Finis ton assiette ou je téléphone au camion

L’enfant ne bouge pas, il est assis sur le banc, il a les bras croisés, il regarde droit devant lui la vitre du four où son reflet noirci boude autant que lui. Jamais il n’y touchera, c’est exclu, il ne peut pas avaler ça, rien que l’odeur ça lui fout la gerbe, non maman, je ne veux pas, non maman, c’est pas bon, j’aime pas, non maman, c’est plus fort que moi, je peux pas. La maman s’est levée. Elle est toute rouge. Dedans, ça bouillonne : c’est pas un gamin qui fera la loi, il la mangera, son assiette, comme les autres, qui ont bien pris soin de ne pas laisser le moindre grain de riz tant ils ont peur de ce qui va suivre, parce que quand la maman se lève et qu’elle est rouge comme ça, c’est qu’elle va aller au téléphone et qu’elle va dire puisque c’est comme ça et la voilà qui décroche le combiné juste à l’entrée de la cuisine. Elle est debout dans le cadre de la porte avec le téléphone à la main et les enfants ont tourné la tête vers elle, même le gourmand s’est tourné, il est terrorisé, il observe la maman avec effarement et il a empoigné sa fourchette, par précaution, parce qu’il sait ce qu’elle va dire, la maman, l’histoire du camion, comme quoi elle connaît un monsieur qui a un camion et qui va jusqu’en Afrique avec son camion et qu’il peut très bien prendre l’enfant qui refuse de manger dans son camion et l’échanger contre dix petits noirs qui meurent de faim et qui feraient pas tant de manières pour finir leur assiette, eux. L’enfant a planté sa fourchette dans le morceau de viande et il attend. Dépêche-toi ou bien j’appelle. Très vite, l’enfant enfonce le tout dans sa bouche et il avale sans mâcher pour pas sentir le goût. La maman boucle le téléphone. Les autres enfants sont soulagés. Ils ont le droit de sortir de table. Tu vois que c’est pas si difficile que ça. La maman renonce à ce que l’enfant finisse. Il a goûté, c’est déjà bien, il a pleuré aussi et elle le console, l’histoire du téléphone, c’était pour de faux, mais les enfants ne le sauront que bien des années plus tard. Quand la maman téléphonait au camion pour de vrai, c’était au camion Thiriet pour commander le poisson et les glaces et c’était à cause de la voix du vendeur à l’autre bout du fil, une voix sensuelle qui donnait envie d’acheter du surgelé à n’en plus finir, quitte à en gaver les enfants qui de toute façon mangeront, à cause de l’autre camion, alors va pour encore une barquette de plus, merci monsieur, à bientôt monsieur. La maman est toute rouge en bouclant, mais ce n’est plus de colère.

A propos de Vincent Francey

Enseignant, chanteur et clarinettiste amateur, je vis dans la région de Fribourg, en Suisse, et suis passionné de lecture et d'écriture depuis toujours, notamment via mon site a href="https://www.lie-tes-ratures.com/">lie tes ratures mais aussi sur un blog né à la suite de l'atelier d'été sur la ville : fribourgs.com. Auteur d'un livre autoédité, Je de mots, dictionnaire intime, je suis également présent sur YouTube pour, entre autres expérimentations, y parler de mes lectures.

6 commentaires à propos de “Finis ton assiette ou je téléphone au camion”

  1. Ah ces menaces autour de l’assiette, aïe celle
    La on me l’avait jamais faite ! Drôle et tragique, premier sourire de la journée, merci 😊

  2. à moi non plus (mais des heures coincée à la table avec la vie et les jeux autour de moi et un morceau de jambon cru dans la bouche)
    et la jolie langue qui coule avec juste des tournures qui évoquent l’enfance