#Faire un livre #Prologue Rivières et ravines

J’ai demandé à Tonton Odilon de me raconter les rivières. Nous sommes seuls dans la maison à Bergette. Lui dans le jardin, moi dans mes cahiers. Nous parlons peu. Le chat Féfé dort à mes pieds. Tonton Odilon dit que les chats ça guéri. Il faut le laisser et ne pas le chasser. Est ce que j’ai besoin de guérison? J’ai peur des chats. Comme Rosine. Il le sait. C’est sa manière de montrer sa gentillesse. Il veut me guérir de ma tristesse. Alors je tolère Féfé tant qu’il ne me touche pas. J’ai fini par aimer sa présence sur mes chaussures, sous la table quand j’écris ou sur le lit toujours à distance suffisante pour m’apprivoiser doucement. Pour me montrer gentille moi aussi, j’ai demandé à Tonton Odilon les noms des rivières de Petit-Bourg. Il a grommelé qu’il n’avait pas le temps pour les choses inutiles et qu’il avait le jardin à s’occuper.
Je ne mange plus. Je passe mon temps dans la chambre, sur le lit, avec le chat à mes pieds, à remplir mes cahiers de listes de toutes sortes. J’ai commencé par la liste de ce qu’il faut que j’emporte. Des photos, des livres, des cartes postales, le chapelet de ma mère, un vase, un mug que je lui avais ramené de la Jamaïque. Je ne sais pas comment faire le deuil. Guylaine est au Moule chez Violetta, avec ses enfants, alors qu’il n’y a même pas de cyclone. Elle a déclaré que la maison de Rosine était pourrie. Comme ce sont les grandes vacances, j’imagine qu’elle se posera la question de la scolarité de ses enfants à la rentrée. A la rentrée, la maison de Rosine ne sera plus pourrie. A moins qu’elle ne finisse par obtenir un logement social. Étonnant que Violetta ait accepté. Je sais qu’elle préfère la solitude et se tenir loin de la famille sauf en cas de catastrophe. Nous avons vécu une catastrophe. Nous voila orphelines Guylaine et moi de père et de mère. Défunt-papa. défunt-maman? Rosine s’appellera toujours Rosine. Elle n’aura pas d’autre nom. Je ne veux pas qu’elle ait d’autre nom. Nous ne dirons pas Défunt-maman.
Je ne sais pas quoi faire de mon corps en catastrophe. Ma tête est lourde et me fait mal comme s’il y avait trop d’eau dedans. J’ai cette obsession des listes et de l’eau. Les larmes coulent toutes seules. Je pleure ma mère morte, et j’ai honte parce que je pleure aussi Paul. C’est un autre deuil. Un deuil de plus. Un deuil secret. Un deuil tabou. Il n’est pas venu, ni à la veillée, ni à l’enterrement. Nous n’étions pas un couple. Un deuil de plus. Deux deuils, et pourquoi pas trois? Le deuil de ma vie parisienne? Qu’est ce que j’irai faire là bas? Le deuil de ma vie en Guadeloupe? Est ce que je peux vivre ici? Paul est en Guadeloupe, de passage. Pas un appel, rien. Je le sais parce que je l’ai entendu à la radio. Il parle d’un travail qu’il n’a pas fini. Il n’a pas peur d’échouer. A sa place je serai percluse de superstitions. Je ne parlerai de rien à personne tant que le spectacle ne serait pas monté. Mais il a besoin d’argent pour financer ses recherches, alors il doit bien leur vendre quelque chose aux institutionnels. Il est en résidence avec des danseuses et des musiciens, un plasticien aussi je crois. Donc il passe à la télé et je l’ai vu aussi sur le journal, pour dire merci aux institutions qui permettent à un créateur de créer. Je veux qu’il échoue. Il n’a rien compris au gwoka. Il veut mettre sur scène, en scène quelque chose qui se vit et ne se représente pas. Bien sûr il ne pouvait pas me demander. Je suis en deuil. Je suis en colère. Est ce le moment de rompre ? Est ce que c’est le moment d’aller danser? Je déteste mes cahiers. Je pense qu’avant de quitter cette île je demanderai à Tonton Odilon de faire un feu pour y jeter tous mes cahiers, toutes mes plaintes, toutes, toutes mes fautes, toutes mes erreurs, tous mes péchés. Qui dirait tous mes péchés? Violetta dirait toutes mes audaces si elle voulait me faire plaisir et se montrer gentille. Mathilde dirait toutes mes incertitudes avec tendresse, elle ajouterai toutes mes fragilités. Rosine dirait toutes mes questions et Guylaine dirait tous mes péchés. C’est elle qui dirait péché. Tonton Odilon ne dirait rien. Il dirait, trouve un travail à faire. Violetta aussi dit ça: trouve un travail Ornella. Les deux ont survécu à Rosine. C’est elle qui est morte d’un cancer du foie. Ils étaient les plus coriaces. Je n’ai pas de souvenir de leur mère. J’ai entendu seulement comme elle était dure avec ses enfants. Ils l’appellent Elé, diminutif de Eléonore. Héler. Dans le dictionnaire de Félicité héler signifie : Appeler à l’aide d’un porte-voix, interroger l’équipage d’un navire, d’une embarcation.
Tonton Odilon est resté dans l’encadrement de la porte pour débiter la liste des rivières du Petit-Bourg.
J’ai noté sous sa dictée :
Petite rose, la Palmiste, rivière Moustique, Petite lézarde, Zandoli, Beaucheval, Tambour, ravine Déjeuner, Torvette, Onze heures, ravine Gras, Nicolas, Palmiste. Il y a la Palmiste et il y a Palmiste. Bras David, Corossol, rivière aux Ecrevisses, rivière Kwik, Favard, Petite Palmiste, ravine Galette, ravine Ajette. Ravine Deux bras.
Non je ne les ai pas toutes faites. Les ravines ne sont pas interessantes. Elles ne sont pas propres.
Ravine Saint Nicolas. Ravine Galette, c’est à Bergette.
Ravine Mahault, Couleuvre, Madame. La ravine Hurel. Elle est longue. Je n’aurai jamais dit ça.
La grande rivière à Goyave. Elle commence à Petit-Bourg. Ravine Blanche, Kamargo, Débouché, Baron, Modo, Lapin. Ravine Noue.


A propos de Gilda Gonfier

Conteuse, paysanne, sauvage. Voir son site 365 oracles.