très souvent en voyage.