#été2023 #10 bis | la conversation

—  Pendant que tu te reposais, j’ai sorti tous les carnets. Il n’y a pas assez de place sur la table alors j’ai préféré les poser sur le tapis…
— Il y a une boîte. Des carnets, une boîte, des carnets.
— Oui, c’est un magnétophone.
— Un gramophone ?
— Comme le gramophone du Sérail, mais plus moderne.
— Elle t’a parlé du gramophone du Sérail ?
— Oui. Bien sûr. Et de la danse avec toi. Elle en a acheté un identique, avec les disques que vous aviez là-bas. Elle le faisait jouer pour mon plaisir quand j’étais petite… Et puis plus tard, elle l’écoutait tout bas, la nuit.
— Ah. Elle se souvenait ?
— Oui.
— Elle se souvenait jusqu’au bout ?
— Oui. Comme toi.
— N’ai pas une très bonne mémoire à ce qu’on m’a dit.
— Je le ferai jouer pour toi.
— Quand ?
— Tout à l’heure. Bientôt. Regarde les carnets. Je les ai disposés dans l’ordre chronologique, quand c’était possible.
— Pas toujours le meilleur choix.
— Pourquoi ?
— Le temps boucle…
— Tu vas m’aider à comprendre.
— Le temps ?
— Oui l’ordre du temps.
— Il n’y a que du désordre…
— Eh bien… Tu vas m’aider à trouver le meilleur désordre possible.
— Pourquoi faire ?
— Pour raconter l’histoire.
— N’ai pas une très bonne mémoire.
— Je t’aiderai
— Mais aussi, n’étais pas toujours là.
— Essayons tout de même. On ne risque rien à essayer. C’est comme un tricot. On peut le faire et le défaire et le refaire.
— Bon. Alors, ça va.
— Le carnet le plus ancien, c’est le journal du médecin de la caravane…
— La caravane… Le français à l’envers ? … Monsieur* ?
— Non, l’autre, le jeune écossais, le docteur Grey…
— Ne me souviens pas de lui.    
— … Mais c’est lui qui a soigné Selim.  
— C’est la Soigneuse qui soigne Selim.
— Non, avant. Avant ma grand-mère. Il n’y a que toi et lui. Osmin et Selim.
— Au début, il n’y a même pas de Selim, seulement Osmin et le corps dans le tapis.
— Mais, comment savais-tu qu’il s’appelait Selim.
— Pas su. J’ai décidé. Pour qu’il guérisse. Et c’est Monsieur qui a soigné Selim.
— Non. C’est le Docteur Grey. Monsieur ne soignait que les chameaux.
— Monsieur soignait les chameliers aussi.
— En tous cas tu te souviens de Monsieur.
— Monsieur oui. Gris non.   
— Le Docteur Grey, lui se souvient de toi, tu verras.
—… Mains de femmes… le Français à l’envers…    
— Oui ! Le médecin a écrit ça : des mains de femmes. Tu trouvais toi aussi que Monsieur* avait des mains de femme… ?   
— Des mains de femme, oui. Comme ça, le souvenir net.
— C’est parce que c’était une femme.
— Monsieur * ? Le docteur des chameaux ?
— Elle portait des habits d’hommes, mais c’était une femme. Elle pouvait voyager comme ça.    
— Ah.
— Selim Bassa a su que c’était une femme.
— Bon. Alors ça va.
— Mais les autres l’ignoraient.       
— Le docteur des hommes écossais ne savait pas ?    
— D’abord il ne le savait pas non plus, puis il a fini par l’apprendre.    
— Comment ?        
— Je te le raconterai.
— D’accord. Maintenant.  
— Je préférerais te montrer l’ordre…
— L’ordre c’est : maintenant, l’histoire de Gris qui découvre une femme.
— Elle est venue le voir.  
— Où ?  
— En Écosse.
— C’est loin.     
— Oui. Monsieur a beaucoup voyagé, comme toi. Et puis, un jour des années après la caravane elle est allée voir Gris chez lui, en Écosse.    
— Bon. Alors ça va. En Écosse. Qu’est-ce qu’elle dit ? Bonjour, je suis une femme ? Ou il a deviné en Écosse ?
— Elle s’est déshabillée devant lui.
— Elle est venue le voir pour qu’il la voie toute nue ?
— C’est comme ça qu’il a su que Monsieur* était une femme… Ça te fait rire ! 
— Oui. Tu lis les pensées ? (Il cache sa tête dans ses mains)
— Non ! Calme-toi. Je ne lis pas les pensées. Je le vois dans tes yeux. Ça lui plairait de te voir rire de son bon tour. Elle a souvent pensé à vous : le Grand et le Rusé…     
— La doctoresse des chameaux t’a donné ses pensées ?
— Je suis trop jeune pour l’avoir connue.
— Comment tu sais alors ?
— Je l’imagine.
— Comme une conteuse ?
— Non, pas tout à fait. J’ai l’impression de la connaître, parce que l’ai entendue…
— Mais tu dis : tu ne l’as pas connue
— J’ai entendu sa voix qui racontait ses pensées.
— Tu entends des voix ? Moi aussi, des voix.
— Comme la voix du thé, tout à l’heure ? 
— Oui. Mais c’était bien pire avant.
— Avant quoi ?       
— Avant Vienne et avant la Karašica.
— Qui est-ce ?        
— Une rivière qui prévient. Et Selim Bassa voulait toujours me rapprocher de l’eau et la Soigneuse aussi.
— Ma grand-mère avait une théorie bien à elle en ce qui te concerne. Depuis que tu es là, je la comprends mieux.        
— Elle avait des idées autrement, la Soigneuse.
— Oui.  
— La Soigneuse a émis l’hypothèse suivante : c’est peut-être grâce à la méchanceté scrupuleuse des seconds couteaux qui l’avaient roulé si serré dans le tapis, que Selim a pu rester en vie. Cet ultime garrotage tenant ensemble tout ce qu’ils avaient au préalable consciencieusement éclaté, bousillé, massacré à l’intérieur tandis qu’ils défiguraient sa belle jeunesse.
— Tu parles comme un livre tout d’un coup…
— C’est parce que j’ai entendu dire ça.
— Par qui ?
— Ne me souviens pas. Souvent.
— Tu voudras entendre la voix de la docteure des chameaux ? Ce qu’elle raconte de toi et de Selim Bassa ? Ses pensées ?         
— Pas sûr.    
— Ce n’est pas dangereux. 
— Elle parle de Selim Bassa ?         
— Oui !       
— Elle sait où il est… ?  
— Pas sûr !
(Il rit)
— Tu ris quand je parle comme toi ?
— Tu fais la voix d’O.  Tu es douce. Où est la voix des pensées de la docteure des chameaux ?
— Sur une bande. Dans la boîte, entre les carnets. Ils enregistré ça quelques années après la guerre… 
— Quelle guerre ?   
— La Seconde.
— Pas sûr.    
— Ce n’est pas une blague.
— Tu ne te souviens pas de la guerre ?
— ça n’arrête pas la guerre, ici ou là.
— La Seconde Guerre mondiale !
— Quand ?   
— De 1939 à 1945. Quelques années après ton départ de Vienne.
— Quelle fois ?       
— La dernière fois.  
— Quand je suis resté parti ?        
— Oui. Une longue guerre. Terrible. Des millions de morts. Dans toute l’Europe. Tu ne t’en souviens pas ?    
— Ah oui. Me suis endormi près d’un lac… ça ne va pas ?
— Ce n’est rien. Ce n’est pas grave. Tu as bien fait. Grand-mère aurait préféré ça. Elle était si inquiète pour toi. Regarde, là, dans les carnets bleus, ce sont ses récits, les récits de Baba, ma grand-mère. Tu vois, c’est mon écriture et celle de ma mère, elle n’a jamais pris le temps de s’asseoir à une table. Nous avons pris sous sa dictée, parfois, et ajouté de mémoire.
— Et dans les noirs ?
— C’est le témoignage du Chiffre. Il est venu nous visiter au Liban quand j’étais enfant. Il avait regroupé un grande partie des traces de la diaspora du Sérail : des cartes postales, quelques lettres, des articles de journaux, les convocations du Cercle C…
— Cercle C ?
— Ce n’est rien de bien intéressant. Un numéro d’illusionniste monté par Selim et le personnel pour brouiller les pistes.
— Pour perdre O. ?
— Oh non. Tout le monde t’attendait, toi. Regarde, ici, dans le carnet jaune, ce sont tous les indices qu’ils mettaient de côté à ton sujet. Chaque fois qu’ils entendaient parler d’une chose qui te ressemblait, chaque fois que tu apparaissais dans un de leurs rêves. Regarde ! Tu peux les prendre dans tes mains. Tu peux les feuilleter.
— Et les carnets d’or sur la table ?   
— Ça, c’est la vie que j’ai imaginée. La vie que je t’ai imaginée quand je suis arrivée au bout des souvenirs de Baba. Ton voyage, Osmin. Ton voyage jusqu’à moi.
— Ne me souviens pas.
— Tout va bien.
— C’est fini, alors.
— Non.
— Tu ne sais pas faire la fin ?
— Je ne voulais pas. Et te voilà, à présent, alors je ne peux plus.
— Imagine une… pour rire dans les yeux.
— Pas sûr.
— Bon, ça ne compte pas, alors ça va.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com